Planche contact, octobre 2023
Planche-contact
Le dossier « Photos Palestine 2003-2004 » est stocké dans un vieux disque dur rangé dans un placard inaccessible. Je ne l’ai pas ouvert depuis très longtemps. Ces photos m’ont servi de carnet de notes pour écrire mes chroniques de Ramallah. Elles n’avaient pas vocation à être publiées.
Aujourd’hui des images refont surface dans ma mémoire, un immeuble que l’armée israélienne vient de faire sauter, un groupe de garçons devant les ruines de leur maison, un miroir dans une chambre à coucher. Vingt ans ont passé. La mémoire est sélective, souvent trompeuse. Ramallah, près de l’église luthérienne, 2 décembre 2003. Dix-neuf prises de vue entre 15h07 et 15h30, 23 minutes en tout de DSC 577 à DCS 596. La photo de16h26 numérotée DSC00597 est un coucher de soleil sur les collines de Ramallah. Apparemment, j’ai profité du fait que la pluie avait cessé pour me promener et me changer les idées.
Dans Bienvenue en Palestine (Actes Sud 2004), j’ai relaté fidèlement ce que j’ai vu le 2 décembre et ce que m’ont rapporté les jours suivants des témoins directs : ce sont six pages d’un reportage à la première personne sur un immeuble dynamité. L’armée israélienne punissait ses quarante habitants parce que l’un d’entre eux, on ne savait lequel, avait donné refuge pendant une nuit ou deux à une cellule du Hamas. Un jeune écrivain palestinien était à mes côtés pendant que je photographiais. Il était venu à contre-cœur. Il n’aimait pas la violence, il aurait préféré causer de Proust. Je le redécouvre en relisant mon livre, je l’avais tout à fait oublié, lui, son élégant pardessus et ses souliers fins souillés de boue. J’aurais dû lui être reconnaissante pour m’avoir ce jour-là servi d’interprète.
15h08. Zoom sur le garçon au bonnet bleu marine, le plus grand de la bande, regard fixe, lèvres serrées. Les autres semblent encore des enfants. Pour autant qu’on puisse interpréter une physionomie, je lis dans ses grands yeux sombres un concentré de désespoir et de rage, une haine pas près de s’éteindre. Je n’avais pas remarqué sa présence sur un cliché de 15h07 en haut à droite. Il est seul et observe en silence une maison qu’on croirait engloutie par un tremblement de terre. A ce moment précis, j’étais en train de cadrer les deux gamins au premier plan qui emportaient des bouts de ferraille et de tuyauterie.
Le garçon au bonnet bleu, s’il est toujours avec nous, doit avoir près de 33 ans. On peut supposer qu’il n’a rien oublié ni rien pardonné, qu’il a rêvé lui aussi de prendre une revanche. A moins que ses parents ne l’aient envoyé à l’étranger pour le tenir éloigné des spirales mortifères de la guerre. Dans ce quartier bourgeois à majorité chrétienne, beaucoup ont déjà émigré aux États-Unis.
15h13. Je me souviens d’avoir été invitée à monter dans un immeuble presque collé à celui qui venait d’être dynamité. L’onde de choc s’était propagée et une tempête semblait avoir dévasté l’appartement du premier étage. J’avais oublié la photo de mariage au-dessus du miroir de la coiffeuse et la mine résignée du chef de famille. Il devait s’estimer heureux d’avoir échappé au dynamitage. L’écrivain avait déchiffré pour moi le mot tracé sur le miroir : Kiswani. C’était le nom des propriétaires des deux bâtiments.
A présent, je me souviens d’une photo que je n’ai pas prise : une fillette en robe rouge m’avait conduite devant la porte de sa chambre jonchée de débris de verre et de plâtras tombés du plafond. Je n’avais pas voulu photographier le tas de poupées sur le lit, le petit cartable rose, l’écran vidéo. Il y avait du viol dans le saccage de l’appartement, du viol dans cette chambre des parents ouverte à tous vents. Je ne voulais pas y ajouter du voyeurisme.