Svetlana Alexievitch, à l’écoute du malheur ordinaire
DEPUIS TRENTE ANS, SVETLANA ALEXIEVITCH prête l’oreille à la douleur de son peuple. Elle a d’abord longuement écouté les femmes combattantes de la Grande guerre patriotique (1941-1945) . Vue de près, la guerre, même légitime face à l’agression nazie, même victorieuse in fine, était un carnage. Les enfants, témoins directs mais jamais entendus n’y ont vu qu’une folie dévastatrice. Pendant la décennie suivante, elle a interrogé par centaines des soldats rentrés d’Afghanistan et des mères endeuillées . Désastre militaire sur le front, cynisme à l’arrière et naufrage moral sur toute la ligne. Puis il y eut Tchernobyl, une apocalypse qui frappa au cœur l’Ukraine et la Biélorussie, ses deux patries . Habitant à Minsk, elle s’est trouvée immédiatement prise dans une vague de terreur inédite qui parut dépasser tout ce que l’on avait souffert jusque là .
La Russie, on le sait, excelle dans l’art de la polyphonie vocale. Svetlana Alexievitch l’a fait entrer en littérature sous le nom de « roman des voix ». Son cycle monumental, elle l’a intitulé Voix de l’utopie. Chœur puissant aux accents déchirants, c’est le « nous » du peuple soviétique dans sa brutalité, sa tendresse, sa candeur, sa passion de croire et son désarroi. « Chez nous, dit-elle, les gens tiennent des raisonnements politiques primaires et consternants, que ce soit sur Poutine, Loukachenko ou Staline, mais quand ils racontent leurs souffrances, ils sont géniaux. Chez la moindre blanchisseuse, vous pouvez entendre des expressions, des visions dignes de Dostoievski. »
Envoyée en reportage à Minsk par la revue XXI, j’ai eu la chance de la rencontrer l’été dernier. Pour cause d’incompatibilité avec le régime de Loukachenko, elle n’y vit plus depuis dix ans mais y revient l’été en vacances. Je l’ai écoutée à mon tour passionnément . Elle ne s’est pas posé la question de la littérature. Ces paroles-là il fallait les transcrire, au moins comme les annales du laboratoire soviétique, une expérience unique par sa taille et sa durée. Elle ne s’est pas posé la question du public. Si ce qu’on lui racontait la captivait, cela intéresserait nécessairement son lecteur. Elle n’a pas pris la pose du procureur, ayant trop de modestie, trop d’affection pour les siens, trop peur des vérités d’un jour. Avec une ténacité rare et une parfaite sûreté d’exécution, elle s’en est tenue à un programme modeste, donner voix aux sans-voix, honorer les vaincus.
L’Union soviétique de 1945 était victorieuse mais son peuple vaincu. Rien qu’en Biélorussie, un quart de la population avait disparu. Née en 1948, Svetlana Alexievitch a grandi à la campagne dans un monde endeuillé où l’on chuchotait des histoires atroces. Journaliste de formation, elle a appris à poser les bonnes questions, les reposer s’il le faut, et surtout à écouter. Mais les journaux soviétiques n’avaient que faire de ces drames obscurs. Elle en a tiré des livres. Chacun a exigé la recherche et l’audition d’une centaine de témoins, des milliers d’heures d’enregistrement puis un immense travail de montage. D’emblée sont éliminés les jugements en surplomb et les paroles congelées. De cent pages, elle ne conserve parfois qu’un paragraphe, mais qui vous anéantit. « Un livre doit être la hache qui fend la mer gelée en nous » écrivait Franz Kafka . Les livres de Svetlana Alexievitch sont assurément de ceux-là .
Elle achève actuellement le dernier volume des Voix de l’utopie. Ce sera La fin de l’homme rouge , ou l’apprentissage du désenchantement. « Héroïque quand il s’agissait de lutter contre des géants prodigieux, notre peuple n’était pas prêt à affronter les rats ». Il apprendra sûrement mais ce sera l’affaire d’une autre génération. Ceux qui voudront comprendre quelque chose des rêves du XXe siècle se reporteront à l’incomparable chronique de Svetlana Alexievitch.
Anne Brunswic, octobre 2009, in Littératures de reportage, hors-série du réseau de librairies Initiales.
Svetlana Alexievitch est lauréate du prix Nobel de littérature 2015.