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Dans la revue XXI, n°7, été 2009
Tourner la page : Pourquoi je suis partie
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Personne ne m’a envoyée ni en Palestine ni en Sibérie. Je m’y suis propulsée seule et sans grands moyens à un âge où communément les femmes découvrent l’art d’être grand-mères. Il fallait pour partir dans ces lieux réputés hostiles des motifs puissants sur lesquels je vais tenter de m’expliquer.

Du journalisme, j’avais une certaine expérience pour l’avoir pratiqué et enseigné pendant quinze ans, mais jamais en « grand reporter ». Comme écrivain, j’avais débuté sur le tard et par deux livres aux antipodes du reportage. Enquêtant dans le chaos de ma propre vie, j’avais essayé d’en démêler quelques fils : il y avait là de l’autobiographie, de l’autofiction, des souvenirs examinés sous une lumière assez crue. A contre-oubli, mon premier livre, a beaucoup remué ma famille. Réactions légitimes : après tout, les personnes que j’évoquais n’avaient pas demandé à devenir des personnages. Moins légitimes : j’évoquais ma mère morte lorsque j’avais huit ans, j’en avais bien le droit. Mais sans trop y prendre garde, j’avais violé un secret de famille. Il se leva une tempête impossible à apaiser et qui dure encore, quoique mon père – en principe au centre de cette histoire tragique – soit mort entre-temps.

J’ai tenu pour moi-même la chronique des trois années tourmentées qui suivirent la publication. Mon père était vieux et se savait très malade. A l’insu de sa femme qui ne me recevait plus à la table familiale, il me fixait des rendez-vous dans des cafés. Le temps nous était compté pour vider notre très vieille querelle. Dans nos dialogues tendus il y eut des faux-semblants et des dérobades mais aussi des fulgurances d’amour, de vérité, de songerie. De cette matière romanesque immense, je ne savais quel parti tirer. Ce manuscrit intitulé Ma part d’héritage, je l’ai fait lire à des amis écrivains qui l’ont lu avec gourmandise. Ils en redemandaient. Par égard pour les vivants, je ne pouvais le publier. Mon travail d’écrivain était dans une impasse et le climat familial irrespirable. Plus trivial : ma mission de cinq ans au ministère de la culture touchait à sa fin ; il me fallait trouver un nouvel emploi.

Je me suis faite « écrivaine voyageuse » pour prendre du champ, échapper un temps aux abîmes de l’écriture autobiographique. A y regarder de plus près, je ne m’en suis pas tant éloignée. Lorsqu’on m’invite à parler en journaliste, en spécialiste, en témoin du monde , je grince intérieurement, j’ai envie de dénoncer un malentendu. Certes, j’ai beaucoup appris sur les pays où j’ai voyagé et le lecteur de reportages peut trouver dans mes livres de quoi satisfaire quelques curiosités mais c’est d’abord pour mon propre usage que je parcours le monde. Je n’ai pas encore trouvé mieux que le travail d’écriture pour y comprendre quelque chose et y trouver ma place. Lui seul permet d’approcher les énigmes qui me touchent de plus près.

Je rêvais d’un long hiver en Russie, rêve d’enfant : à l’âge de dix ans, en entrant au lycée j’ai commencé à apprendre le russe. J’étais allée plusieurs fois là-bas du temps de l’URSS, d’abord en touriste communiste, puis en touriste ex-communiste, mais toujours en visiteuse qu’on promène en laisse. Il me tardait de profiter de l’ouverture relative du pays pour passer de l’autre côté de la vitrine.

En septembre 2003, alors que j’étais enfin libre de partir, poussée par un sentiment d’urgence, j’ai choisi la Palestine. Depuis l’attaque des Twin towers, le monde arabe avait remplacé l’URSS dans le rôle du méchant et Israël profitait de la croisade mondiale anti-terroriste pour écraser tout ce qui lui résistait dans les territoires occupés. L’Autorité palestinienne était en miettes et Yasser Arafat assiégé dans les bâtiments de sa présidence. J’espérais faire œuvre utile, moi qui jusque là ne m’étais jamais engagée dans aucun comité pour la paix, encore moins pour les Palestiniens. Juive, laïque, de gauche (on pourrait aligner d’autres qualificatifs), je voulais croire en une solution au conflit qui fût bonne pour les deux parties, qui fît triompher la justice contre la force.

Je ne savais pas du tout ce que j’allais trouver en Cisjordanie, quel accueil on réserverait à une visiteuse que personne n’avait invitée ni parrainée. Je n’avais pas à proprement parler un « angle », une portion délimitée de la réalité qui m’intéressait. Je voulais voir ce qui se faisait là au nom du peupe juif – sous l’emblème omniprésent de l’étoile de David. Sans contrat ni attache, j’étais libre d’inventer les fins et les moyens. A Ramallah, j’ai tout de suite découvert ce que cela fait de vivre sous l’occupation, de dépendre entièrement d’un pouvoir militaire pour la moindre formalité, d’être soumis à l’arbitraire du premier soldat venu, traité chez soi en étranger indésirable. Les événements qui faisaient alors la une de l’actualité – constitution d’un nouveau cabinet palestinien, « accords » de Genève, attentats-suicides – s’inscrivaient tous sur cette toile de fond. C’est elle que j’avais sous les yeux, elle qu’il fallait peindre. Je n’avais besoin pour cela d’aucune accréditation, d’aucun passe-droit. Il suffisait de partager la vie quotidienne de mes voisins palestiniens.
Je louai un appartement dans le centre de Ramallah. Le voisinage s’en étonna d’autant moins que les locataires précédents étaient aussi des juifs étrangers, un couple d’intellectuels britanniques. La plupart des routes étant bloquées par les check points, la population tournait en rond, en état de siège. Les gens avaient grand besoin de parler, il suffisait d’écouter. Le fait que j’étais juive n’était pas un obstacle pour eux, bien au contraire : ils espéraient que mon témoignage serait pris au sérieux.

Internet permettait de passer par-dessus les murs. J’ai envoyé mes premières chroniques par e-mail à une vingtaine de correspondants, dont beaucoup d’amis juifs. Leurs réactions m’ont encouragée à persévérer. Jusque là, ils s’étaient retenus de mettre un contenu précis au mot « occupation », ils s’étaient interdit d’imaginer ce que pouvait être une armée d’occupation juive, chose bien plus inconcevable qu’un mouton à cinq pattes ou un cygne noir. Juifs, nous étions nés du côté des opprimés, des pourchassés. Français, nous avions mission d’apporter au monde les lumières de la raison. A Ramallah, j’ai perdu cette innocence de principe, j’ai appris à penser autrement, et je l’espère plus juste. J’ai rencontré des gens magnifiques dans leur résistance de chaque jour, dans leur obstination à espérer. Mahmoud Darwish le dit bien mieux : « « Résister c’est s’assurer de / La bonne santé de ton cœur, de tes testicules / Et de ton mal enraciné : / Le mal d’espoir. » . On emporte dans sa musette une question pour élève de Sciences politiques, on revient avec des questions de philosophe ou de poète, de celles qu’une vie entière ne suffirait à épuiser. La conscience du tragique m’est venue de surcroît.

C’est au fond ce que j’attends d’un voyage – visite à la face cachée de la lune - qu’il me guérisse de mes aveuglements. Jusqu’à mon voyage de 2004 en Russie, je m’étais tenue bien loin du goulag. J’avais peu lu et jamais entrepris quoi que ce soit pour rendre justice aux victimes du stalinisme. Depuis, j’ai longuement arpenté les décombres de l’Union soviétique et longuement les lieux de ses plus grands crimes, Kolyma, Solovki, Carélie. Mais d’un pas assez léger. Certes j’avais été communiste et seul le hasard de ma date naissance m’avait évité de compter parmi les bourreaux. Mais ces crimes étaient anciens, quasi oubliés. En proie aux soucis du présent, les Russes avaient d’autres chats à fouetter. Au reste, avec le recul, ils reconnaissaient à l’époque communiste quelques mérites. Les gens que je rencontrais aux extrêmités de la Sibérie et du grand Nord se sentaient assiégés – par la pauvreté, l’insécurité - et eux aussi avaient grand besoin de se raconter. Ils n’incriminaient pas les communistes mais cette nouvelle société du fric et du crime qui leur avaient été imposée sous le nom de « démocratie ». Ce n’était pas « voyez ce que les vôtres nous font endurer » mais « voyez ce que les nôtres… ». Il n’y avait pas pour moi urgence à témoigner, encore moins à agir. J’ai pris le temps de m’attarder dans les cuisines, d’admirer des paysages, de fouiller dans les bibliothèques. Je me suis rendue poreuse à l’esprit des lieux, d’autant plus que je progressais en russe. Mon écriture a changé.

Parlons un peu méthode. Je voyage seule, chargée de peu de bagages, partageant la vie quotidienne des habitants qui m’accueillent. Chaque fois qu’une tierce personne s’est trouvée présente, fût-elle discrète, compétente, serviable…, j’ai senti que je manquais l’essentiel, la rencontre avec l’autre. Les romanciers créent des personnages et se glissent dans leur peau. Me sentant incapable de croire à des marionnettes dont je tirerais les fils, je n’ai jamais été tentée par cet exercice. Aucune créature sortie de mon imagination ne pourrait être lestée de ce poids d’humanité que j’ai trouvé au hasard de mes vagabondages en Palestine ou en Sibérie.

On rencontre dans mes livres beaucoup de femmes, mais ce n’est pas l’effet d’un a priori féministe. Il se trouve que sous presque toutes les latitudes, les hommes dominent la sphère publique et les femmes sont plus ou moins reléguées dans le privé. Du coup, les hommes discourent volontiers sur des généralités. Ils racontent l’histoire des autres, les femmes me racontent la leur. Si à Ramallah je m’étais contentée de parler avec des hommes, surtout ceux devant lesquels les journalistes tendent habituellement leurs micros, je n’aurais pas appris grand chose. Qui a commencé ? Qui a raison ? Que penser du Hamas ? du mur ? de Sharon ?... Pour se faire une opinion, il suffit de lire les journaux. Les femmes m’ont spontanément parlé de leur famille, de leur maison, de leurs sentiments, et souvent avec une bonne dose d’humour. En les écoutant, je pensais à Klemperer : « Mille piqûres de moustiques sont pires qu’un coup sur la tête. J’observe, je note les piqûres de moustiques. » La conversation avait lieu chez elles, au milieu des objets familiers, des portraits des ancêtres et des petits-enfants. Elles ne répondaient pas aux questions d’une journaliste, elles accueillaient chez elles une femme qui, en dépit des différences, saurait peut-être les comprendre.

Forte de cette expérience, lorsque je suis partie en Sibérie, j’ai annoncé à mon éditeur – puisque désormais j’en avais un qui m’accordait même une petite avance - une enquête sur les femmes, ou plutôt parmi les femmes. Aux raisons déjà évoquées, s’en ajoutait une autre : passés 50 ans, les hommes sont rares en Russie (l’espérance de vie masculine officiellement ne dépasse pas 60 ans). Les femmes occupent non seulement et comme partout la sphère privée mais une grande partie de la sphère publique, à l’exception des fonctions les plus lucratives. Elles m’ont réservé un accueil généreux. En face de toutes les avanies de l’existence, elles se tenaient debout, stoïques. J’en ai fait mes héroïnes. Mais à vrai dire, le titre Sibérie, un voyage au pays des femmes correspond imparfaitement au contenu du livre. D’abord parce qu’on y rencontre au fil des pages beaucoup d’hommes admirables, chacun dans son genre. Je songe à Vania, le soldat démobilisé de Yakoutsk au crâne bandé, à Ivan Panikarov, le fondateur du musée de la Kolyma, à Valentin Pasmakine, le raconteur de blagues à la synagogue de Birobidjan. Aussi, parce qu’une partie du livre se passe dans la portion européenne de la Russie : Arkhangelsk et l’archipel des Solovki.

Au cours de ce long voyage, j’ai plusieurs fois traversé des lieux liés au goulag. Sans que je puisse dire au juste pourquoi, il fallait que je revienne sur cette histoire qui me touchait personnellement. L’histoire des bourreaux m’intéressait autant que celles des victimes puisque j’aurais pu être aussi bien l’un que l’autre, l’un puis l’autre. Quelque chose de plus intime m’attirait. Etait-ce parce qu’il y avait là par milliers des morts sans sépulture, des disparus et des orphelins ? C’est le plus souvent à l’aveugle qu’on se lance et le sens du livre ne se révèle qu’après-coup, quand il se révèle.

Le choix d’écrire sur le Belomorkanal (canal de la mer Blanche) s’est imposé à cause d’un paquet de cigarettes qui porte ce nom-là, un paquet dont j’ai toujours aimé la forme et le dessin. Restait à en écrire l’histoire et la géographie, à tirer les fils entre le canal carélien d’aujourd’hui et le chantier du goulag de jadis, entre la Russie d’aujourd’hui et celle de Staline. Ce livre demandait plus de recherches dans les archives, une élaboration plus longue. J’y ai consacré deux ans et l’écriture elle-même a changé : les chroniques s’insèrent dans la trame d’une enquête et d’un récit relevant moins du reportage et plus du carnet, une manière qui renoue un peu avec la veine autobiographique de mes premiers livres.
Quelque soin qu’on prenne à composer ses livres, on ne maîtrise pas grand chose à leur réception. Bienvenue en Palestine a été ignoré par le public juif auquel je songeais en l’écrivant. Il a été applaudi par les supporters de la cause palestinienne qui n’en avaient pas besoin. Depuis que j’écris sur le goulag, il semble que je sois redevenue fréquentable et Le Figaro magazine dit du bien de mon dernier livre. Je crains qu’il n’y ait un nouveau malentendu. Quels que soient les mérites de L’Archipel du Goulag, je me situe aussi loin qu’il est possible de Soljenitsyne. C’est à mes amis et à ceux qui furent mes amis en politique que je dédie Les eaux glacées du Belomorkanal, en espérant qu’avec moi ils voudront bien s’intéresser aux Russes d’aujourd’hui au lieu de les diaboliser, réfléchir sur la tragédie soviétique au lieu d’en détourner leurs regards. Et rendre à ceux qui furent broyés au nom de la Révolution d’Octobre quelques honneurs posthumes.

On écrit parfois simplement pour ça, pour rendre justice. Aux morts jetés à la fosse commune, aux vivants qu’on piétine. Mais on ne le sait qu’après.

Anne Brunswic

Publié dans le n°7 de la revue XXI, en vente dans toutes les bonnes librairies.



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