Anne BRUNSWIC

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Sarajevo : un printemps au goût de cendres

Marronniers en fleurs, ombrelles contre le soleil et la pluie, linge aux fenêtres, le printemps vient d’arriver, le onzième de l’après-guerre. Rue du maréchal Tito, petits et grands commerces, des plus solides aux plus éphémères, tiennent le pavé : chaussures de course, téléphones portables, billets de loterie, DVD piratés, cigarettes de contrebande, caleçons made in China. Un vieux accroupi contre le mur, visage ravagé, costume effiloché, étale sur le trottoir d’authentiques chaussons de laine tricotés par sa femme. « Dior, Chanel, you want ? », demande un jeune tzigane en survêtement. Aux terrasses des cafés, des filles et des garçons élégants, beaucoup de monde jusqu’à la nuit tombée. Les parasols vantent la bière locale - sarajevsko pivo - ou des sodas réputés dans le monde entier pour leur délicat parfum de caoutchouc. Rue Ferhadija, la sono puissante de Mercedes-Benz domine ; militants écologistes et adorateurs de Krishna s’égosillent à côté. Une grappe de jeunes filles toutes vêtues de rose, jusqu’à leur foulard noué serré, sortent de la mosquée et se précipitent sur le kiosque de glaces italiennes. Place Alija Izetbegovic (« notre Alija », comme on appelle encore le défunt président), sur l’échiquier géant balayé par l’averse, la partie se poursuit, les joueurs vaguement abrités sous de petites bâches en plastique. Un peu partout, les morts s’invitent parmi les vivants, leurs stèles blanches sur les collines, jusque dans les jardins publics et les terrains de foot. Aux murs des bâtiments officiels, des plaques de cuivre honorent de jeunes héros, noms, prénoms suivis de dates qui reviennent (1992, 1993, 1995). Au sol, des gerbes de fleurs finissent de faner. Le Premier lycée porte aussi ses plaques de cuivre et ses bouquets fanés. Mais les lycéens qui occupent le parvis cet après-midi ont bien autre chose en tête. Rassemblés autour d’une camionnette portant une paire de haut-parleurs, ils célèbrent bruyamment la fin des cours. Tous et toutes portent les mêmes jeans et les mêmes tee-shirts blancs barbouillés de graffitis colorés, ils s’enlacent en improvisant des pas de danse, vident des gobelets de plastique, recouvrent les murs d’inscriptions festives à grands coups de bombes à peinture.

Ma présence à Sarajevo a un motif avoué, officiel même, participer aux rencontres organisées à la mi-mai par le Centre André Malraux. Le thème sur lequel je suis attendue, la réconciliation, a quelque chose de moralisateur qui pèse. Sans doute réveille-t-il en moi des souvenirs cuisants de ruptures et de réconciliations manquées ? Prêcher n’est pas mon affaire ; il m’importe avant tout d’entendre et d’apprendre. L’autre motif, moins avouable, est de démêler ce qui m’a tenue éloignée entre 1992 et 1995 de cette tragédie toute proche, empêchée d’exprimer au moins une solidarité de principe comme en d’autres temps pour des peuples plus lointains. Mon séjour ne durera qu’un mois, soit 42 fois moins que le siège de Sarajevo.

Le centre historique - 400 ans de domination ottomane suivis de 40 ans de monarchie habsbourgeoise - a relevé ses ruines. Replâtrée et repeinte à neuf, la ville semble même par endroits prospère. La grande poste, maintes fois bombardée, aligne le long du quai de la Miljacka une façade jaune paille impeccable. Parmi mes premiers guides, beaucoup, comme Vinca Nadarevic, sont des francophones, poètes, traducteurs ou professeurs, amis du centre André Malraux. Elle me raconte une histoire qui, pour elle, résume l’esprit de Sarajevo. Pendant le siège, un graffiti en lettres capitales énormes proclamait « Ici c’est la Serbie ». Une main, en dessous, avait ajouté en plus petit « Abruti ! Ici, c’est la poste ! ». Vinca se méfie des grands mots. Elle n’a plus envie de parler de la guerre mais y revient très vite. « C’est toujours comme ça, chaque fois qu’on se promet de parler d’autre chose... » C’est une dame coquette, souriante, sexagénaire - on ne le dirait pas - qui, par tempérament ou par éducation, ne s’appesantit pas sur ses malheurs, l’assassinat de son mari par la milice serbe, la terreur des viols, le travail forcé à déblayer les décombres, la soupe claire où flottaient des mouches. Au bras d’un nouveau compagnon, elle s’apprête à quitter Sarajevo où elle aura passé quarante années dont certaines ont compté triple. Vinca est née croate en Herzégovine « mais à cette époque-là , nous n’y prêtions aucune attention. » Son mari exécuté au coin d’un bois, croate comme elle. Des amies serbes ? Oui, elle en a gardé quelques unes. Ou plutôt retrouvé, car pendant la guerre, tout était rompu. « L’autre jour mon amie est revenue sur un de ses sujets favoris, les souffrances endurées par les Serbes, les déprédations dans les églises orthodoxes. Je me suis énervée. Qu’est-ce que c’est que quelques statues brisées par rapport à plusieurs centaines de mosquées entièrement détruites et effacées de la terre ! Elle est partie en pleurant mais depuis nous nous sommes reparlé au téléphone. »

Capuccino géant, linzer torte, miroirs, dorures et service à l’ancienne. Asaf Dzanic m’attend au café Vienne en vieille ville. Au temps de la Yougoslavie socialiste, il enseignait l’histoire du cinéma à l’académie des arts scéniques tout en occupant des fonctions officielles au ministère de la culture. Pendant le siège, il a servi la Bosnie indépendante en uniforme de colonel, chargé de la communication à l’état-major. « Que pouvais-je faire d’autre pour être utile ? » Au sortir de la guerre, il s’est découvert déprimé et malade ; il lui a fallu plusieurs mois pour se remettre en selle, « un régime strict, de la gymnastique tous les jours » et surtout un nouveau métier, éditeur. En passant, il évoque un ami serbe, universitaire, éditeur comme lui. Opposant à Milosevi ? ? « Non, pas du tout, il a pris sa carte au parti radical serbe parce qu’il rêve de se faire nommer ambassadeur à Paris. A Belgrade, le parti radical a remplacé le parti communiste. Ceux qui ont de l’ambition y vont mais ça ne prouve rien. Lui, il n’a rien fait de criminel. Dans le travail, nous avons rétabli des relations normales. » Comme tout le monde ici, Asaf a connu son lot de deuils atroces, une tante brûlée vive dans l’incendie de sa maison. « Mon éducation et ma tradition musulmane, même si elle est assez lointaine, m’interdisent de faire étalage de ces souffrances personnelles et de poursuivre la vengeance. » En partant, il m’offre un livre sur Srebreni ?a : « Si vous voulez comprendre, vous devez y aller. »

Avec Zlata Bukvic, j’ai découvert un autre lieu élégant, le café Europa où se réunissent tous les vendredis des dames de l’intelligentsia, musulmanes, serbes et croates, pour parler politique et littérature autour de chocolats chauds. Juste devant, l’hôtel Europa, naguère refuge pour des centaines de paysans, demeure exactement dans l’état où la guerre l’a laissé, ravagé, calciné. Ancienne directrice du Premier Lycée, figure de la résistance pendant le siège - grâce à elle, les cours ne se sont jamais interrompus - Zlata plaide pour l’apaisement. « Nous aussi, nous devons faire des efforts. A force de montrer les Serbes du doigt et de leur rappeler leurs fautes, les derniers qui vivent à Sarajevo vont partir ». Née d’un père musulman et d’une mère croate, veuve d’un Serbe, Zlata se sent riche de tous ses héritages, des mille et une histoires qui se partageaient en famille. « De toute façon, nous étions tous communistes ! » Sa maison de campagne de Pale est maintenant en Republika srpska. Squattée pendant huit ans par des réfugiés serbes, la maison a subi maints outrages ; depuis qu’elle l’a récupérée - non sans mal - elle consacre toutes ses économies à la faire remettre en état. Pendant la guerre, Pale abritait le QG ennemi, le bourg est resté un bastion nationaliste avec à chaque carrefour un monument à la gloire de valeureux combattants serbes. « Mes voisins sont de braves gens. La plupart n’ont rien fait de mal contre nous sauf certains qui se sont laissés entraîner par l’hystérie ou qui ont eu peur de se singulariser ».

Indulgente pour les autres, exigeante envers les siens, Zlata m’a glissé à la fin « Arrêtons d’imputer aux Serbes tous les malheurs qui accablent la Bosnie ! » « Nous devons nous sortir de cette mentalité de victimes, me disait aussi Asaf Dzanic. La corruption de nos fonctionnaires, la médiocrité de notre personnel politique, l’irresponsabilité de nos journalistes, c’est à nous de nous en occuper. » Mais la réconciliation soulève des objections de principe. Nihad Kresevljakovic, un cinéaste et metteur en scène de la jeune génération me les expose en long et en détail. Comme il a un frère jumeau, Sead, avec qui il partage tous ses engagements artistiques et politiques (ils ont réalisé ensemble Do you remember Sarajevo), il dit souvent « nous » pour « je », s’en excuse, sourit, enchaîne en tirant sur sa cigarette. Nihad et Sead se définissent comme musulmans avec un petit m et un grand M mais avant tout comme citoyens de la Bosnie indépendante, Européens de coeur et de culture. Pour commencer, Nihad récuse avec fougue les adjectifs « fratricide » et « balkanique ». « Ce serait trop commode de dire que tout le monde est coupable et d’appeler à la réconciliation générale. Si, avec le temps, la guerre est devenue une guerre civile, elle a d’abord été chez nous une guerre d’agression. Il faut désigner les agresseurs, établir aux yeux de tous leurs crimes, qu’une majorité de Serbes aujourd’hui continue à nier, et les juger. Le prisme orientaliste - ah, les Balkans, terres de tueries immémoriales - a faussé le regard des Occidentaux pour qui il était commode de ne pas prendre parti. Dans la pratique, cette prétendue neutralité a été un encouragement permanent aux agresseurs. Au début, l’embargo sur les armes a pénalisé la défense bosniaque sans gêner les assiégeants serbes. En 1994, l’option humanitaire que Mitterrand a fait prévaloir contre l’avis des Américains a retardé de plus d’un an l’intervention militaire pour lever le siège ». Nihad ne pardonne pas cette trahison. « Si nous avions été chrétiens, jamais il n’aurait été question d’équidistance et le siège aurait été vite levé. Bien que je me sente à 100% Européen, je dois dire qu’aux États-unis, on a mieux compris le génocide qui était en train d’être commis. Et cela grâce à l’engagement de quelques personnalités juives qu’il faut remercier. » Nihad s’est aussi senti trahi par les accords de paix. « Dayton a consacré la séparation ethnique et récompensé les agresseurs en leur accordant ce qu’ils voulaient. La Republika srpska ? la moitié du territoire de la Bosnie, administrée par ceux-là mêmes qui ont massacré, torturé, pillé, jeté des centaines de milliers sur les routes de l’exil et détruit des centaines de lieux de culte. Pour moi, ce n’est qu’une portion de la Bosnie occupée par des fascistes serbes avec l’aval officiel de l’ONU ».

Un autre jeune cinéaste, rencontré au bar de l’académie des arts scéniques, m’a tenu un langage encore plus tranchant. Srdjan Vuleti ? (auteur de L’été dans la vallée d’or) avait 17 ans au début de la guerre. Il vient d’une famille serbe restée fidèle à Sarajevo. Sa compagne, une brunette au visage long très pâle est musulmane. Pendant le siège, il aidait son père, médecin réputé, à prodiguer les secours d’urgence. « Nous nous défendions contre le fascisme, contre les tenants d’une idéologie islamophobe et raciste acharnée à briser Sarajevo. On ne se réconcilie pas avec le fascisme, on le combat et, même lorsqu’il est vaincu militairement, on continue à le combattre politiquement. A-t-on demandé aux juifs de se réconcilier avec les nazis ? »

Vojka Djikic m’a prise sous son aile généreuse. L’étiquette désuète « Femme de lettres » lui conviendrait bien, elle qui est à la fois poète, traductrice, directrice d’une revue et la providence de tous les écrivains de passage. 74 ans qu’elle avoue sans hésiter, sûre de son charme. Née Serbe, mariée d’abord avec un Croate, elle l’a quitté pour un Musulman, « moins beau mais brillant et tellement séduisant ». Son grand amour, ambassadeur de la Yougoslavie socialiste, l’a emmenée en Algérie dont elle a follement aimé les paysages et la poésie. Les longues années de siège, ils les ont passées ensemble à Sarajevo. Peu avant la libération de la ville, son mari est mort de maladie, comme beaucoup. Elle seule pouvait avoir l’idée d’aller à Banja Luka pour célébrer Mozart. C’est son ami Kolia Micevic qui organise une soirée de concert et de lectures au Grand théâtre. Au cours du trajet en train vers la capitale de la Republika srpska, cinq heures pour 240 kilomètres, il fut question de poésie, de théâtre, de musique, de mode, de cuisine, de Tito et du socialisme yougoslave. En français et en anglais, alternativement, parfois simultanément. Kolia, l’ami poète et musicologue, s’est exilé en France au début de la guerre pour fuir le furieux esprit de reconquista qui s’était emparé de ses compatriotes serbes.

Les kiosques à journaux de cette petite ville charmante - cachet austro-hongrois, salons de thé, glaces, grillades réputées - exposent bien en évidence une épaisse biographie de Ratko Mladic. Tous les trois, nous marchons ensemble dans les rues commerçantes de cette ville où Vojka n’a plus remis les pieds depuis longtemps. Elle dit « Je trouve choquant qu’on vende ce livre à la gloire d’un criminel de guerre. » Kolia réplique : « Et qui dit que ce livre est à sa gloire ? C’est peut-être un livre d’histoire équilibré. » Vojka se tournant vers moi, en aparté : « Kolia ne ressent pas les choses comme nous, il était à Paris pendant le siège. » A ma demande, Kolia nous conduit sur l’emplacement de la grande mosquée Feradija datant du XVIe siècle, monument national détruit en 1993. A la place, un carré de gazon. Après le dynamitage, toutes les pierres ont été emportées, utilisées pour remblayer les routes puis couvertes d’asphalte. La reconstruction annoncée, décidée même se heurte au refus violent des nationalistes locaux. Les Musulmans ont tous quitté la ville, la plupart des Croates aussi et, malgré les engagements solennels, les réfugiés ne peuvent revenir. Ici, la réconciliation n’est pas à l’ordre du jour, même pas la plus petite réparation.

La faute aux accords de Dayton ? L’accusation revient chez presque tous. Certes, ils ont permis la fin des combats et un certain désarmement. Mais en entérinant le fait accompli, nationalisme et ségrégation. A chaque poste officiel de quelque importance, le pouvoir doit désormais être partagé entre un Serbe, un Croate et un Musulman qui, naturellement, n’ont de cesse de se nuire et de s’annuler. Système coûteux, inefficace et fatalement corrompu car les titulaires - rarement compétents - sont redevables aux partis nationalistes qui les ont mis en place. Dans les faits, la Bosnie de l’après-guerre est un protectorat onusien où une armada de fonctionnaires et d’experts appuyée sur un contingent militaire de dix mille hommes tient la bride aux élus locaux. Ces grands frères occidentaux roulant carrosse ont pris en mains le destin de la Bosnie pour la conduire selon des recettes sûres vers l’éden démocratique. Situation humiliante pour les autochtones réduits à grapiller auprès de l’ONU ou de l’OTAN des postes subalternes bien payés - chauffeur, interprète ou cuisinière. Cette Bosnie de l’après-guerre est officiellement coupée en deux, 49% pour les Serbes qui ont institué leur Républika Srpska (RS), 51% pour la fédération croato-musulmane. Dans la pratique, la RS vit presque entièrement séparée de l’autre moitié du pays. Chaque décision demande d’interminables négociations arbitrées in fine par le haut représentant de l’ONU. Il lui a fallu imposer un système commun de plaques d’immatriculation, une monnaie commune, des réseaux cohérents de route et de distribution électrique. Entre le niveau municipal, cantonal, fédéral et national, personne ne s’y retrouve plus. Partout la ségrégation a triomphé. En RS, les non Serbes (ou non orthodoxes) ont quasiment disparu (moins de 3%). Le retour des réfugiés s’est avéré impraticable. Dans la fédération croato-musulmane, Croates et Bosniaques mènent des existences de plus en plus éloignées. En Herzégovine, enfants croates et musulmans suivent des programmes différents avec des maîtres différents mais dans les mêmes locaux. Les catholiques ont classe le matin, les musulmans l’après-midi. Comment font ceux qui persistent à se vouloir simplement Bosniens ? A Mostar, les usines dont les patrons sont croates n’emploient pas de Musulmans et réciproquement, à Zenica, les Musulmans n’emploient que les leurs. De toutes façons, la plupart des usines - l’industrie lourde dont s’enorgueillissait la Bosnie socialiste - a fermé dès le début de la guerre ; le chômage touche 40% de la population, officiellement du moins car le travail au noir est dans beaucoup de secteurs la norme. L’après-guerre laisse une masse de vaincus, de chômeurs, de réfugiés et d’endeuillés. Un goût de cendres.

Suivant le conseil d’Asaf Djanic, je me suis rendue à Srebrenica. L’autocar quitte chaque matin la gare routière de « Srpsko Sarajavo » (officiellement « East Sarajevo »), faubourg de la capitale rattaché à l’entité serbe. Trois heures et demie de petites routes de montagne, une brume si épaisse qu’on roule parfois à 20 km/h, des vaches, des scieries, des prairies, des chalets de bois, des forêts denses et sombres. L’autocar fait halte dans quelques bourgs commerçants pour prendre au passage des voyageurs, des lettres ou des colis. Seuls les cimetières de stèles blanches - à demi abandonnés - témoignent de la présence des anciens voisins musulmans. Leurs maisons lorsqu’elles existent encore présentent des façades calcinées marquées de graffitis vengeurs ; les ouvertures sont murées ou fracassées.

Srebrenica, naguère petite station de vacances située au coeur de montagnes boisées, exhibe des façades copieusement mitraillées. Il pleut, les terrains vagues changés en parkings ne sont plus que boue. Autrefois, se dressaient là des mosquées, des hôtels, des centres de vacances. Point de regroupement des Musulmans de la région de la Drina, la ville est passée pendant la guerre de 10 000 à 60 000 habitants, un camp de concentration sous la protection théorique de l’ONU. Jusqu’au fatal 11 juillet 1995. Bien que située administrativement en Republika srpska, Srebrenica a conservé une majorité musulmane et un maire musulman. C’est un jeune homme en parka et bottes de caoutchouc qui a la simplicité d’un instituteur rural. Accompagné d’une délégation officielle de visiteurs arabes, il revient d’une cérémonie pour les victimes du génocide. Pressé et embarrassé car les langues étrangères ne sont pas son fort. Amra Bejic, la jeune femme chargée des relations publiques au mémorial de Poto ?ari est là pour ça. Elle m’explique dans un anglais impeccable : « Presque chaque mois, un pays islamique nous propose la construction d’une mosquée pour honorer nos shahids. Ce n’est pas une priorité. Nous pensons à eux chaque jour mais nous pouvons prier n’importe où, ce qu’il nous faut d’abord c’est un toit et du travail. » Le QG du contingent hollandais de l’ONU était installé dans les vastes bâtiments d’une usine de piles électriques qui avait fait faillite dès le début de la guerre. Les grandes lettres U.N. barbouillées en noir sur une borne en ciment se lisent encore. C’est là que des milliers de Musulmans désarmés cherchèrent refuge le 11 juillet 1995. Quelques pièces de ces bâtiments désaffectés servent aujourd’hui de bureaux à la fondation qui gère le monument situé de l’autre côté de la route. Plus de deux mille tombes ont été creusées pour les cadavres identifiés. Mais la majorité des corps restent introuvables, enfouis quelque part dans la montagne. Ce sont huit mille trois cents personnes - presque tous des hommes - qui ont disparu entre le 11 et le 16 juillet 1995. Leurs noms s’alignent sur d’immenses stèles de granit qu’on vient juste de dévoiler.

Il y aurait de quoi être accablé de tristesse, de chagrin. Mais la rue principale devant la mairie récemment reconstruite est décorée de grands calicots : « Srebrenica en fête, 25-31 mai ». Une centaine d’enfants dessinent à la craie de couleur sur un mur de béton gris tout ce qui leur passe par la tête. Leurs mamans et les éducateurs les surveillent de près pour éviter que bombes et fusils ne prennent la vedette. « Ces enfants jouent peu. Ici, nous leur donnons l’occasion d’exprimer des valeurs d’enfance et de paix. » A la nuit tombée, la salle de la maison de la culture se remplit de jeunes et de familles venus assister à une comédie interprétée par une troupe de Tuzla. Jelka, la jeune fille blonde toute simple qui m’accompagne est infirmière ; elle travaille pour une petite association d’aide humanitaire qui assure des soins aux personnes isolées dans les montagnes alentour. Quelques milliers de kilomètres par an sur des routes fréquemment enneigées. Dans beaucoup de villages ne subsistent que des femmes seules, toutes en deuil. « Je suis serbe, mais parmi mes amis, il y a beaucoup de Musulmans. Nous les jeunes, on n’a aucun problème pour travailler ensemble. Ni pour nous amuser ». Le rideau se lève sur une cellule d’une prison : le gardien amène un nouveau détenu, un politicien distingué mais véreux, pour tenir compagnie au cambrioleur bon vivant qui occupait seul les lieux. Clown blanc contre Auguste, le match est arbitré par un gardien débonnaire dans un dialogue truffé d’allusions à l’actualité. Jelka n’a pas le temps de traduire. La salle éclate de rire, interrompt souvent par ses applaudissements. Tableau final : réconciliés devant un téléviseur, les trois compères soutiennent l’équipe nationale de football en chantant l’hymne de la Bosnie. Le public reprend après eux. « Tu as vu, certains Serbes sont restés les bras croisés pendant l’hymne national et d’autres sont partis avant la fin. » Jelka ne s’offusque pas. « Leur patrie, c’est la Serbie, mais avec le temps, ils changeront ».

Le lendemain matin, redescendant vers la vallée de la Drina, je m’arrête à Bratunac, petite ville où le drapeau serbe flotte partout. La permanence du parti nationaliste occupe le mileu de la rue principale. Un tchetnik retraité en sort. « Vous êtes française ! Alors nous sommes amis ! Prenez une photo de moi à côté du drapeau. » En face, une grande salle du souvenir honore 200 victimes serbes, civiles et militaires confondues. Ici aussi, des plaques de cuivre et de gros bouquets de fleurs. Des photos par centaines, qui vous regardent. Un étudiant rencontré à la poste offre de m’accompagner jusqu’à un petit local, « le seul endroit où l’on peut se connecter à internet ». Zoran porte au cou par-dessus son pull une croix orthodoxe en or. Des cheveux blonds tombant aux épaules, des traits fins, une taille fluette, il a tout juste vingt ans et semble encore du côté de l’enfance. Financée par des Italiens, l’association où il me conduit promeut l’amitié entre Serbes et Musulmans. Zoran y croit tant qu’il est à l’association mais dehors, les règles du jeu sont différentes. Il n’est jamais allé à Srebrenica, 11 kilomètres. Et pas davantage au monument commémoratif du massacre à Poto ?ari qui n’est qu’à une heure de marche. « Si j’y allais, aucun de mes amis serbes ne comprendrait, je serais rejeté. Il faudrait que quelqu’un fasse le premier pas mais c’est trop dur. » Zoran me raconte sa courte vie. Il est né à l’ouest en Herzégovine ; chassée par les Croates, sa famille s’est réfugiée d’abord à Banja Luka puis encore plus à l’est sur la Drina. Peu après, le père est mort d’un cancer, la soeur aînée en se mariant s’est installée dans une autre ville. Chômeuse avec un diplôme d’économie en poche. Zoran aussi étudie l’économie, par correspondance, parce que Bratunac ne compte aucune université. Il vit avec sa mère, retraitée mais toujours au travail. Pour l’aider, il servait dans un café, salaire mensuel 80 euros. Ecoeuré par les alcooliques et surtout les junkies, il vient d’arrêter et cherche désespérément un autre job. Il n’a jamais voyagé à l’étranger mais parle bien l’anglais. Son avenir ? Quitter Bratuna ? le plus vite possible. « Avec un passeport bosnien ou serbe, il faut un visa pour voyager en Europe. Impossible à obtenir. Avant, avec le passeport yougoslave, nos parents voyageaient partout. » Zoran, lui aussi, a grandi dans la nostalgie de la Yougoslavie perdue. « Mes parents vivaient bien. Notre maison était agréable. » Soudain, il me demande : « Et s’il y a une nouvelle guerre, que dois-je faire ? Je ne peux même pas partir. »

Anne Brunswic

Sarajevo-Paris, août 2006

Cette chronique a paru en allemand dans La Lettre internationale, Berlin septembre 2006, en roumain dans La Lettre internationale, Bucarest, janvier 2007.
Et en français sur le site du Courrier des Balkans et dans la revue La Pensée de Midi.