Anne BRUNSWIC

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Cinéma vérité et vérité du cinéma

Sur un champ pentu, deux frères travaillent à grands coups de râteau et de fourche à amasser des bottes de foin. Répondant aux questions du psychiatre catalan François Tosquelles, l’un des pères de la psychothérapie institutionnelle (et directeur de l’hôpital de Saint-Alban filmé dans Regard sur la folie, 1961, autre film de Mario Ruspoli), ils interrompent un instant la fenaison pour parler de ce qui devrait changer dans la vie des agriculteurs. L’un déplore la résistance des vieux à tout changement du mode d’exploitation, l’autre insiste sur la nécessité de coopérer pour s’équiper en matériel moderne. « Sans entraide, de la plus spontanée à la plus organisée, on s’en sortira pas. Si on veut arriver à quelque chose, il faut que tout le monde prenne conscience de cette évolution aussi. »

Le docteur François Tosquelles est à deux mètres, et à sa droite se tient Mario Ruspoli qui tend le micro. Tous les deux sont assis, filmés de dos ou de trois quarts. La mise en scène, s’il y en a une, souligne l’opposition entre ceux qui sont debout en plein effort physique et ceux qui sont assis, occupés à capter l’image, le son et surtout le sens.
Les manuels et les intellectuels. Ceux qui ont en charge la terre et ceux qui ont charge d’âme.

Le dispositif du cinéma documentaire est exhibé, assumé, avec l’intervieweur qui pose les questions, le cinéaste qui tend la perche. Ce qui nous paraît naturel aujourd’hui mais était d’une grande nouveauté en 1960, c’est une caméra légère, la fameuse Coutant, qui se manie en plein air et s’adapte au terrain. Le point faible qu’on ne voit pas mais qu’on devine, c’est l’absence de son synchrone qui rend l’exercice de l’interview en plein air très délicat.

Chose notable, c’est l’ami psychiatre qui mène l’entretien. Il voudrait amener les deux frères à parler de la vie, du bonheur.
François Tosquelles : « Vous voyez, franchement, je ne m’intéressais pas tant à ce point de vue politique de votre travail, sinon au fait que, si vous ne faites pas quelque chose dans un sens ou un autre, c’est votre vie elle-même, vous vivez un petit peu sans joie, sans possibilité de vivre, ce qu’on appelle vivre, parce qu’il y a quelque chose de plus que travailler »¦ »
Cette longue intervention fait un flop.

Le frère le plus loquace finit par répondre : « On travaille pour avoir un niveau de vie plus élevé. Si on se crève toute l’année pour vivre dans un taudis, parce que, à le dire comme c’est, il y a des taudis en Lozère, il y en a beaucoup encore. »

Quand une question n’entraîne aucune réponse, quand elle est mal comprise ou qu’elle donne une réponse trop éloignée de ce qu’on attendait, en général, elle est coupée au montage. Ruspoli fait le contraire. Il garde toute la question malgré sa longueur et son français assez fautif (on disait de Tosquelles, républicain espagnol réfugié en France qu’il parlait le tosquellan, un mélange de français, de catalan et de castillan). Et Ruspoli conserve la réponse bien qu’elle tombe à côté ou justement parce qu’elle tombe à côté. Le malentendu est grand entre Tosquelles qui imagine en dehors du travail une quête possible du bonheur et ce jeune agriculteur pour qui le bonheur, c’est d’abord d’échapper à la misère et au taudis. Sa réponse renvoie Tosquelles à ce qu’il est, un intellectuel affranchi depuis sa naissance des contingences matérielles. Le film a l’honnêteté totale de le dire. Le cinéma vérité ici, c’est la vérité de la relation entre le filmeur et le filmé.

Anne Brunswic, pour Images de la cuture/CNCn°27