Chapitre 1
Ramallah, vendredi 3 octobre 2003
Arrivée depuis dimanche midi, cinq jours, je suis déjà tout à fait installée, locataire d’un grand appartement meublé, à cent mètres de la place Al-Manara d’où partent tous les taxis, équipée d’une ligne de téléphone fixe, d’un portable et d’une connexion internet. Grâe aux recommandations des amis cinéastes, les contacts se sont vite amorcés avec des Palestiniens engagés dans le dialogue pour la paix. Dans la rue ou sur le campus, dans les taxis ou dans les cafés, parmi les voisins ou les commerçants, c’est peu dire que les contacts sont aisés : qu’ils soient chrétiens ou musulmans, anglophones ou francophones, les Palestiniens ne demandent qu’à parler, qu’à accueillir l’hôte.
Le vendredi ici ressemble au samedi chez les voisins, très peu de voitures en circulation et pas un seul coup de klaxon depuis ce matin. Beaucoup de monde à la prière de onze heures suivie d’un petit rassemblement politique. Au total, un jour très très calme.
La vie quotidienne n’a rien à voir avec Sarajevo sous le siège serbe : certes les bureaux d’Arafat se trouvent à moins d’un kilomètre d’ici et l’armée israélienne peut à tout moment les encercler ou les bombarder. Il ne reste qu’un amas de ruines des deux grands bâtiments datant de l’époque britannique qui abritaient les bureaux des forces de sécurité jusqu’au printemps 2002 : des étages effondrés les uns sur les autres, un amas de gravats accrochés à des armatures métalliques. Seul le bâtiment occupé par Arafat, Abou Amar comme on l’appelle ici, est resté debout, au fond d’une cour même pas asphaltée dans laquelle tout un chacun pénètre librement.
Les soldats israéliens font, me dit-on, de fréquentes incursions en ville, à la recherche d’un suspect ou pour de simples virées d’intimidation. Il sont d’autant plus dangereux qu’ils sont très jeunes (18-20 ans), très apeurés, absolument ignorants des réalités qui les entourent. Entre eux, ils parlent souvent russe, comprennent rarement l’arabe. Avec une arme dans les mains et en pays conquis, ces jeunes gens nourris de jeux vidéo, derniers venus de la société israélienne, se sentent soudain quelqu’un ou quelque chose.
Mais à vrai dire, je n’en ai pas aperçu un seul depuis que j’ai franchi, dimanche dernier, sans même montrer un document, le barrage de Qalandia. Pas un policier palestinien, si l’on excepte celui qui règle mollement la circulation au carrefour et les trois gars assis sous la baraque de planches décorée sommairement d’un poster à l’effigie d’Arafat qui sert de guérite à l’entrée du bâtiment présidentiel. Aucun d’entre eux ne porte le moindre uniforme afin d’éviter d’être pris pour cible.
Les colons juifs installés au sommet des collines environnantes sont ici invisibles : ils ne circulent pas dans Ramallah et cela fait quelque temps qu’ils ne se sont pas avisés de tirer depuis leurs nids d’aigles.
Ramallah, me répète-t-on, ce sont les Champs Élysées de la Palestine. Entendez une ville riche comptant une bourgeoisie importante, chrétienne et musulmane, des magasins de luxe, des villas avec jardins, des résidences secondaires construites dans les années trente par des familles arabes des Émirats qui appréciaient le climat de cette ville où les nuits restent fraîches même en été. Beaucoup ici ont fait des études supérieures à Bir Zeit ou à l’étranger (États-Unis, Russie, Allemagne), beaucoup ont voyagé en Europe et aux États-Unis. Trois mille fonctionnaires travaillent pour l’administration palestinienne. Les étrangers coopérant dans les organisations internationales, les ONG et les services culturels sont plus de deux cents et ce sont eux qui peuplent jusque vers minuit les quatre cafés du centre ville où l’on sert de la bière et du vin.
L’architecture, le paysage, l’ambiance des rues commerçantes rappellent beaucoup ce que j’ai connu à Jérusalem à la fin des années soixante, lors de ma première visite chez ma grand-mère. C’est un paysage illimité de collines désertiques s’étendant au nord-ouest depuis le balcon de ma chambre. C’est la même pierre blanche qu’à Jérusalem qui habille toutes les façades, même les plus récentes. Ce sont les mêmes parfums de jasmin et de figues, les mêmes citronniers et bougainvilliers dans le jardin. C’est le même joyeux capharnaà¼m à la station de taxis en haut de la rue avec les garçons des bars avoisinants qui apportent sur des plateaux des cafés aux chauffeurs. Ce sont, dans l’appartement, les mêmes carrelages mouchetés couleur de sable, recouverts des mêmes tapis. Le même marbre autour de l’évier. Les mêmes volumes des pièces, carrées, spacieuses.
Sur le territoire du district de Ramallah, la résistance à l’occupation est quasi inexistante. Il n’y a qu’au voisinage des camps de Jalozone au nord et de Qalandia au sud que les soldats encaissent parfois des jets de pierre lancés par des gamins.
Si Ramallah, ce sont les Champs Élysées, Gaza doit être le 93, Jenine et Naplouse l’entre-deux. Ce qui est sûr, c’est que les kamikazes ne viennent pas d’ici . Ils viennent des camps de réfugiés de Jenine, de Naplouse, des « sans travail, sans droit et sans espoir. » Ils viennent des paysans expropriés qui n’ont même plus la ressource de vendre leurs bras en Israël. Les classes sociales ici sont bien visibles, et les classes, dit-on, ne se mêlent pas plus que l’huile et l’eau.
Le port du foulard, qui se teinte de nuances infinies, répond lui aussi à des usages sociaux subtils qui, pour l’heure, m’échappent largement. Lundi soir, à la cérémonie en hommage à Edward Saïd qui réunissait l’élite de la société locale, les femmes voilées étaient introuvables dans la salle alors qu’elles sont largement majoritaires dans la rue. Et là , chez mes voisins de palier qui viennent de m’inviter à partager le somptueux déjeuner du vendredi, la mère, une matrone d’environ 60 ans, a mis pour l’occasion sa robe traditionnelle et s’est couvert la tête, tandis que ses filles et belles-filles sont toutes tête nue. Une des filles est professeur de sciences dans un institut supérieur technique financé par les Nations Unies, une autre finit ses études de journalisme à Bir Zeit, la belle-fille travaille dans une banque. Le fils de la voisine, Imad, quant à lui, a fait ses études de droit en France : il est responsable des relations diplomatiques avec la France au sein de l’Autorité palestinienne, se rend régulièrement à Paris et accueille les délégations officielles ici. Les étudiants du Hammas qui ont jeté des pierres contre Lionel Jospin à Bir Zeit, ils ont été bien punis et ont été exclus plusieurs mois de l’université, m’a-t-il expliqué. "Nous n’avons qu’un allié en Europe, la France, c’était scandaleux de le traiter comme cela. Notre Président a aussitôt fait des excuses." D’ailleurs le voisin est bien décidé à en découdre avec les extrémistes et au plus tôt. Question de crédibilité pour l’Autorité palestinienne qu’il sert et à laquelle il veut croire comme à la future coexistence pacifique de deux États séparés.
Mais Ibrahim Quattami, responsable de l’association non-violente "Amis sans frontières", ne manifeste pas le même réalisme politique. Bout de dialogue :
« - Ibrahim, vous avez fait des études, vous avez les moyens de vivre en dehors du camp de réfugiés. Pourquoi y restez-vous ?
– J’ai un appartement à Ramallah mais je rentre presque tous les soirs au camp. C’est là que vit ma mère et que j’ai la plupart de mes amis. Nous venons tous du même village près de l’aéroport de Lod. Quitter le camp, ce serait renoncer à mon rêve qui est de revenir dans ce village de mon grand-père et d’y élever mes enfants. J’ai 33 ans et je ne me suis pas marié, à cause de ce rêve. Je ne veux pas élever mes enfants ici dans un camp.
– Vous parlez bien d’un rêve. Si la solution de deux États séparés l’emporte, vous devrez y renoncer. Vous ne pourrez pas vous réinstaller à l’intérieur des frontières de 1967.
– Pas forcément. Il suffirait que j’épouse une juive de là -bas et que je lui fasse des enfants ! »
Ibrahim aurait rêvé d’être pilote. Il n’a eu d’autre possibilité que d’étudier l’anglais, l’histoire et les sciences politiques. Mais ça ne l’empêche pas de planer un peu et de continuer à rêver au retour dans sa terre promise.
Ce qui fait souffrir au quotidien ici, c’est l’humiliation. Sur les hauteurs dominant la ville, les colons israéliens tiennent jour et nuit les 100 000 habitants en ligne de mire. Aux entrées nord et sud de la ville, l’armée israélienne occupe d’impressionnants postes où prennent position les tireurs d’élite les jours de tension. Les autorités militaires délivrent à leur convenance les innombrables autorisations indispensables pour le moindre déplacement à l’intérieur de la Cisjordanie. Chaque jour se gaspille un temps infini pour contourner tous ces obstacles. L’énergie s’épuise et finalement l’horizon se rétrécit inexorablement. Beaucoup n’ont pas quitté la ville depuis trois ans. Autrefois, on allait à Amman en trois-quarts d’heure, maintenant il faut compter deux jours. Il y avait une heure et demie de route jusqu’à Jenine, maintenant c’est une expédition tout à fait incertaine.
Des histoires de check-point, tout le monde en a à raconter. La dernière ? Rami, un ingénieur des ponts et chaussées est allé à Jenine avant-hier avec trois collaborateurs pour résoudre un problème technique. Comme la ville est systématiquement sous couvre-feu, il a téléphoné tous les matins à 4 heures aux collègues de Jenine pour savoir si le couvre-feu était levé. Justement, mercredi matin, il a reçu le feu vert. Avec son équipe, ils ont pris la route à 7 heures, ont mis "seulement" trois heures pour arriver grâce à des cartes d’identité marquées du logo de l’US Aid, se sont hâtés le plus possible dans le travail afin de finir avant l’expiration de leur autorisation de circuler. À 18 h, ils étaient de retour au poste de contrôle de Ramallah. Le soldat a regardé sa montre qui marquait 19 h : « Votre permis est expiré. Le véhicule ne bouge plus. Vous me suivez tous au poste de police. » « Mais pas du tout, il est 18 h à l’heure palestinienne, nous avons encore une heure devant nous. »“ Qu’est-ce que vous me chantez ? 18 h ! Donnez-moi immédiatement vos montres ! » Le soldat confisque les montres des quatre passagers, les papiers, les clés et rapporte le tout dans la guérite. Un quart d’heure plus tard arrive un ouvrier palestinien qui revient de Jérusalem. « Quelle heure as-tu ? » lui demande le soldat. « Sept heures et quart, répond l’ouvrier en hébreu, mais en Palestine il est six heures et quart parce qu’on est passé à l’heure d’hiver samedi dernier et vous dimanche prochain. » Ces explications en hébreu finissent par convaincre le soldat.
Sur ce périple à Jenine, Rami a quelque chose à ajouter. Pour éviter les barrages, ils ont emprunté à l’aller une route secondaire tout à fait inhabituelle. Soudain, un des jeunes collaborateurs a dit « On est à cent mètres de chez ma mère. Je ne l’ai pas vu depuis des mois. Est-ce qu’on peut faire un crochet pour que je l’embrasse ? » À 8 heures, le jeune homme a frappé à la porte de l’immeuble où sa mère vit seule depuis que les enfants et les voisins sont partis. Absolument seule. La vieille dame effrayée a mis dix bonnes minutes avant de se convaincre que c’était bien son fils qui était là , en bas, à faire tout ce vacarme si tôt.
Tous ceux qui le peuvent s’arrangent pour éviter le moindre contact avec les soldats, ils se terrent chez eux et s’adonnent aux délices du téléphone et de l’internet. Mais parfois, les soldats viennent vous surprendre à domicile. Salwa et Hisham Mustapha ont eu droit à une visite surprise en pleine nuit, mercredi dernier. Salwa, une francophone d’origine tunisienne qui est permanente de l’organisation de dialogue et d’amitié « Tawasol » (À la rencontre de l’autre), me l’a racontée ainsi.
« Les soldats ont frappé chez nous avant-hier à onze heures et demie. D’habitude on se couche tard, mais justement ce soir-là j’étais fatiguée et mon mari aussi. Donc, pour une fois, on était déjà au lit. Moi je dors en pyjama, mais lui, il ne met que le haut. Quand on a entendu les coups frappés fort à la porte, il a vite enfilé un slip pour ouvrir. Ils étaient six soldats. Contrôle d’identité de tout l’immeuble. Il y a trois appartements dans notre maison. Les soldats ont fait sortir mon mari et le voisin et puis ils ont frappé à la porte de l’appartement du dessus. Comme ça ne répondait pas, ils étaient sur le point de la défoncer. Mon mari leur a dit : « Attendez, je vais chercher la clé. L’appartement n’est pas occupé, les propriétaires vivent en Amérique. » « Et pourquoi vous avez la clé, vous ? » a demandé avec suspicion un soldat. « Mais justement, pour que vous ne défonciez pas la porte ! »
Après ils ont retenu les hommes une partie de la nuit dans cet appartement vide, couvert d’une épaisse poussière partout.
C’était une simple opération de routine. L’armée établit une fiche sur chaque appartement du quartier en relevant le nom des habitants, les numéros de téléphone fixes et portables. Histoire de détecter le moindre de mouvement de chacun. »
Pour finir cette première chronique, une petite liste d’instants.
Le moment le plus agréable : quand le chauffeur de taxi a refusé mes deux shekels en me déposant devant le check-point avant Bir Zeit, quand Abeer, une étudiante en sciences a insisté pour payer les deux shekels de mon retour, quand le patron de la pâtisserie Eiffel a refusé que je lui paie ses gâteaux, quand Naslim du café internet a insisté pour m’offrir gratuitement la remise en état de mon ordinateur, quand le boulanger m’a offert du pain »¦ Impossible de faire la liste de tous les petits cadeaux que je reçois quotidiennement.
Le moment le plus regrettable : quand je me suis trouvée au café Zyriab autour de minuit, témoin désolé d’une âpre discussion entre un stalinien allemand, chercheur en hydrogéologie, et un écologiste fondamentaliste anglais venu réaliser un film documentaire sur la question de l’eau en Palestine. Les noms de Liebknecht, de Kautsky et quelques autres émaillaient les propos de Clemens. Peter, lui, aurait bien aimé faire la preuve que le colonisateur israélien avait causé la désertification des collines de la basse vallée du Jourdain. Malheureusement, lui expliquait Clemens, la salinité des eaux ne date pas de 1948. Mes yeux me piquaient de sommeil et mon instinct me disait que je m’étais trompée d’adresse.
Le moment le plus embarrassant : « Nous sommes chrétiens orthodoxes et les autres ne nous aiment pas. Vous êtes chrétienne ? » m’a demandé la logeuse. « Non, juive. » « Ne le dites pas, dites que vous êtes chrétienne ou simplement française. » « Mais les locataires précédents, Tom et Ada, sont juifs et ils n’ont jamais eu de problèmes ici ! » ai-je insisté. « On ne sait jamais » a-t-elle conclu. Inutile de dire que tous les militants palestiniens consultés depuis sur ce point m’ont vivement conseillé de répondre avec franchise aux questions qui me sont posées franchement. Et qu’ils sont au contraire touchés par ma démarche qu’ils jugent d’autant plus « courageuse » .
Le moment le plus officiel : ma rencontre avec la célèbre journaliste israélienne Amira Hass. Elle m’a immédiatement conduite à bord de sa vieille Renault peinturlurée des grandes lettres T.V. à la cérémonie en l’honneur d’Edward Saïd, suivie d’un défilé avec chandelles dans la rue principale. Elle connaissait tout le monde, les rares journalistes, les officiels de l’Autorité palestinienne et pas mal de notables. Le sens des discours en arabe m’a absolument échappé jusqu’à ce qu’une jeune fille toute en rondeurs, assise à côté de moi, commence à me les traduire en anglais. Renseignements pris, Reem est en dernière année d’études de journalisme et médias à Bir Zeit et ne demande qu’à me revoir et à m’être utile.
Le moment à filmer : la traversée du check-point entre Ramallah et Bir Zeit. Dans le lacet d’une route serpentant à travers des collines somptueuses, la route est bloquée par des cubes de béton en deux points séparés de quelque huit cent mètres. Aux deux extrémités, une bonne cinquantaine de taxis jaunes individuels et collectifs pris dans une mêlée indescriptible. Entre les deux, des centaines de piétons circulant dans les deux sens, des fauteuils d’infirme pour ceux qui préfèrent être poussés et des carrioles à cheval pour ceux qui se font traîner ou pour les marchandises. La grande majorité des enseignants et des étudiants empruntent ce chemin deux fois par jour. « Avant je mettais huit à dix minutes pour aller à la fac en voiture. Maintenant c’est un minimum d’une heure. Hier, à cause des embouteillages du jeudi soir au check-point, j’ai mis deux heures pour rentrer » m’a raconté Lamis, ma voisine du dessous qui enseigne les « Women’s studies » à Bir Zeit.
Le moment à photographier : une partie de cartes digne de Pagnol, sur la terrasse d’un café à deux pas de la place dite « de l’horloge » bien qu’il n’y ait plus d’horloge. Les mines joviales des joueurs ventrus et chauves, les ombres et les lumières sur la terrasse, la table ronde, les petites tasses de café, les cartons jetés sur la table, l’animation tranquille d’un début d’après-midi.
Le moment d’humour. L’histoire m’est racontée par Mamdhour Nowfal, un ancien cadre militaire de l’OLP qui sert occasionnellement de conseiller d’Arafat. Au physique avec sa petite moustache grise, ses yeux plissés dans un éternel sourire et sa large carrure : le type du héros des comédies égyptiennes. Juste après le check-point, un chauffeur de taxi collectif hèle le dernier client afin de faire le plein en direction de Ramallah. « Dernier passager pour le paradis ! Pour le paradis, dernier passager ! » « Tu es sûr que tu m’amènes au paradis ? » « Où je t’emmène, c’est l’enfer. Mais t’inquiète pas, le paradis, c’est juste la porte à côté. »
(fin de la première chronique)