Israéliens, Palestiniens, en finir avec les stéréotypes.
De part et d’autre du mur, oppositions et similitudes passent à l’intérieur de chaque camp. Une invitation à penser la complexité.
« Love difference ? » Ça nous a pris un peu à rebrousse-poil, nous les Français. Le slogan fleurait le multiculturalisme, le communautarisme, toutes choses qui ne font pas bon ménage avec la République telle qu’on l’entend de ce côté-ci – laïque, une et indivisible. Il traînait après lui cet individualisme de pacotille inculqué par la société de consommation. « C’est mon choix », comme on dit à la télé. Michelangelo Pistoletto, avec sa généreuse barbe blanche, avait beau dire que « Love difference » faisait fureur en Italie [1], que la jeunesse l’inscrivait sur ses cartables, que la marque Illy l’avait adopté pour orner ses tasses à café… Nous étions là, à l’écouter, à l’aimer d’avance pour mille raisons, et aussi parce qu’on était à Arles au bord du Rhône et que la journée s’annonçait belle. Mais nous demeurions rétifs.
Ce n’est pas tous les jours que je commence un texte avec « nous les Français ». Il m’arrive, moi aussi, d’afficher avec coquetterie mes petites différences.
Et en Israël-Palestine ? m’a-t-on demandé. Que m’ont appris les quatre mois que j’ai passés dans les territoires occupés de Cisjordanie ?
Ma première surprise a été de rencontrer bien plus de différences entre Palestiniens que je n’imaginais.
Différences sociales, d’abord. Près de la place Al-Manara, j’ai vite repéré le parking du laveur de voitures, avec une dizaine de Mercedes et de BMW attendant de se faire shampouiner. A flanc de colline, du côté de la Muqata’a, s’étageaient des villas plutôt coquettes. L’opulence se voyait de loin avec de hauts palmiers dominant les toitures et plusieurs grosses cylindrées garées à proximité. Je devais bientôt rencontrer un avocat en blazer bleu marine avec pochette en soie et boutons de manchette, plusieurs universitaires fort distingués diplômés de Beyrouth, de Paris ou de Boston, et quelques hauts fonctionnaires pas trop mal lotis. J’ignorais tout jusque-là de ces notables qui dominaient naguère Jérusalem, Haïfa, Jaffa et Naplouse. Pour m’en faire une idée, il aurait suffi que je lise les souvenirs d’enfance d’Edward Saïd dans A contre-voie [2].
Qu’elle soit chrétienne ou musulmane, cette bourgeoisie, depuis plusieurs générations, envoie ses enfants dans les établissements scolaires des missions chrétiennes en Terre sainte. Le soir du 29 septembre 2003, c’est dans la grande salle du collège anglican de Ramallah qu’a été rendu l’hommage solennel à Edward Saïd (décédé quatre jours plus tôt à New York). Ils étaient près de cinq cents rassemblés : des directeurs d’ONG, des responsables d’association, des cadres politiques, des médecins, des juristes, des poètes… Et pas une femme voilée. Sans doute cette élite partage-t-elle les humiliations, les frustrations, les dangers et les douleurs de l’occupation, mais de sa place.
Evidemment, Ramallah ne compte pas que des privilégiés. J’y ai connu beaucoup de commerçants luttant de toutes leurs forces pour ne pas fermer boutique. Le réparateur de télévisions gagnait petitement sa vie à bricoler des magnétoscopes et des paraboles. Les jours de couvre-feu, il traversait à pied les collines pour rejoindre son magasin. Quinze kilomètres, au bas mot. S’il ne pouvait pas venir, un étudiant en dernière année d’électronique tenait le magasin. Un autre artisan qui m’a rendu de nombreux services, le réparateur d’ordinateurs. Habitant à Al-Ram, du côté de Jérusalem, il devait passer chaque jour le check-point de Qalandia dans les deux sens, avec de longues attentes en fin de journée. Pendant le ramadan, il quittait son atelier à trois heures et se hâtait pour être de retour chez lui vers cinq heures et manger en famille son premier repas.
Des très pauvres, dans cette ville, j’en ai peu vus. Les rares mendiants sont des vieillards infirmes qu’on croise aux abords du marché ou du barrage militaire. En quatre mois, pas un seul enfant ne m’a demandé l’aumône. Mais, dès treize ans, beaucoup travaillent. Ils tiennent l’échoppe de leur père, livrent des colis, poussent des chariots. Je me souviens de mon petit marchand de légumes, un beau brun de quinze ans qui parlait assez bien l’anglais. Bon commerçant, il a eu l’élégance de ne pas abuser de ma situation d’étrangère. Pour deux ou trois euros, il remplissait mon panier d’artichauts, de carottes, de pamplemousses, de haricots verts, d’aubergines, d’oignons, d’épinards et de courgettes…
Différences régionales ensuite. Les Palestiniens se reconnaissent à leur accent, m’a-t-on dit, le parler d’Hébron n’étant pas celui de Naplouse ni de Jérusalem. Encore moins celui de Gaza, où l’influence égyptienne est sensible dans tous les domaines. Il y aurait aussi une mentalité propre à chacune de ces villes. Réputés benêts et lourdauds, les Hébronites tiennent dans les blagues le rôle des Belges à Paris ou des Polonais à New York.
Différences historiques aussi, entre ceux qui sont venus en 1948 ou 1967 (les réfugiés) et les habitants « de souche ». Les premiers sont titulaires de cartes de l’UNRWA [3] et, même s’ils n’habitent plus dans le périmètre des camps, gardent avec ces derniers des liens divers. Par exemple, ils fréquentent volontiers les dispensaires et les services de santé de l’UNRWA, entièrement gratuits. Souvent, ils y exercent des fonctions d’enseignant ou de cadre administratif. Ceux qui vivent en ville sont généralement locataires de leur appartement, les propriétaires étant des autochtones.
Au plan politique aussi, le mélange entre les anciens habitants de Cisjordanie et les nouveaux est loin d’être achevé. Si les résidents « de souche » aspirent avant tout à la fin de l’occupation et des violences, les « déplacés » maintiennent souvent des revendications plus radicales : le retour dans les maisons désormais situées en Israël et la réunification du peuple palestinien dispersé. La revendication d’un Etat palestinien sur les frontières de 1967 ne fait pas non plus l’unanimité. On en rencontre de tous bords qui contestent le principe même du partage de la terre. Soit au nom de l’islam et de la libération de la Terre sainte. Soit au nom du nationalisme intégral. Soit au nom de la laïcité. Ces derniers, héritiers d’Edward Saïd et des combats pour les droits civiques, aspirent d’abord à l’égalité de tous en Israël-Palestine, sans distinction de religion ni de communauté.
Ajoutez donc à ces différences sociales et politiques des différences religieuses, et l’on commencera à approcher la complexité de la société.
Côté musulman, la situation est relativement simple : on ne rencontre ici que des sunnites. Plus ou moins pratiquants, voire pas du tout. Le côté chrétien, en revanche, est morcelé entre toutes sortes d’Eglises – d’Orient et d’Occident, romaines ou réformées… –, la plus nombreuse étant celle de rite orthodoxe grec. En principe, il n’y a pas de Palestiniens juifs, mais j’ai rencontré au moins une exception, Ilan Halevy, qui représente l’OLP à l’Internationale socialiste. Il y en a peut-être d’autres qui, parlant et pensant en arabe, se sont senti une communauté de destin avec le monde arabe bien plus forte qu’avec les Juifs européens, qui débarquaient armés de l’idéologie sioniste.
Les mariages mixtes entre chrétiens et musulmans sont fort mal tolérés. Et les obstacles ne sont pas moindres du côté chrétien que du côté musulman. De part et d’autre, on conçoit le mariage comme l’alliance de deux familles s’accordant pour donner naissance à une nouvelle génération qui se partagera les terres et les biens. Si un jeune homme musulman épouse une chrétienne, leurs enfants seront automatiquement musulmans, et la fiancée n’échappera pas à l’obligation de se convertir (au grand désespoir de ses parents). Si une jeune fille musulmane s’éprend d’un chrétien, le cas est encore plus désespéré : sa famille s’opposera absolument à ce qu’elle s’éloigne de l’islam et élève des enfants chrétiens. A ces obstacles posés par les familles s’ajoutent ceux que soulèvent les prêtres de toutes les chapelles. Tout l’édifice social semble conçu pour pérenniser le système communautaire de l’ancien Empire turc – celui des Balkans ou du Liban. Même pour les familles sans aucune pratique religieuse, ces frontières demeurent quasi infranchissables. Je repense à X., beau jeune homme musicien et informaticien, qui revenait de quelques années d’études aux Etats-Unis. Né musulman – « par hasard », disait-il. Sa mère, quoique laïque et militante connue de l’OLP, s’était opposée absolument à son mariage avec une jeune chrétienne. Ils venaient de rompre. Je pense à F., le neveu de ma voisine, un chrétien de famille communiste épris d’une musulmane. Sans espoir. Je pense à R., cette belle artiste née dans une famille chrétienne de Jérusalem, qui me disait : « Ma mère m’a promis de me rompre les os si je lui ramène un musulman. »
Différences « religieuses » ? Le mot est impropre, car ce ne sont pas les convictions métaphysiques qui opposent le chrétien et le musulman, mais les rites, les coutumes et surtout les intérêts claniques. Hormis cela, ils sont plutôt semblables. A milieu social égal, les familles sont aussi prolifiques chez les uns que chez les autres, la vertu des jeunes filles aussi jalousement préservée, l’attachement à l’Orient, à la langue et à la culture arabes identiques et la foi très similaire. A Ramallah, les messes sont toujours dites en arabe. Quant aux athées déclarés, ils sont plutôt d’origine chrétienne.
Dans cette ville de Ramallah, j’ai aussi rencontré des semi-clandestins qui, au regard des règlements israéliens, n’avaient aucun droit d’y séjourner. C’étaient des gens de Gaza qui auraient dû habiter derrière leurs barbelés, une centaine de kilomètres plus au sud. C’étaient aussi des citoyens « de l’intérieur », chrétiens ou musulmans, qui avaient choisi de vivre en Palestiniens plutôt qu’en Israéliens de seconde zone. C’étaient encore des militants de l’OLP à la retraite, d’anciens prisonniers politiques revenus sans autorisation après 1995, des sans-papiers, des titulaires d’autorisations périmées ou de visas de touriste expirés…
Et les femmes ? m’a-t-on demandé. Le voile se répand rapidement chez les jeunes filles. Parfois sous la contrainte, mais pas toujours. Aux tendances internationales s’ajoute ici la dynamique de l’affrontement régional contre Israël – contre un Etat, des soldats, des colons qui s’affirment de plus en plus juifs, au sens ethnique et religieux. Je m’attendais à entendre les femmes voilées soutenir l’islamisme, la charia… Erreur. L’une d’elles m’a expliqué que le voile lui était aussi naturel que le sari à une Indienne. Une autre a vigoureusement condamné les attentats perpétrés au nom de l’islam et, dans la foulée, l’Autorité palestinienne, jugée trop molle avec les groupuscules terroristes. Quant aux féministes, nombreuses dans les ONG et à l’Université, elles concentrent leurs critiques sur les traditions patriarcales et non sur l’islam. J’en ai même entendu certaines faire l’éloge du mouvement des femmes en Iran pour avoir su, dans le cadre de la charia, faire avancer les droits des femmes. Une autre rejetait la prétendue libération des femmes occidentales, qui aurait fait d’elles des proies encore plus faciles pour l’inceste, le viol, la prostitution et la pornographie. J’étais parfois agacée, mais j’étais venue pour entendre et comprendre, pas pour prêcher.
Malgré toutes les différences entre les Palestiniens, un principe puissant les unit : le rejet des Israéliens. Lorsqu’un militant clandestin (activiste ou terroriste, c’est selon) frappe à la porte à minuit, les Palestiniens – de toutes obédiences, de toutes conditions – ouvrent. Quel que soit le danger. Au risque d’être tué dans l’assaut de leur maison. Au risque de voir leur maison détruite. C’est la vieille histoire de la guerre populaire théorisée par Mao, l’armée se devant d’être au sein de la population comme « un poisson dans l’eau ».
Autres leitmotivs : l’attachement à leur terre (« Hors d’ici, je suis comme un poisson échoué sur le rivage », me disait un jeune homme qui avait étudié aux Etats-Unis) et à leur cause nationale (« C’est le combat de toute notre vie », soupirait une amie).
En vivant parmi les Palestiniens, je ne me suis pas sentie tellement dépaysée. Leurs comportements me rappelaient les récits de la France sous l’Occupation, qui ont bercé mon enfance. J’ai aussi reconnu chez eux beaucoup de traits familiers : ils investissent beaucoup dans les études universitaires de leurs rejetons, parlent plusieurs langues étrangères, entretiennent des relations avec une parentèle très large, maintiennent des liens solides avec la diaspora, déménagent souvent, possèdent plusieurs passeports, cartes d’identité, titres de séjour – pas tous authentiques. Autant de traits qu’on dit « typiquement juifs ».
Au fond, j’aimais les Palestiniens d’être si différents du cliché monochrome imprimé dans les consciences occidentales. Ma grand-mère, qui les méprisait, ne voyait en eux que des nomades faméliques ou des guerriers d’opérette. Les grands médias israéliens se bornent à les qualifier de « terroristes » et à faire bouillir la marmite de la peur. De leur côté, les défenseurs de la cause palestinienne n’ont pas fait grand-chose pour rendre plus lisibles les contours et les différences de classes, d’intérêts, de cultures… Aux yeux des colons, des missionnaires ou des humanitaires, les indigènes forment toujours une masse indistincte. Dans la bouche des militants, le « peuple », qu’il soit palestinien ou français, n’est souvent qu’une abstraction pauvre et héroïque.
On a reproché à Hannah Arendt de ne pas aimer le peuple juif. A quoi elle a répondu qu’elle n’aimait aucun peuple en général, qu’elle n’aimait d’amour que des individus. L’homogénéité, disait-elle, est un produit de camp de concentration, un fantasme de gardien de camp. Comme elle, j’aime les gens pour leur singularité, leur diversité.
A la lecture de mes chroniques, l’historienne Madeleine Rebérioux, l’ancienne présidente de la Ligue des droits de l’homme, m’a fait un compliment qui m’a touchée : « Enfin, on a un tableau vivant d’une société qui n’est pas monolithique ! Il y a des riches et des pauvres, des citadins et des ruraux, des croyants et des laïques… » Elle réagissait, il me semble, contre les sanglots de l’humanitarisme contemporain, qui voit partout des victimes, toutes égales dans leur malheur. Cette idéologie-là, assurément, tue la politique.
Aimer les différences ? La différence, je m’en méfie comme je me méfie des « racines » et de tous les prêts-à-porter identitaires. Mais j’aime d’amour la diversité, carburant de l’écriture, de la fluidité, de la liberté.
La Pensée de midi