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Histoire d’une refonte, par Mikhaïl Zochtchenko (1934)
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(Ce texte constitue l’avant-dernier chapitre de l’ouvrage collectif « Le canal Staline, histoire de la construction de la voie d’eau Baltique-mer Blanche »)

Sur le canal de la mer Blanche

Ceux qui m’intéressaient sur le canal de la mer Blanche n’étaient pas ceux qui avaient violé la loi par hasard, ou pour employer les termes d’un des prisonniers, dans des « circonstances merdiques ».
J’étais intéressé par les gens qui avaient délibérément bâti leur vie entière sur l’oisiveté, le vol, la triche, le cambriolage et le meurtre.
Ce sont ces délinquants et leur rééducation que j’ai examinés avec la plus grande attention. Je ne voulais pas me tromper là-dessus. Je voulais discerner les vrais motifs, parfois cachés, les désirs, les intentions de cette sorte de gens.

Pour de bon. Que pensaient-ils après une vie d’oisiveté d’un travail quotidien exténuant ? Que pensaient-ils lorsqu’on a commencé à leur parler d’une nouvelle vie, de rééducation et de Socialisme ?
Et que pensaient-ils de leur avenir dans notre pays où n’existent plus ni propriétaires, ni riches, et par conséquent aucun de ces « merveilleux » rapports capitalistes dont l’envers est fait de vols et d’assassinats commis pour s’approprier le bien d’autrui.

Les prisonniers

A dire vrai, j’abordais avec scepticisme la rééducation. J’imaginais que cette fameuse refonte des individus découlait d’une seule et unique motivation : le désir de sortir de captivité, d’obtenir une libération anticipée et divers avantages.

Je dois admettre qu’au total j’étais tout à fait dans l’erreur. Et j’ai pu réellement observer la reconstruction de la conscience, la fierté des bâtisseurs et d’étonnants changements psychologiques chez beaucoup de prisonniers.

Bien sûr, j’ai aussi vu les points plus faibles de cette affaire. Par exemple, j’ai eu une longue conversation avec un pickpocket professionnel. Il a parlé de sa refonte en long et en large, à la fin, il a admis avec un sourire pitoyable qu’il faudrait bien sûr le suivre après sa libération pour qu’il ne retombe pas dans ses vieux travers.

J’ai aussi constaté que certains prisonniers s’agitaient vainement autour de leurs chefs, cherchaient à briguer des faveurs et laissaient exploser un enthousiasme superflu et des exclamations d’admiration sans borne pour ce pouvoir qui transformait l’homme et la nature « comme dans un conte de fées ». Il n’y a derrière cela que l’espoir, de la part de gens parfaitement indifférents, de regagner leur liberté, d’attirer l’attention d’en-haut et de se pousser dans une carrière. Autant d’attitudes humaines qui méritent d’être étudiées partout et pas seulement entre les limites d’un camp.

Mais ces individus ne comptent pas, qu’ils soient en liberté ou en prison, et ne méritent qu’une remarque en passant.
Au total, pour autant que j’aie pu voir, nul homme étant passé par la rude école de la rééducation n’est resté le même.
Tous ont, d’une manière ou d’une autre, été remodelés.
Si ce processus de remodelage transforme tous les anciens délinquants en honnêtes gens, la plume du satiriste risque de rouiller par manque d’usage.

26 août 1933

Il s’est trouvé que pendant que j’étais sur le Belomorkanal, un meeting de travailleurs de choc a été organisé dans un des camps.
C’est le plus étonnant meeting qu’il m’ait jamais été donné de voir.

A la tribune se sont succédé d’anciens bandits, voleurs, vagabonds et aventuriers pour rendre compte du travail qu’ils avaient accompli.
En dépit de leur maladresse et de leur naïveté, il y avait quelque chose de magnifique et de poétique dans ces discours. Pas une fausse note, pas un mensonge, pas l’ombre d’un désir d’éblouir leurs chefs avec leur transformation énergique et résolue.

Je me souviens d’une phrase qu’un des anciens bandits a répété plusieurs fois, non sans une certaine fierté : « Et maintenant, vous prendrez tous modèle sur moi. »
Non, ça ne peut pas être (globalement) de la triche et de la ruse. Je n’ai rien vu de forcé ou même prémédité pour obtenir des faveurs. Tout était sincère et sérieux.

Le camarade Rothenburg

Et voilà que parmi ces orateurs et rapporteurs étonnants, on donna la parole à un homme dans la quarantaine, au visage sombre, battu par les éléments. Il était grand et costaud, un peu chauve et m’a fait l’impression d’une virilité et d’une force singulières.

Il fit un discours sur vie passée, ses vagabondages à l’étranger et les prisons où il avait séjourné. Puis il a parlé de qu’il avait fait ici, de ce qu’on avait fait pour lui et de ce qu’il projetait de faire dans l’avenir.
Une de ses phrases me surprit particulièrement : « Lombroso, le professeur bourgeois, a dit que les criminels l’étaient dès la naissance. Quelle absurdité ! Comment peut-on naître criminel ? Mon père était un honnête travailleur – il travaille encore. Ma mère était une honnête travailleuse. Ce qui m’est arrivé, je m’en repens et j’ai laissé tomber pour de bon. »

Cet homme était jadis un voleur international bien connu, un escroc et un aventurier. Il venait d’être décoré pour son travail excellent et même héroïque sur le chantier.
Il s’appelait Abraham Isaakovitch Rothenburg. Quelques jours avant sa libération, cet homme a écrit l’histoire de sa vie. On me l’a remise pour que je la mette dans une forme publiable.

L’histoire de sa vie

Sa vie surprenante, racontée par lui-même était inhabituelle, mais la transformation de sa vie l’était encore plus.
Ecrite avec beaucoup de maladresses de style, des répétitions et des longueurs, sa biographie était, hélas, impubliable en l’état. Rien de plus difficile que de corriger un écrit de ce genre qui contient l’histoire d’une longue vie, racontée dans la merveilleuse langue de la rue avec la naïveté et la spontanéité d’un homme étranger à la littérature. Prenez par exemple La Vie de Benvenuto Cellini écrite par lui-même. Ce livre est un des dix meilleurs livres du monde, et pourtant il a été écrit par un homme qui ne savait rien de l’art d’écrire. Voilà peut-être pourquoi il est si bon ? Un jour, on remit à un professeur le livre de Benvenuto Cellini pour qu’il le révise avant de le donner à imprimer. « Je refuse de repeigner ce livre. Ça ne peut que le gâcher. » Ainsi ce livre remarquable, naïf et maladroit fut édité sans corrections substantielles.

Je ne suggère pas de faire la même chose avec le récit de Rothenburg. C’est différent. Les faits sont compliqués et mélangés et le lecteur aurait du mal à suivre le cours des événements. Il y avait une étoffe morte qu’il fallait ranimer par le souffle de la littérature.
J’ai repeigné ce manuscrit mais comme si c’était de sa propre main. J’ai conservé sa langue, son style, son ignorance de la littérature et son caractère propre. Un travail d’orfèvre, en fait.

J’ai déjà eu à faire ce genre de travail et j’ai toujours trouvé que cela exigeait de l’expérience et une capacité à se mettre à la place de l’auteur, comme un acteur peut le faire. Voici donc l’étonnant récit de la vie écrit par lui-même, et repassé par ma plume.

Enfance

Mon nom est Abraham Isaakovitch Rothenburg. Je suis né à Tiflis. J’ai maintenant quarante ans d’âge. Mon père travaillait comme ouvrier chez son frère. Ce frère était un riche alors que mon père n’avait rien du tout et son frère cadet, il l’appelait avec respect David Isaakovitch.
Mon père avait cinq fils et deux filles. J’étais l’aîné.
Ma mère m’a confié à une organisation charitable juive où j’ai reçu l’instruction gratuite. C’était dans son genre une école chic où on donnait aux élèves des pâtés à la viande, du lait chaud, des petits pains au petit-déjeuner.

A mon retour à la maison, par contre, souvent je ne trouvais rien à manger.
Mon père était un joueur né, capable de passer la journée entière à jouer aux dominos et d’habitude il perdait tout. Ma mère avait des tout petits – la vie était dure pour elle, dès fois elle souffrait de cette vie.

Le frère de mon père, c’est à dire mon oncle, lui, ne manquait de rien et n’avait aucun souci. Ses enfants se gavaient de raisins et de pommes tous les jours. Moi, je regardais seulement en m’approchant tout près.

A cette époque, je me sentais blessé par le sort et j’ai commencé à voler à l’école des livres et des manuels pour les vendre au bouquiniste. Avec l’argent, je m’achetais des bonbons, tout en me disant « je prendrai ce qui est à moi ». Mais un jour, je me suis fait attraper dans cette vilaine action. On est allé chercher ma mère et on lui a dit « Votre fils se fourre dans de mauvais coups. Sortez-le de notre école. »

Après ça, mon père m’a battu avec un bâton mais ma mère a crié en pleurant « Il ne recommencera pas. »
Ainsi, j’ai cessé d’aller à l’école. Et j’ai commencé à aller sur les marchés et j’ai vu tout ce qu’on peut voir, comment on trichait, comment on revendait la marchandise volée, et les divers trucs que les gens font pour gagner de quoi manger et vivre mieux qu’avant.

Premiers délits

J’étais un garçon de quatorze ans quand j’ai pris le mauvais chemin. Au bazar, je me suis lié avec un homme. On l’appelait Akop. Un jour, il me donna une fausse montre en or et un bracelet à vendre comme si c’était des objets volés. Et lui faisait semblant de marchander avec moi. Un crétin avide est passé, il l’a vu marchander avec moi et a été heureux de me les acheter.

Après ce succès, on me confia d’autres affaires de même sorte. Je fis le travail mais en paiement, des clous ! Tiens ta langue – ils m’ont dit – ou on te cognera comme il faut, et si tu ne fais pas gaffe, on pourrait bien te tuer.

Une fois, j’ai été arrêté mais, vu l’entreprise de mon oncle, personne ne crut que son neveu pouvait faire ce genre de choses. Le juge de paix, le prince Tseretelli se doutait de quelque chose, je pense, mais il s’est juste moqué de moi en disant que j’avais beau être petit, j’étais déjà assez culotté pour tromper les adultes. Alors, on m’a laissé partir.
Après, j’ai été vite arrêté pour un autre coup.

J’avais vendu à un colonel, une montre « en or » pour quarante roubles. Il m’a dit : « Quand tu en auras d’autres, apporte-les moi toutes. » Mais quand il a vu le genre de montre, il s’est mis dans une grande colère et m’a dénoncé à la police. On m’a arrêté et j’ai eu six semaines de prison.

Mon père n’est jamais venu me voir, mais ma mère oui. Elle m’aimait beaucoup et souffrait beaucoup de me voir en prison.
Je venais à peine d’être libéré que je me suis fait reprendre pour la même chose et on m’a renvoyé en prison pour six semaines. Quand, après ma libération, je me suis fait attraper pour la troisième fois, on m’a envoyé au tribunal du district comme récidiviste.
Là, on m’a donné six mois. J’ai pensé que j’avais vraiment la poisse d’être arrêté si souvent mais on m’a dit que c’était classique.

Premier amour

J’étais un type malin et la plupart des gens m’aimaient. On m’a affecté à l’infirmerie de la prison pour distribuer les médicaments. Pendant que je faisais le tour des cellules, j’ai fait connaissance d’une fille intéressante et très jolie. Elle s’était fait prendre pour le même délit que moi. Elle volait et « travaillait » dans les boutiques – voleuse à l’étalage en un mot. Elle a eu le coup de foudre pour moi et me l’a écrit. Il s’agissait d’une fille Cosaque du Kouban, son nom c’était Maria Kornienko. C’était une beauté. Elle attirait tous les regards et ceux qui la voyaient se disaient – « Les femmes sont tout de même rudement belles ».

Une histoire d’amour a commencé entre nous, mais je n’avais plus qu’un mois à faire et elle quatre. On s’est mis d’accord que je l’attendrais, quoi qu’il arrive. Je me suis retrouvé enfin libre et je suis revenu à mon ancien business.

J’étais très amoureux de Maria et j’ai essayé de gagner encore plus. J’achetais pour vingt à trente roubles de nourriture et d’affaires pour lui porter en prison. Tout le monde était étonné de la quantité que j’apportais.

Je m’habillais très bien et j’étais beau garçon, et je dépensais tellement pour elle qu’elle est devenue folle de moi. La seule chose qui lui faisait peur c’est que je n’attende pas sa libération, mais je l’aimais tant que j’ai attendu les trois mois.

Pour finir, elle a été libre et on a vécu ensemble comme mari et femme.
La guerre avec l’Allemagne a éclaté et je devais me cacher pour ne pas partir à l’armée.

Mon père – quel drôle de type – alla contre sa chair et son sang et dénonça ma planque à la police. Je me suis fait prendre une fois mais j’ai réussi à m’évader et je suis retourné vivre avec Maria. Je devais donner une fortune aux gens qui nous cachaient. Maria et moi, on continuait notre business comme avant.

J’étais sur un de ces coups quand je me suis fait prendre une deuxième fois et j’ai été envoyé à Kutais. J’ai réussi à m’enfuir. Avec Maria, on a repris nos expéditions de voleurs et on s’est fait pas mal d’argent. Je portais une capote militaire et tout le monde se doutait que je vendais de la marchandise volée. Ça ne les empêchait pas de l’acheter et on vivait très bien. J’aidais ma mère. Elle ne manquait plus de rien, et Maria non plus.

Et puis je me suis fait prendre pour trois fois rien. J’étais dans ma capote de soldat, je croise un sergent-major, je ne l’ai pas salué, il m’a donné un tel coup de poing dans la joue que j’ai failli tomber par terre. Il m’a arrêté et envoyé chez le commandant. Ma combine était bien à l’eau. Ils ont découvert comment je m’étais procuré l’uniforme et ce que je fabriquais. J’ai fait onze mois de préventive avant le procès.

Maria avait de la peine pour moi, elle se souvenait de tout ce que je lui avais apporté en prison et elle a fait la même chose pour moi. Elle ne m’a pas battu sur ce terrain mais j’ai tout de même apprécié. Son style à elle, c’était le vol à l’étalage, et elle a raflé tout ce qu’elle a pu pour pouvoir me donner tout ce que je voulais.
Après, il y a eu le procès et j’ai été condamné à huit ans de travaux forcés. En entendant ça, ma mère est tombée évanouie comme morte et Maria a éclaté dans des sanglots si terribles que mon cœur s’est arrêté. On m’a conduit dans une autre pièce et les deux dames sont entrées pour me dire adieu et, je ne sais pas pourquoi, un prêtre est aussi rentré, il a cherché à calmer ma mère en lui disant de ne pas pleurer. Il m’a tendu des sandwiches, soi-disant pour « ôter le bout pointu de ma faim » mais je les ai refusés.

Ensuite Maria, mettant tous ses espoirs dans sa beauté est allé voir le général de cavalerie. A genoux, elle lui a dit qui elle était et qui j’étais et ce qu’elle voulait qu’il fasse. Elle a dit : « Il ira à la guerre et paiera pour ce qu’il a fait. Si vous lui donnez une nouvelle chance, je vous jure qu’il fera tout pour être à la hauteur. Le général lui a dit « ça m’étonne de vous voir vous, une femme Cosaque, plaider pour un sale Juif. Mais bon, j’essaierai de faire quelque chose pour lui. » Il n’a rien fait du tout, on m’a enchaîné et abandonné à mon cruel destin, pour être envoyé loin de tout le monde.

[p 131-142]

Ainsi, en avril 1932, la Guépéou m’a envoyé sur le canal qu’on construisait entre la mer Blanche et la Baltique. C’était l’horreur quand je suis arrivé sur place. J’ai cru que ma vie était finie, que j’étais un homme perdu et que je ne reverrais jamais Tiflis.
Le lieu ne m’a pas plu du tout. Alors qu’on était au printemps, il y avait encore une couche de neige épaisse partout. L’endroit avait l’air abandonné et mort. Je me sentais si déprimé. Je ne voyais aucun moyen de m’en sortir. Les trois années devant moi me semblaient pire que tout au monde. J’ai été envoyé dans la section n°7, une petite gare appelée Sosnoviets. Le camp commençait là.

Je suis arrivé là comme si j’allais au cimetière. Il pleuvait. Les arbres étaient petits, rabougris, et pas le moindre brin d’herbe. Des rochers pointaient du sol partout et j’ai pensé que j’avais toutes chances de mourir sur ces pierres et que je ne verrais plus jamais rien d’autre.

Voilà l’état d’esprit où j’étais quand on m’a envoyé sur les rochers à l’écluse n°15. Il fallait casser les rochers et les faire exploser et le travail était très dur. Le pire c’était que je n’avais jamais travaillé de ma vie. Je considérais le travail de force comme criminel et honteux.
Les premiers jours, je n’ai réussi que 30% et même 20% de ce qui était attendu, et le contremaître, Bufius, un Allemand, a dit « Incroyable, un grand type costaud comme toi pas capable de travailler. Tu devrais avoir honte ! » J’ai trouvé ça ridicule et je lui ai répondu « Le travail, c’est pour les crétins et les chevaux. Je ne suis ni l’un ni l’autre, et si tu aimes tellement le travail, tu n’as qu’à le faire à ma place. On va voir quel genre de crétin tu es. Et Allemand par-dessus le marché. »

Il l’a raconté à Triaskov. Triaskov était notre premier contremaître. Un gars actif et énergique. Il a essayé de me parler mais je ne voulais rien savoir. Je l’ai insulté et lui ai dit de dégager.
Voilà comment ça se passait. Je faisais à peine 30%, juste assez pour ne pas m’endormir. Tout le temps je repensais à la Grèce, à mon business et à mon passé. Maintenant, je le voyais comme un conte de fées.

Alors le chef Sapronov est passé par là. Le contremaître s’est précipité pour lui parler de moi. Le chef a dit : « C’est bizarre, tout le monde travaille ici. C’est rare que quelqu’un refuse. Notre travail est très urgent. On me dit que tu refuses, ça m’étonne. Il y a sûrement quelque chose que tu ne comprends pas ! » Il a continué à me parler mais ça ne m’intéressait pas.
« J’ai l’habitude de voir les résultats de mon travail » je lui ai dit. J’ai
toujours travaillé à mon compte et je pouvais voir si mes conditions de vie s’amélioraient ou pas, mais qui va tirer quoi que ce soit de ce que je fais en ce moment – aucune idée. Quant à vous, vous êtes juste un fonctionnaire qu’on a nommé ici et vous me dites juste ce qu’on vous a dit de dire. »
Il a eu l’air étonné et il est parti.

Peu après, notre éducateur (reform instructor), Varlamov est venu et m’a dit : « Va voir Sapronov après le travail. Il veut te parler. Il est surpris et n’arrive pas du tout à te comprendre. » Je suis allé voir Sapronov. Le thé était servi sur la table avec des biscuits, des caramels et des cigarettes de bonne marque.
Je riais intérieurement quand je suis entré dans la pièce. Ah ! Il me prend pour un gosse ! Il croit qu’il va gagner ma confiance comme ça ! On s’est assis et la conversation a commencé. On a parlé longtemps. Mon passé l’intéressait et je lui ai tout raconté. Il était terriblement surpris de la manière dont j’avais vécu. On a bu le thé, mangé les biscuits, on voyait que c’était un type bien.

« Bon, tu es allé partout et tu as vu comment on rééduque les gens à l’étranger. Tu as reçu des coups de bâton et des coups de poing dans la figure. Evidemment, on ne va pas te demander de bien travailler juste parce qu’on t’a traité correctement. C’est dur, je sais, ce n’est pas le paradis ici, mais si c’était le paradis, tout le monde deviendrait criminel juste pour pouvoir être envoyé ici. Ce n’est pas ce que nous voulons. Nous exigeons du travail parce que ce travail est pour nous-mêmes et pas pour les capitalistes. Nous voulons que notre pays se développe et devienne prospère. »
Il m’a donné une cigarette et je suis rentré chez moi au baraquement. Tout au long du chemin, j’ai réfléchi à cette nouvelle mode dans les prisons et au travail de force.

Le lendemain, plus par sympathie pour ce type que pour n’importe quelle autre raison, j’ai fait 87 %.
Le jour d’après, Prokhorsky, le chef du service est venu avec Sapronov. « Je ne te comprends par du tout » m’a dit Prokhorsky. « Pourquoi tu ne veux pas travailler. On ne le fait pour personne d’autre que nous-mêmes. Nous travaillons pour améliorer notre pays, et si les choses vont mieux ici, ce sera mieux pour toi aussi. Tu n’es pas un contre-révolutionnaire, n’est-ce pas ? Si tu nous rejoins à mi-chemin, on veillera sur toi. Si tu travailles bien, tu auras une libération anticipée, et on t’apprendra un métier, meilleur que celui que tu avais. Tu obtiendras une qualification formidable et toutes les portes s’ouvriront devant toi quand tu seras libre. » Après, il a dit au revoir et il est parti.

Bon, je me suis dit, la limite est atteinte. Qu’est-ce qu’ils ont à s’intéresser à moi tous les jours. Je n’arrive plus à m’en débarrasser. Vouloir changer un voleur en travailleur !
A peu près deux jours plus tard, l’éducateur Varlamov, est venu me voir. Il a dit : « Prokhorsky et Sapronov te demandent encore » . J’y suis retourné. On a causé autour du thé et des biscuits. Ils ont commencé à me parler de ce nouvel Etat sans capitalistes ni propriétaires fonciers. Ils ont brossé un tableau pour ainsi dire du travail qui restait à faire et d’une vie telle qu’on n’en avait même jamais rêvée.

« C’est intéressant d’apprendre qu’il n’y aura plus de voleurs dans votre Etat, très intéressant. » – « Bien sûr qu’il n’y aura pas de voleur parce que personne n’éprouvera le besoin de voler, et qui voleraient-ils. C’est le côté glauque du capitalisme qui engendre les voleurs. »
On a beaucoup parlé de ça et d’autres choses aussi. Prokhorsky m’a dit que j’avais tort, qu’il y avait une autre vie devant moi et que les voleurs devaient apprendre un nouveau métier. Ça m’a paru drôle. Je me suis dit, bon, si c’est comme ça, il va falloir travailler, d’autant que j’avais déjà compris que quelque chose ne tournait pas rond, déjà du temps de Tiflis.

Je suis donc rentré chez moi et le lendemain, j’ai fait 140% de la norme attendue. Toute personne qui a déjà travaillé sur des rochers voit ce que ça veut dire. C’est l’horreur totale. Le lendemain, j’ai fait la même quantité. Je me suis plongé dans le travail. Après j’ai pensé à ma vie d’avant et à ce que j’avais été. Ce n’est pas que je regrettais d’avoir volé. C’est la vie qui m’y avait poussé. Prokhorsky lui-même disait que c’était le côté glauque de la vie. La conclusion, c’est que ce n’était pas ma faute. Mais ce serait ma faute si, ayant la chance de mener une autre vie, je continuais tout de même à voler.

Bizarrement, ma conscience a commencé à me travailler. Je voulais travailler alors, je n’avais besoin d’aucun soutien ni encouragement. Une fois, j’ai atteint 150%. Nous étions joyeux quand ça s’est passé. Nous nous sommes baladés, vraiment contents de nous-mêmes, et à la boutique du camp, nous avons pu acheter tout ce que nous voulions. Je me suis payé de bons vêtements et des bottes.
Quand j’ai vu que j’étais traité de manière correcte, j’étais prêt à me crever pour leur faire plaisir et j’ai dit à la brigade « Faisons de notre mieux » « Oui, bien sûr, on va le faire » ils étaient tous d’accord. Alors on s’est mis à travailler comme de beaux diables sans penser à rien d’autre. Parfois je pensais à Maria Kornienko et j’avais un pincement au cœur.

Oui, on a tous travaillé consciencieusement. Il n’y avait pas de raison de ne pas le faire. On ne pouvait pas faire autrement, après le décret du camarade Firine [1]. Cet ordre disait que tous les délinquants condamnés sous l’article 35, tous les socialement nuisibles hommes et femmes, devaient recevoir le meilleur traitement, le plus humain. On ne nous bousculait pas, et même, personne n’osait même nous toucher. Personne n’avait le droit de lever la main sur nous.

Si jamais le camarade Firine voyait que quelque chose n’était pas exactement comme il faut, malheur à celui qui n’aurait pas respecté les ordres. On a atteint 150%. Vous ne croiriez pas comment on courait avec les brouettes de cailloux. On courait vraiment avec des brouettes chargées. On a fait des trucs difficiles à raconter. Tout le monde faisait de son mieux, sans s’arrêter. Ça se voyait que le travail était important. Ce n’était pas le stupide cassage de cailloux qu’on nous avait donné dans les prisons pour nous occuper. Nous avions un but maintenant et ça nous soutenait. Nous voulions atteindre ce but le plus vite possible. Par ailleurs, notre travail était apprécié et on s’occupait bien de nous.
On a commencé à aider ceux qui traînaient derrière. On a participé au travail social. J’ai été élu membre du Comité de Production de Trois. Notre brigade est devenue la meilleure. On nous a mis à travailler sur le béton. Ils voulaient nous enseigner un métier et on l’a appris. On a réalisé 180 mélanges. Le chef contremaître Martynov nous a remarqués. Sapronov et Prokhorsky ont dit : « Vous faites du bon boulot. Nous sommes venus admirer. »

Un beau matin, ces deux chefs, Sapronov et Prokhorsky, sont venus me voir et m’ont dit : « Il y a des Article 35 qui refusent de travailler. Tu devrais aller les voir et leur parler. Fais-les aller au travail. Ceux qui n’ont pas obtenu de réduction de peine ont commencé à gueuler.
J’y suis allé. Tous les Article 35 ont été réunis dans un baraquement. Il y avait des égorgeurs, des voleurs – très expérimentés, des escrocs et des filous de toute sorte. Ils se sont foutus de moi quand je suis arrivé. « Tu as commencé à être à fond contre le travail et maintenant tu colles aux patrons. Dégage ! »
J’ai dit : « laissez-moi vous dire deux mots ». Il y en a qui ont dit : « Allez, vas-y, crache et magne-toi, on veut dormir. »
Ils étaient tous allongés sur leurs bancs. Ils n’avaient pas l’air de vouloir changer.
« Ecoutez messieurs, vous devriez regarder les progrès sociaux. Nous sommes des voleurs et rien d’autre, mais on dirait bien que le métier va bientôt disparaître dans ce pays. » Beaucoup ont éclaté de rire : « Et comment on va faire ? ». Je suis monté sur un des bancs et tous les gars étaient curieux de la suite. J’ai dit : « Nous vivons tous ici comme une grande famille. Pendant des années, on a pratiqué le même métier ensemble – le vol et le cambriolage. Ça nous a tous rapprochés, autant qu’un lien du sang. Moi, je ne colle à personne mais je suis capable de voir ce qui a changé, et c’est à cause de ça que je me suis mis à bosser, et c’est pour ça que je suis venu vous voir.
« De quel changement tu parles ? » ils m’ont demandé. « Messieurs, le monde du crime va à la ruine. Vous devriez être capables de le voir vous-même et de vous le mettre dans le crâne. S’il y a des bleus ici, des petits nouveaux dans le business, qu’ils gardent leurs illusions, mais des gens comme moi – avec de l’ancienneté – comprennent que c’est fait pour durer et voient les choses comme moi. La pègre court à sa ruine. Je n’en dirais pas autant pour d’autres pays, mais ici c’est comme ça, et même si ce n’est pas tout de suite, ça ne va pas tarder.
Il y en a qui ont dit : « Il y du vrai. » D’autres : « Archi-faux. » Je leur ai brossé un tel tableau de la vie et du travail qu’ils ont poussé un soupir.
« Qui on volera s’il n’y a plus de riches ni de propriétaires ? »
Ils ont dit « Même s’il n’y a plus que des pauvres, les gens voleront quand même. Mais si tout le monde est assez à son aise et qu’il n’y a pas de pauvres, alors le monde du crime est foutu. » « C’est bien ce qui risque de se passer, j’ai dit, donc on devrait apprendre un nouveau métier. On est obligé de travailler, et ce sera mis à notre crédit très vite. » Mais, ce jour-là, ils n’avaient pas envie d’aller travailler. Ils ont crié et se sont engueulés et sont retournés dormir.

Le lendemain, on a à nouveau discuté.
« Alors, messieurs, allons travailler ! » j’ai dit. « Comment on fait ? » ils ont demandé. Le lendemain, je voulais qu’on nous donne du thé et des biscuits pour avoir une discussion sérieuse mais il n’y en a pas eu besoin.
Ils sont tous partis travailler et, au fond, ils étaient soulagés de tourner la page.
Ensuite, j’ai été embauché comme aide éducateur. J’ai organisé six brigades. On a fait un travail splendide. Pendant les « jours d’assaut », une de mes brigades a réalisé 220%. Presque toutes les peines ont été commuées.
Ils pensent beaucoup à moi, maintenant, dans les quartiers spéciaux d’isolement. Les gars ont commencé à me respecter. On m’a confié l’alimentation des hommes dans la prison du camp. J’ai pas mal travaillé avec les minorités nationales. J’ai réussi à stopper les vols à la cuisine.
On lisait les journaux. On a formé un cercle d’athées et on a commencé à apprendre aux analphabètes à lire et écrire. On m’a pris comme commissaire de la section 5 et chef éducateur.
Les gens travaillaient pour moi comme des diables, alors que je n’avais jamais levé la main sur eux. Maintenant, je suis chef du quartier spécial d’isolement et éducateur. A l’heure où j’écris, il ne me reste plus que quelques jours à purger. J’ai passé dix-huit mois dans le camp. Je le quitte avec le sentiment que je n’ai plus un passé sombre derrière moi mais un avenir brillant. »

Ainsi finit l’histoire de la vie de Rothenburg. A l’automne 1933, il a été décoré de l’ordre du drapeau rouge du travail. C’est en citoyen libre qu’il est allé travailler sur le nouveau canal, celui qui relie la Volga et la Moskova. Il y a passé un mois puis a demandé un congé pour aller à Tiflis voir sa mère qu’il avait laissée dans le chagrin.
Je peux imaginer ses sentiments lorsqu’il est rentré dans sa ville natale et le frisson d’orgueil et de joie lorsqu’il a ouvert la porte et salué ses parents.
Je te souhaite plein succès dans ta nouvelle vie, camarade Rothenburg. Que tous tes vœux se réalisent.
Il faut que tu envoies cette histoire au Caire, à Maria Kornienko, la femme cosaque.

Ainsi finit notre intéressante histoire. Grattons un peu maintenant l’étoffe superficielle avec le scalpel du chirurgien.
Un sceptique, habitué à se méfier de la nature humaine peut émettre des doutes sur trois points.
Le premier : le caractère de Rothenburg avait-t-il vraiment changé après tout ce qu’il a vécu et, mis en présence d’un système de rééducation approprié, cédé à son influence pour devenir un autre homme ?
Ou bien cherchait-il simplement une nouvelle « voie » ?
Ou bien, n’étant nullement stupide, a-t-il bien tout pesé et conclu que le monde du crime allait à sa fin et que le mieux pour un voleur était d’apprendre un autre métier ? Le sceptique pourrait alors considérer que ce n’est pas la conscience morale mais la nécessité qui a dicté sa conduite.
J’ai examiné ces trois hypothèses en tant que professionnel des mobiles humains et j’en suis venu à conclure que le changement de Rothenburg venait d’un traitement adéquat. Il a réformé son propre personnage, en prenant en considération bien sûr, les changements dans la vie quotidienne de ce pays. J’en suis aussi sûr que de moi-même. Si ce n’est pas le cas, je ne suis qu’un naïf, un rêveur et un niais – autant de reproches qu’on ne m’a jamais adressés.
Je serais prêt à me porter garant que cet homme va mener une nouvelle vie. C’est peut-être un peu trop m’avancer ; je veux dire que je peux en répondre dans un système non-capitaliste.
Une fois de plus, je souhaite à Rothenburg tout le bonheur ; je voudrais en employant ses mots lui dire : « Ton monde du crime va crever. »
Je veux vivre dans un pays où il n’y a pas de verrous aux portes et où les mots vol, cambriolage et meurtre seront bientôt périmés.

Mikhaïl ZOCHTCHENKO

traduction Anne Brunswic

Marta La Greca, chercheuse de l’Université de Pise a consacré à ce chapitre sa thèse de doctorat : Mikhail Zosenko sul canale del mare Bianco, "Storia di una riforgiatura", fra cronaca e propaganda (Pisa, 2003).

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Perekovka (Refonte), journal interne du goulag du canal de la Volga (1936)

[1(Semion G.Firine, 1898-1937(fusillé), chef du Goulag et directeur de tout le chantier du BBK



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