bandeau
Sommaire

> Photographies, archives du BBK

> Films

> Repères bibliographiques sur le Belomorkanal

> Voyages en Carélie, 2006-2007

Accueil > Dossiers > BELOMORKANAL, le canal de la mer Blanche > Repères bibliographiques sur le Belomorkanal >


La vérité du socialisme, par Maxime Gorki (1933)
Partager cette page

[...]
A la liste des hauts faits « d’honneur et de gloire », hauts faits « de vaillance et d’héroïsme » dont notre pays est déjà coutumier, il convient d’ajouter maintenant la réalisation de la voie d’eau mer Blanche-Baltique.
La construction de ce canal est l’une des plus brillantes victoires du travail collectif sur la nature rude et sauvage du Nord. Mais bien plus : c’est un essai merveilleusement réussi pour transformer des milliers d’anciens ennemis de la dictature du prolétariat et de la société soviétique. Ces hommes et ces femmes sont devenus des auxiliaires qualifiés de la classe ouvrière et même des enthousiastes du travail socialiste. La victoire que ces milliers d’individus issus de cent tribus et peuples divers ont remportée sur la nature est fantastique. La victoire qu’ils ont remportée sur eux-mêmes l’est encore plus. Ils sont sortis de l’anarchie bestiale où les avait réduit l’individualisme petit-bourgeoise.

La politique de rééducation par le travail, politique fondée sur l’enseignement des vérités du socialisme par un travail socialement utile se trouve merveilleusement confirmée. Sa valeur avait déjà été prouvée. Il y avait – il y a – beaucoup de colonies (pénitentiaires) de la Guépéou et des communes auto-suffisantes, mais la construction du Canal mer Blanche-Baltique a été la première tentative de « refonte » à une si vaste échelle. La dictature du prolétariat peut une fois de plus proclamer à bon droit : « Je ne me bats pas pour tuer comme la bourgeoisie ; je me bats pour que l’humanité souffrante renaisse dans vie nouvelle. Je ne tue que celui qui est incapable de se guérir de l’antique habitude de se nourrir de sang et de chair humaine. »

Les gens « malades » et les « nuisibles » parlent eux-mêmes de leur cure dans ce livre. Mais ils sont encore incapables de relater une grande part de leur expérience, pour la simple raison technique qu’ils n’ont pas encore assez de mots pour exprimer les multiples processus complexes de la refonte de leurs sentiments, de leurs pensées et de leurs habitudes.
Ils disent tous, d’une seule voix, que l’impulsion première et déterminante de leur renaissance a été donnée par l’attitude simple et humaine adoptée à leur égard par les organisateurs du chantier, les représentants de la Guépéou – qui sont les gardiens du prolétariat. Ces hommes de la Guépéou, hommes à la discipline de fer, sont capables d’une étonnante finesse qui ne s’acquiert qu’au terme d’une expérience personnelle vaste et généralement dure, et dans la fréquentation prolongée des « socialement nuisibles » – les ennemis inconscients et conscients du prolétariat.

*=*=*=*==*=*=*=*

A part l’attitude humaine de leur geôliers, de quoi d’autre les « soldats du canal » ont-ils été témoins sans pouvoir le raconter ?
Ils ont découvert, eux, ces petites gens qu’on dévalise dans les bas-fonds, que lorsqu’ils étaient organisés collectivement, dans la bataille contre une Nature à l’obstination de roc, ils pouvaient triompher rapidement. Ils ont découvert qu’ils pouvaient transformer le monde. Le romantisme fréquent parmi les parias de la société – de toute espèce et de tout « rang » – est une maladie qui naît de l’humiliation. Que se passe-t-il si, pour une raison quelconque, l’ordre social du bourgeois « sensé » exclut un de ses membres et le met ainsi en face de son propre « moi » ? Quand cela arrive, il faut avoir une grande dose de respect de soi-même pour éviter de se dégrader dans un état d’abrutissement. Et si l’on veut découvrir l’unique source des offenses, des humiliations et des injustices qui sont si communes sous le capitalisme, il faut être capable de penser. Mais le bourgeois lui-même est incapable de développer le respect de soi-même car, bien que tous les bourgeois soient des « maîtres » , dans une société de classe, chacun est forcément le valet d’un autre. La société capitaliste n’enseigne pas à penser ; elle propage une foi que l’expérience quotidienne contredit. Si un individu rejeté vers son « moi » et renvoyé à lui-même a quelque force de caractère, il sent vite qu’il n’est pas simplement excepté mais exceptionnel – un héros donc. « Me voici, et voilà ce monde qui ne m’accorde aucune place ; le monde est donc mon ennemi ! » Ces quelques notes forment le motif sous-jacent à toute la musique naïve et bruyante des apologistes et des poètes de l’anarchie sociale.

Voici pour le romantisme d’ordre supérieur – de première classe. Le plus souvent, les choses sont plus prosaïques : certains pensent qu’il est plus avantageux d’être un voleur qu’un laquais, d’autres deviennent des « ennemis de la société » parce qu’ils trouvent la vie bourgeoise grise et ennuyeuse. Il constatent une douloureuse antithèse : l’inconscience du riche et l’intelligence naine et rabougrie du pauvre. Pour des esprits critiques et sensibles, cette antithèse est pénible et blessante, aussi chez certains le romantisme naturel de la jeunesse se change en un romantisme méchant de l’anarchie et du désespoir. Il devient une forme de gangstérisme : « Si ma vie vaut un kopek, pourquoi la tienne en vaudrait deux ? »

Bien souvent, l’homme riche est moins intéressant que le pauvre ; et toujours, malgré son agitation stupide en quête de profits, il est un parasite – cela saute aux yeux. Les raisons qui produisent des « socialement nuisibles » dans la société bourgeoise sont si diverses et si mesquines, qu’on ne peut en rendre compte ni même en dresser la liste. Le romantisme des gangsters et des hors-la-loi apparaît dans leurs relations entre eux (et s’exprime bien dans leurs chansons).
Au début, plongé dans un travail utile, grandiose pour lui-même et les autres – le hors-la-loi anarchique ne remarque pas comment son agressivité contre les êtres humains se détourne contre le roc, le marais et la rivière. Malgré tout, il commence à se sentir utile ! Et s’il se sent utile, il admet qu’aujourd’hui il compte davantage qu’hier. L’évolution a fait de l’être humain un travailleur (homo faber), aussi, lorsqu’il est placé dans des conditions permettant un développement libre de ses diverses capacités, il répond spontanément à sa vocation naturelle. Le résultat positif de son propre travail commence à son tour à modifier ses conditions de vie, et ces nouvelles conditions font naître de nouveaux besoins.

*=*=*=*==*=*=*=*

Et à part cela, qu’ont-ils vu les « socialement nuisibles » sur le chantier de la voie d’eau mer Blanche-Baltique ? La grande majorité des prisonniers étaient illettrés ou semi-illettrés quand ils sont arrivés au Belomorstroï. Ils ont découvert que personne ne leur interdisait l’accès aux riches possibilités que l’éducation offre à l’homme. Tu veux étudier ? Etudie donc ! Plus encore : tu dois étudier. Ils sont nés et ont vécu dans une société où l’éducation était au pouvoir des maîtres qui fixaient eux-mêmes une limite au développement intellectuel des fils d’ouvriers et de paysans. Dans cette société, le savoir lui-même, comme travail de recherche créatif dans le but de protéger la vie et d’alléger la peine de l’homme, n’est jamais très apprécié. Il n’est prisé que s’il ouvre la voie à des profits rapaces. Les boutiquiers aux commandes ont tout intérêt à accroître leur clientèle mais nulle envie de voir grandir le nombre des contempteurs de leur existence vulgaire, minable et rabougrie.
Sur le Canal de la mer Blanche, deux sortes de forces éducatives étaient à l’oeuvre : d’abord les semi-illettrés ont appris des gens de leur propre classe, de gens qui étaient assez proches d’eux pour les comprendre. Ce type d’enseignement donne des résultats étonnants. D’un autre côté, ces élèves pour qui l’éducation était quelque chose de neuf ont vu des ingénieurs instruits et très doués, dans la force de l’âge ou même la vieillesse, travailler à leurs côtés. Ils ont vu ces gens instruits – les anciens maîtres, les anciens ennemis – devenus des compagnons de travail très énergiques, travailler de toutes leurs forces comme des Oudarniks (travailleurs de choc), et travailler par conviction, non par peur. Des centaines de « socialement malades » et « nuisibles » ont rejoint les brigades de choc et sont devenus des « soldats du canal » avec un intérêt conscient et personnel à la réussite du travail.

*=*=*=*==*=*=*=*

Il y avait pas mal de paysans koulaks au Belomorstroï. Beaucoup ont fait du bon travail. Au début, ils s’y sont mis parce qu’ils étaient fiers de leur place en ce monde : ils étaient les « maîtres », il fallait montrer aux voleurs comment une « vraie » personne travaille. Mais bientôt cette sorte d’orgueil a laissé place à quelque chose d’autre qui restait asez obscur aux koulaks eux-mêmes. Un koulak venait voir le chef pour lui dire sur le ton de quelqu’un qui règle une affaire : « J’ai été arrêté pour avoir caché du blé et conseillé à mes voisins de faire de même. Quand on m’a interrogé, après mon arrestation, j’ai nié. Maintenant, je reconnais les faits : j’ai bien caché du blé ! » Et il se mettait à raconter en détail combien de blé il avait caché, où, et combien ses voisins au village en avaient caché.
En général, les koulaks étaient les plus durs à éduquer. Au moment de leur arrestation, dans leur résistance aux demandes de l’Etat, ils avaient atteint des extrémités épouvantables. L’un d’entre eux, qui avait caché plus de sept tonnes de grains, a laissé sa femme et deux de ses enfants mourir de faim et a failli mourir lui-même. Mais même chez ces êtres bestiaux, idolâtres de la propriété privée, la vérité du travail collectif a fini par saper l’individualisme zoologique.

[...]

La renaissance d’un individu débute parfois comme une farce. Voici le récit enjoué d’un petit rouquin rondouillard :
« Chez moi, j’avais mal au ventre, dès que je me mettais à bouffer, n’importe quoi, ça m’engraissait les boyaux et je rendais tout ! Dix-huit mois, je suis resté à la bouillie et au lait – et encore ça me sciait les boyaux comme si j’avalais du verre. Je suis devenu mauvais, personne ne pouvait rester vivre avec moi, je devenais dingue, direct. Par malheur, j’ai un peu braconné ?, le garde-champêtre m’a attrapé et il m’a dénoncé, soi-disant que j’aurais dit à un gars de foutre le feu au foin du kolkhoze. C’est sûr qu’on y a mis le feu au foin, mais pas le type que j’aurais soi-disant acheté, mais un autre, un inconnu, même qu’on m’a soupçonné moi d’avoir fait le coup. Bon, j’ai eu droit à la prison, au camp, et après, on m’a expédié sur le canal. Moi, je crevais tellement j’avais mal au ventre. Pourtant, sur le canal, je me suis mis à manger, tout droit. J’ai vu que j’allais mieux, et ensuite, j’avais plus rien. Je me suis mis à travailler, en pleine santé. Travailler – ça me fait pas peur. J’ai remarqué qu’au camp, celui qui veut étudier, il peut. Les chefs, bien sûr, ils sont sévères dans le travail, d’un autre côté, ils expliquent le but de l’affaire. Au village, j’ai été un peu à l’école, le journal je le lisais à peine, je comprenais la moitié des mots, et encore, de travers. Maintenant je lis sans accroc, comme si j’avais d’autres yeux. J’ai compris la vie. Dans mon jeune temps, j’ai un peu traîné avec Makhno . Là aussi, ils disaient qu’ils fallait changer la vie du tout au tout. Ils causaient beaucoup, mais en vrai, c’était brigandage et beuverie. Les chefs, ici, c’est un autre genre : ils sont vêtus comme des officiers mais ils vivent comme des moines : on ne les voit pas boire, ni rigoler avec des filles, et les bonnes femmes d’ici, quand tu les vois, c’est tout juste si tu te mets pas à genoux : Seigneur, approche de moi cette tasse. Ouais ! Ici, on te rend différent, sérieux, bosseur, même ton âme se réjouit. Ils s’y connaissent pour te repeigner la tignasse. Pourtant ils sont tous jeunes. Mais ils t’ont tellement changé que tu as oublié comment t’étais, tu t’étonnes même pas. »
Des centaines d’histoires montrent que même les petits-propriétaires les plus endurcis et les plus conservateurs ont enfin réussi à « s’oublier eux-mêmes » et à comprendre l’importance nationale du chantier, son utilité économique, son intérêt pour la défense contre les ennemis extérieurs – même s’ils ont atteint cette compréhension, comme leurs histoires le montrent – à travers une psychologie de « patron ».

*=*=*=*==*=*=*=*

Les adversaires instinctifs des « patrons », les brigands et autres violeurs de la « sacro-sainte loi de la propriété » , ont commencé à comprendre l’importance du travail parce qu’il ouvrait la voie à l’épanouissement de leurs propres capacités, faisait d’eux des travailleurs qualifiés, et leur rendait leurs droits de citoyen de l’Union Soviétique. Ils ont compris un peu plus que les « patrons », ils ont compris qu’ils participaient à la fondation d’un édifice qui garantirait à tous la liberté de faire croître ses facultés intellectuelles.
Ainsi, le résultat de ces vingt mois de travail, c’est que le pays dispose à présent de plusieurs milliers de nouveaux bâtisseurs qualifiés qui sont passés par une épreuve difficile mais formatrice. Ils en sont sortis guéris de l’intoxication putride de la petite-bourgeoise – une maladie qui affecte des millions de gens, une maladie qui ne peut être éradiquée qu’en participant à une entreprise « de vaillance et d’héroïsme » – ce travail honnête et fier qui consiste à bâtir la première société socialiste dans le monde.

Maxime GORKI (1933)

Traduction Anne Brunswic

JPEG - 49.5 ko
M. Gorki et H. Iagoda (1935)


(c) 2009 Anne Brunswic | Flux RSS | Contact | Réalisé par moduloo.net