Chapitre 1
Ce que l’on conçoit mal s’énonce obscurément.
Judith me disait « Tiens-toi droite. » Marcelle complétait : « Le dos, comme un I majuscule. » Judith citait volontiers Boileau : « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, Et les mots pour le dire arrivent aisément. » Marcelle corrigeait l’auteur de l’Art poétique : « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. Non, plutôt cent fois. Il était un peu fainéant ce Boileau. » Ces deux vieilles dames étaient sœurs. Judith, ma grand-mère maternelle, avait débuté comme speakerine. Elle était devenue traductrice, feuilletoniste, chroniqueuse. Ma grand-tante, Marcelle, était une figure de proue de la presse féminine.
Judith et Marcelle m’ont appris à écrire. Clair. « Ne demande jamais d’efforts inutiles à ton lecteur » me serinait Marcelle. Bref. « Pense qu’ils ont bien autre chose à faire dans la vie que de te lire. » Précis. « Dans une histoire, chaque détail compte. Ce sont même les détails qui la rendent intéressante » ajoutait Judith. Leurs leçons ont porté quelques fruits. Jusqu’au jour où j’ai voulu écrire sur ce qui me paraissait le moins clair, à savoir ma vie. J’ai repensé au cher Boileau de mon enfance. À mon tour, j’ai corrigé son Art poétique.
Ce que l’on conçoit mal s’énonce obscurément,
Et les mots pour le dire viennent à grand tourment.
PRÉAMBULE
Tu vieillis. Écrire des mémoires, c’est bon pour les octogénaires. Disons alors que je me fabrique des mémoires. De toutes façons, qui viendra me contredire si j’affirme que le lit de mes parents exhalait le dimanche matin un parfum sucré de sirop d’amandes. J’écris pour retenir ce qui risque d’échapper à jamais. Que me restera-t-il en 2030 des matins d’amour dans la campagne ? Des nuits de cinéma à la belle étoile ? Des sourires croisés sur les boulevards les jours glacés de manif ? J’ai déjà oublié la plupart des visages rencontrés, des films vus, des livres lus. Je n’ai pas encore oublié les peaux que j’ai caressées, les visages aimés, les chambres où ces crimes furent commis.
La mémoire, justement, j’enquête sur ce sujet. A priori, je ne sais pas quels moments privilégier. Aucun. Tous. Je n’ai pas connu mon heure de gloire. Toutes mes heures ont été, ou auraient pu être des heures de gloire. Nietzsche a écrit quelque chose comme cela. Et que m’importe de me peindre en gloire ? Aussi, ni plus ni moins que René Descartes, ai-je conçu une méthode. Celle-ci permet de plonger dans la matière des souvenirs sans déterminer à l’avance que mai 68 sera plus important que mai 67. Pour la grande histoire sans doute, mais pour la mienne ? Je me suis donné pour consigne de m’arrêter tous les cinq ans sur une année de ma vie et d’y consacrer au moins cinq pages. Sans savoir s’il s’y trouvera des choses « intéressantes » , dignes d’être recueillies dans des Mémoires avec une majuscule et au masculin. Avec le plaisir d’explorer des moments plats ou même creux, des moments sur lesquels seule la littérature pourrait avoir quelque chose à dire, voire à redire. Avec le risque d’en éliminer d’autres qui ne manqueraient ni de relief ni de couleur.
Chapitre 1. L’année de mes cinq ans .« Tes pères et mères honoreras. Même s’ils n’ont pas le temps. »
Nous habitons boulevard Péreire, un grand appartement tout en couloirs, typique de ce quartier ensommeillé de la Plaine Monceau. La famille se compose de quatre enfants (je suis la troisième), d’un papa qui travaille dans ce même appartement comme radiologue »“ il a quitté depuis peu la médecine hospitalière »“, d’une maman très occupée : non seulement elle veille sur sa nombreuse famille et sur le cabinet de Papa, mais elle fait des affaires. Elle a fondé sa propre marque d’accessoires de puériculture en plastique sous le nom de Joeplastic, achète et vend des appartements, gère les intérêts immobiliers de sa mère installée depuis peu en Israël. Sa deux-chevaux au coffre rebondi déborde toujours de victuailles, de coupons de mousse et d’enfants. Nous avons une bonne, peut-être est-ce la Bretonne Thérèse, et une jeune fille au pair - est-ce encore la très belle Olivia de Trieste qui épousera le docteur Roscof ? Du côté du cabinet médical, Colette, petite rouquine mariée à un Russe prénommé Oleg, cumule les fonctions de manipulatrice radio, laborantine et secrétaire. Dans la journée défilent les malades, souvent des cancéreux en radiothérapie. Les enfants doivent se faire oublier au fond du couloir où l’on n’entendra pas leurs jeux brutaux.
Cet appartement, ton père y vit toujours. Ecrire ses transformations successives, ses métamorphoses, ce serait écrire l’histoire de ta famille. Chaque pièce a connu au fil des ans des affectations variées, contradictoires mêmes. La grande pièce obscure qui abritait la table de radiologie, table à bascule, horizontalement, verticalement, comme les mots croisés, cette pièce où tu entendais ton père répéter « Respirez à fond. Ne bougez plus. Ne respirez plus » , voilà qu’elle lui sert de chambre à coucher. Comment y respire-t-il ? Le laboratoire où l’on développait les clichés est devenu salle-de-bains. La resserre derrière la cuisine où les charbonniers déversaient leurs sacs de boulets a disparu depuis que le chauffage au gaz a remplacé la vieille chaudière et la cuisine s’est agrandie d’autant. Cela fait longtemps que l’appartement n’accueille plus de malades. Au fil des ans, l’animation qui y régnait s’est éteinte. Jusqu’il y a peu, des enfants y vivaient encore. Maintenant, il n’abrite plus qu’un couple vieillissant. Sur le palier, tu tires la sonnette. Est-ce ton père qui va t’ouvrir en collant sur ses lèvres un bon sourire de vieillard attendri ? Ou ta jeune maman qui va te gronder parce que tu as encore crotté l’escalier. « Essuie donc tes souliers sur le paillasson du rez-de-chaussée avant de monter. Et arrête de jouer avec les boutons de l’ascenseur. S’il tombe en panne, comment feront les malades de Papa ? »
L’école maternelle n’est pas loin, juste de l’autre côté du boulevard Péreire, mais pour y aller, il faut franchir un grand carrefour, celui de l’avenue de Wagram, passer devant l’hôtel Mercedès, traverser la rue Brémontier, résister à l’appel du boulanger qui vend des carambars et des malabars, passer devant l’épicerie Julien Damoy, et remonter la rue Ampère sur une cinquantaine de mètres. À moins qu’on ne se risque sur le trottoir d’en face où est l’église dans laquelle je ne suis jamais entrée, mais dont j’ai vu sortir des hommes en soutane noire, et mes camarades de classe les jours de catéchisme.
L’école est une fête : on chante « Compagnons de la marjolaine » et « À la claire fontaine » . La plupart des paroles me sont incompréhensibles (c’est quoi, la marjolaine ?) mais c’est si bon de danser en farandole dans le préau. Le reste du temps passe à la peinture »“ je suis fière d’un grand voilier sur fond rose exposé à la fête de la fin d’année »“ et aux parties de balle au prisonnier dans la cour de récréation. Mon seul regret : la sieste obligatoire après le déjeuner, où cent lits pliants sont alignés dans le préau. Un matin, la maîtresse distribue de petites bouteilles de lait chocolaté. Il paraît que c’est à M. Mendès-France que nous devons dire merci.
Tu as cessé de peindre. Quand ? Probablement, le jour où tu as appris à écrire droit, entre les lignes, comme on marche dans les cours de caserne. Dès lors, tu as perdu la liberté du geste, n’as plus tracé qu’à l’aide de la règle, du rapporteur ou du compas, en suivant les contours de formes en plastique rigides (cartes de France, figures de géométrie) ou la ligne plus accidentée de tes mains ou de tes pieds. Bien plus tard la peinture est revenue dans ta vie par la porte de l’amitié.
J’ai un copain d’école qui s’appelle Francis Dune, très grand pour son âge. Il habite avenue de Villiers au-dessus de la station Total. Je me suis longtemps demandé comment on entrait dans son immeuble : je croyais qu’il fallait traverser le garage. Comme il m’a invitée à jouer chez lui, j’ai repéré la porte d’entrée, à gauche de la station. Sa maman nous sert des jus d’orange. Elle est américaine et musicienne. Sur le pick-up logé dans un grand buffet qui contient des dizaines de disques, elle met nos comptines favorites « Qui craint le grand méchant loup, c’est pt’être vous, c’est pas nous. » Francis est enfant unique, comme le seront la plupart de mes copains et copines de classe. Une maman qui veille tout un après-midi sur deux enfants jouant aux marionnettes et au petit train, voilà ce que je n’ai jamais vu chez moi. Nous ne manquons pourtant de rien à la maison, mais personne n’a le temps de s’occuper des autres.
Chez nous, les enfants mangent à la cuisine avec la bonne qui nourrit la marmaille tout en préparant le dîner des patrons. Papa travaille tard, son dernier malade ne s’en va qu’après 19 heures. Sa journée n’est pas encore finie : il doit passer dans une clinique. Mais quand les malades sont partis, laissant leur odeur fade dans la salle d’attente, un salon meublé de fauteuils Louis quelque chose d’un vert épinard passé et de tables basses où traînent de vieux numéros de Connaissance du monde et de Paris-Match, les enfants peuvent s’emparer de tout l’espace enfin vacant, les couloirs, la salle de radiologie, et même le laboratoire où traînent dans la corbeille de vieilles radios. Nos préférées, ce sont les cages thoraciques. Bien découpées et peintes, elles peuvent faire d’excellents épouvantails pour terroriser les autres enfants de l’immeuble, moins familiarisés que nous avec les squelettes. Nous aimons bien aussi les poires à lavement qui remplacent avantageusement les pistolets à eau.
Certains soirs, nous demeurons consignés de bonne heure pour cause de « réception des correspondants » . Petits plats et grand tra-la-la. Maman étudie depuis un mois les menus suggérés par le magazine ELLE pour composer un dîner élégant. Elle a embauché un extra. Les « correspondants » , a-t-elle fini par m’expliquer, ce sont les généralistes du quartier qui envoient des malades à Papa. C’est l’occasion pour Maman de se mettre en beauté. Elle sort sa broche avec des brillants, une belle robe. « Tout doit être tip top, tu comprends ? » Alors silence la michpahah au fond du couloir.
Toute une vie à recevoir des malades. Toute une vie à administrer des lavements barytés. Un jour, Hugo t’a confié que cela lui avait pesé, que la fatigue et l’ennui l’avaient gagné. Il a eu la sagesse de prendre sa retraite à temps et de profiter des longues années qui ont suivi pour faire enfin ce qu’il aimait : écrire, converser, voyager, philosopher, aimer. Quant à la médecine, il l’a remise à une place plus modeste. « Le malade, crois-moi, il faut surtout savoir l’écouter. » Sous la plume de Proust, qui pense lui aussi à son père médecin, tu lis : « Croire à la médecine serait la suprême folie, si n’y pas croire n’en était pas une plus grande. »
Nous, c’est qui ? Surtout mon frère Joseph, Joe, qui a trois ans de plus que moi, et ma sœur Laure, qui n’a que seize mois de plus. Pour ce qui est de Jérémie, le petit frère, il n’est encore qu’un bébé qui pousse difficilement, aussi en retard dans la parole que dans la marche. Nous ne jouerons pas ensemble, même plus tard lorsqu’il sera sorti des langes. La compagne de ses jeux, ce sera Lili, la petite sœur qui va naître cette année-là . Une nuit, Maman est entrée dans notre chambre, nous annonçant qu’elle partait quelques jours à la maternité ; elle nous a demandé si nous voulions un petit frère ou une petite sœur. Les avis étaient très partagés. Joe est brusque et bagarreur. Il s’entend bien avec Laure dont les jeux sont souvent acrobatiques. Elle raffole des trapèzes et des anneaux pour jouer au « cochon pendu » . Moi, je n’arriverai jamais à me hisser le long d’une corde, même à nœuds. Dans les bagarres, je n’ai pas le dessus. Je souffre d’un double handicap : l’âge et la corpulence. Je suis une petite ronde dodue, très brune, alors que ma sœur est blonde, fine, élancée. J’en crève de jalousie et bougonne dans mon coin en rêvant d’être un garçon. Malheureusement, aucun exercice physique ne me réussit, ni les parties de ballon, ni les courses en patinette sur les trottoirs du boulevard Péreire. Quand nous nous faisons gronder par le terrible concierge du bout de la rue, celui qui traîne sa jambe de bois et ressemble au capitaine Crochet, c’est toujours moi, la plus lente, qui me fais tirer les oreilles.
Quinze ans plus tard, tu retrouves ce concierge et descends chaque semaine dans sa loge en demi sous-sol. Pas très rassurée mais tu es obligée. Il est inscrit sur ta tournée de L’Humanité-Dimanche.
Je ne vais pas me peindre en souffre-douleur. D’abord parce que je sais me défendre par d’autres armes, la parole principalement, ensuite parce que j’ai hors de la maison des alliés et des amis. Au nombre de mes méchancetés, je me souviens avoir dit à ma sœur Laure qu’elle était ridée dans le dos. La pauvre, qui n’a pas réussi à vérifier par elle-même, m’a crue et s’est mise à pleurer. Mon imagination n’est jamais à court : j’invente, je brode, je fabule et je commence à croire à toutes mes forgeries. Un qui me comprend, c’est mon grand-père Walter. Il ne me sermonne pas, même lorsque je suis prise en flagrant délit. Au contraire, il m’écoute avec amusement et me raconte d’autres histoires encore plus merveilleuses tirées de l’Odyssée ou des frères Grimm. Certains jours de fête, je l’accompagne à la synagogue de la rue Copernic où il a son banc et son châle de prière.
Les Berg pratiquaient un judaïsme libéral qui les distinguait de ceux qu’ils appelaient les « froums » , les « pieux » . Ils observaient les jours de fête, jeûnaient à Kippour, allumaient les chandelles de Hanoukkah, commémoraient la fuite d’Égypte le soir du Séder. Chez eux, on fêtait aussi Roch Ha-Chanah (le nouvel an), Pourim (la fête d’Esther où l’on se déguise) et Soukkot (où l’on construit des cabanes). En général, ils évitaient le porc. Ils lisaient L’Arche et Tribune juive, cotisaient pour l’État d’Israël et la communauté israélite de France. Mais ils n’étaient pas religieux. Ils étaient aussi, tu l’appris par la suite, adeptes d’une franc-maçonnerie juive, le Bnaï Brit, qui avait instauré ses propres rituels. À quoi croyaient-ils au juste ? À l’humanité comme mesure de toute chose ?
Nous arrivons chez Pépé et Mémé tous les jeudis à l’heure du déjeuner, après une toilette plus soigneuse que d’habitude. Maman redoute l’inspection de notre Mémé Claire qui dès notre arrivée passe en revue ongles et oreilles, vérifie l’état de nos souliers et la solidité des boutons de nos manteaux. Le menu est préparé par Louise, la cuisinière. Au printemps, c’est artichaut vinaigrette, rôti de veau jardinière, œufs à la neige. « Qu’est-ce vous voulez manger jeudi prochain ? » demande-t-elle après la dernière bouchée. Elle connaît déjà la réponse : « La même chose. » Et elle, malicieusement, « Vous ne préféreriez pas de la tarte aux pommes » , pour s’entendre réclamer toujours les mêmes œufs à la neige. Après la sieste, nous jouons par terre, vautrés sur le tapis de la salle à manger. Les cubes en bois portent des dessins sommaires accompagnés de mots en allemand : der Wolf, le loup, der Katz, le chat, das Haus, la maison »¦ Ma connaissance de l’allemand n’ira jamais au-delà des quelques bribes entendues chez mes grands-parents. Clara, notre Mémé Claire, s’exprime peu en français : elle vit la plupart du temps retirée dans sa chambre où elle tape, sur sa vieille Olympus, le courrier de l’association de bienfaisance juive qui possède le home de retraite de Fleury-sur-Marne dont mes grands-parents sont les fondateurs et animateurs. Elle entretient aussi d’innombrables correspondances avec les parents et amis dispersés de Tel Aviv à Rio de Janeiro en passant par Johannesburg. Elle fume des Royale rouge (deux paquets par jour) et suce des bonbons cubiques au café, les hopjes, importés de Hollande où elle a vécu avant guerre. Depuis longtemps, Clara et Walter font chambre à part, lui dort sur un divan, dans la vaste pièce vitrée qui lui sert de bureau, bibliothèque et cabinet de consultation. Entre eux, ils échangent en allemand des propos qu’on devine acides et où il est parfois question de la cuisinière Louise. Ma grand-mère en est-elle jalouse ? Il est vrai que notre pépé n’a jamais pu voir une jolie femme (y compris ses brus) sans lui adresser quelque gracieuseté galante : un compliment, un bouquet de fleurs »¦ Mais la bonne Louise, moustachue, citoyenne de Montfermeil, déjà sexagénaire, que lui reproche-t-on ? Mon pépé, j’aime l’observer devant le miroir de la salle de bains lorsqu’il rabat soigneusement avec le peigne de corne sa longue mèche blanche (presque jaune) pour couvrir le sommet de son crâne tout nu. C’est là aussi qu’il nous administre sa médecine d’urgence : du mercurochrome sur les bobos, des bouts de coton brun pour les saignements de nez, du Néocodion contre le rhume. Cette petite salle de bains à Passy, juste entre l’église de l’Annonciation et la maison de Balzac rue Raynouard.
À New York, dans les années quatre-vingts, chez ton oncle Otto. Il te parle de Walter, ce père égoïste qui l’a constamment accablé de son mépris. Au point qu’Otto a manqué ses études secondaires et s’est retrouvé à 14 ans en apprentissage. Une anecdote, pour lui, résume la tyrannique : il vient d’être incorporé dans l’armée française, il est en uniforme et jouit d’une courte permission. Walter, pour fêter la circonstance, l’invite à manger des huîtres à la Brasserie Lorraine, place des Ternes. « Il savait bien, pourtant, que je détestais ça. » Quarante ans après, les huîtres ne sont toujours pas digérées. Pardonne-t-on à son père de ne pas vous avoir aimé ? Otto montre maintenant une lettre écrite peu après la guerre par sa sœur Renata et adressée à ses trois frères : « Notre mère est bafouée depuis vingt ans par la liaison de Papa avec Mme Charlotte G. Nous ne pouvons plus tolérer ce scandale public. Il faut exiger de Papa une rupture définitive. Après toutes nos cruelles épreuves, nous devons penser à Maman qui a tant souffert. » Cette lettre vertueuse n’aura aucun effet. Walter gardera sa maîtresse jusqu’à sa mort à 77 ans. Une bigamie exemplaire puisqu’ils étaient liés depuis les années vingt. La pulpeuse Charlotte prodiguait-elle des consolations dont Clara se dispensait ? La lettre de Renata contenait involontairement des détails édifiants sur la fidélité admirable de Charlotte. « Lorsque nous nous sommes installés à La Haye, elle a aussitôt quitté Heidelberg et a pris un appartement dans le même quartier que nous. Quand nos parents sont venus à Paris, elle a encore emménagé à proximité. Lorsqu’ils se sont réfugiés en zone sud, elle les a suivis lors de chacun de leurs déménagements. Au printemps 1944, alors que nos parents n’avaient nulle part où se cacher, Mme G. a proposé son hospitalité et Maman a été bien obligée d’accepter. »
Cette année de mes cinq ans, ce n’est pas l’allemand que maman a inscrit à mon programme, mais l’anglais. Nous passerons l’été en pension chez l’oncle John et la tante Suzy à Londres, avec nos cousins Joan et Ralph. Il faut se mettre dare-dare à conjuguer I am, you are. Notre maman nous enseigne les rudiments et tout le reste : elle a vécu en Angleterre pendant la guerre. Pleine de souvenirs, le Blitz, l’hôpital sous les bombardements »¦ Mais ce n’est pas elle qui nous les racontera, ce sera plus tard notre Mémé-Train qui vit à Jérusalem. (Ce surnom, qui la distingue de Mémé Claire vient d’un mot de mon frère Joe, un mot d’enfant devenu mot d’adulte.) Pour l’instant, Maman joue les professeurs d’anglais. Un jour, elle nous emmène à Dieppe par le train de Saint-Lazare. C’est ma première traversée de la Manche en bateau, Dieppe-Newhaven. Sur un banc du pont, Maman écrit une carte postale. Je n’ai que le pont à traverser pour la jeter dans la boîte aux lettres fixée au bastingage. Mais le pont est trop vaste, battu par un vent qui emporte la carte postale. Je fonds en larmes pour ne pas me faire gronder d’avoir perdu la carte et son timbre tout neuf. Le bel été en Angleterre, où je découvre le « pinetbete » (peanut butter) et où j’apprends à chanter « iniminimainimo » . J’écris phonétiquement car jusqu’à douze ans, je parlerai l’anglais sans jamais me soucier de l’écrire. « Iniminimainimo » , c’est la même chose que pif, paf, pouf et colégram.
De ton enfance, tu gardes le souvenir d’une collection de homes d’enfants, de pensions, de colonies de vacances ou de familles d’accueil. Entre eux, tes parents employaient le terme « parking » . L’an dernier, vous en avez reparlé :
« »“Tu ne pleurais jamais quand tu partais. Tes frères et sœurs avaient l’air inconsolables et toi tu bondissais toute joyeuse dans le train.
»“ La première fois que vous m’avez expédiée en Suisse, chez Tantine, j’avais trois mois, n’est-ce pas ?
»“ Quelque chose comme ça, oui.
»“ Et j’y suis restée près d’un an. Ceci expliquerait peut-être cela.
»“ L’année de ta naissance, j’ai été très malade, une multiplication de globules blancs. On a d’abord diagnostiqué une leucémie. Tu sais comment nous avons pratiqué la radiologie dans ces années d’après-guerre, sans grande protection. Dans la profession, la leucémie était une pathologie courante. Alors ta mère est partie se reposer avec moi et elle t’a envoyée en Suisse chez cette Tantine, Mme Lacluze. Mais tu n’y es pas restée si longtemps. Au bout de quelques mois, Mme Lacluze a écrit à ta mère qu’elle ne voulait plus recevoir d’argent pour ta pension. C’était une femme de grand cœur mais qui ne pouvait pas avoir d’enfants.
»“ Je ne me souviens plus quand elle a adopté la petite Sonia, ce devait être quelques années plus tard.
»“Ta mère a tout de suite compris le problème et elle t’a vite fait revenir. »
Comme la tendresse de cette femme en mal d’enfants devait être vaste ! Et quelle déception lorsqu’il fallut, de retour à la maison, partager avec Joe et Laure une portion bien plus congrue. Le sentiment d’étrangeté que tu as souvent éprouvé en famille, ce détachement tôt ressenti vis-à -vis des tiens viendrait-il de cette séparation si précoce ? Mais peut-on se fier à la mémoire de ce père maintenant bien vieux et qui eut dans sa vie tant d’enfants ?
Si Maman nous accompagne elle-même à Londres plutôt que de nous confier à un employé des chemins de fer comme à son habitude lorsqu’elle nous expédie en Suisse, c’est qu’elle y a des affaires. Sa petite entreprise Joeplastic est fondée sur une association avec son frère Ben, confectionneur à Edgware, dont le modeste atelier fabrique les matelas à langer, les toises et les tapis de parc ornés de petits mickeys qu’elle expose chaque année au Salon de l’enfance. Dans le catalogue de la firme familiale, je figure en bonne place, posant à dix-huit mois debout dans un parc à côté de ma très jolie maman qui me sourit à demi agenouillée ; page suivante, c’est encore moi les cuisses ouvertes, couchée sur un matelas à langer tandis qu’elle s’occupe à me talquer le postérieur. La collection Joeplastic est en vente au Printemps. J’accompagne Maman en ronchonnant. Un après-midi, elle me laisse entre les mains du coiffeur pour enfants qui vient d’ouvrir boutique au sous-sol. On m’a juchée sur un cheval de bois, je sens le rasoir passer et repasser sur ma nuque. Puis la tondeuse. Tout vacille. Je suis au sol entre les pattes du cheval. Des femmes en blouse bleu ciel s’agitent autour de moi. Dans le haut-parleur, j’entends qu’on appelle : « Madame Berg est attendue au salon de coiffure, premier sous-sol du Nouveau Magasin. » D’autres fois, c’est la colique qui me prend mais les toilettes sont très loin, au bout de trois escaliers mécaniques et de deux passerelles. Maman, Maman, quand finirons-nous d’aller aux Grands Magasins ?
Sacrée femme d’affaires ! En plein baby boom, lancer une gamme d’accessoires de puériculture en plastique, c’est bien vu ! Elle n’a pas encore trente ans et un minuscule capital quand elle fonde son business. Quant à ses trois bébés, non seulement ils lui inspirent de nombreuses idées, mais ils deviennent modèles pour ses photos publicitaires. Elle voulait donc tant que ça devenir riche ? La Maria Braun du film de Fassbinder, jeune femme délurée qui danse parmi les ruines de la défaite nazie, t’a fait terriblement penser à elle. À ces jeunes femmes que la guerre avait privées de leur jeunesse et qui se sont jetées sans vergogne dans les affaires sitôt la prospérité revenue. Le bonheur, c’était donc cela, consommer, choisir au Salon des Arts ménagers sa machine à laver et son robot à éplucher les patates, conduire sa deux-chevaux, partir l’été en Grèce et l’hiver à Zermatt. Quelques mois avant ta naissance, les tickets de rationnement ont disparu. Cette année-là , Hélène a décidé de ne pas venir s’installer en Israël où Judith avait pourtant tout prévu pour vous accueillir. Un poste de chef de service de radiologie avait été réservé pour Hugo à l’hôpital de Jérusalem. Assez de privations ! Assez de tickets ! Assez de guerre ! Jouir, enfin.
Le dimanche, nous sommes à Carnetin dans notre maison de campagne toute proche du home de Fleury-sur-Marne, et nous retrouvons nos grands-parents pour de joyeux festins au bord de la Marne, dans une auberge de chasseurs. À la maison de Carnetin, deux souvenirs sont attachés : un massif d’œillets à l’entrée, et une nuit où je partage mon lit avec Mémé-Train. Je n’aime pas sentir près de moi son souffle ni son parfum. À moins que ce ne soient ses câlins qui m’importunent. Je n’ai pas l’habitude d’être embrassée, encore moins caressée. Nos parents observent la coutume germanique : ils embrassent les enfants sur le front dans les grandes occasions et se contentent d’une poignée de main pour les circonstances ordinaires.
L’hiver dernier, ta sœur Laure t’a posé la question : « Est-ce que tu te souviens d’un baiser ou d’un câlin de Maman ? » Non. Ce qu’il te reste, ce sont vos cavalcades du dimanche matin vers le lit des parents. Tes aînés, plus rapides, se glissaient entre les draps tièdes. Arrivée la dernière, tu devais te contenter d’une petite place au pied du lit. Mais l’odeur tenace de ce lit d’amour t’est restée.
Notre Mémé-Train vient chaque été passer un mois ou deux en Europe. Pas en train mais en avion. Un fils à Londres, une fille à Paris, des affaires à régler dans les consulats, des notaires, des avoués, des réparations de guerre. Elle a trois passeports, le belge, l’anglais et l’israélien et, quoique née à Roubaix, seulement une carte d’identité française. Intarissable sur la manière de passer les frontières. La ligne de démarcation, combien de fois l’a-t-elle franchie en réalité et repassée en rêve ? « Regarde bien, Anneton, pour voyager, il faut d’abord savoir faire sa valise. » La sienne tient du miracle. Dans le plus petit rectangle d’Air France en toile bleue à fermeture Éclair, elle parvient à loger son nécessaire pour un mois. « Pendant la guerre, ta maman et moi, nous nous partagions trois chemisiers, un sur le dos de chacune et le troisième au lavage. Même chose pour les culottes. » Mémé-Train me prépare méthodiquement à survivre à la prochaine guerre.
Cette maison de Carnetin, tu la croyais oubliée à jamais. Tu l’as retrouvée par hasard, au volant de ta 4L, vingt ans plus tard, en revenant du collège de Coulommiers où tu avais reçu ta première affectation de professeur. Elle était quasi invisible, en retrait de la route, blottie au fond d’une venelle.