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La dernière Utopie ou la télévision de Roberto Rossellini
Entretien avec Jean-Louis Comolli
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Jean-Louis Comolli : “Nous avons laissé passer cette étrangeté comme si Rossellini était devenu fou.”

Présenté au Festival du cinéma du réel 2006, La Dernière Utopie de Jean-Louis Comolli a fait l’objet de deux séminaires : l’un mené par Marie-José Mondzain aux Ateliers Varan, l’autre par les Etats généraux du documentaire à Lussas. En s’attachant à cette période quelque peu méconnue de la filmographie de Rossellini, Jean-Louis Comolli livre un film manifeste sur le cinéma et la télévision.

Né à Rome en 1906, Roberto Rossellini débute au cinéma en 1936 avec un court métrage scientifique à grand spectacle, La Vie sous-marine. Au sortir du fascisme et de la guerre, il s’affirme au sein du nouveau courant néo-réaliste avec des films phares mêlant fiction et documentaire lyrique comme Rome ville ouverte, Paísa, Allemagne, année zéro ou encore Stomboli. Les années cinquante sont marquées par de grands films d’analyse psychologique où Ingrid Bergman, son épouse, joue les premiers rôles. Mais au seuil de la soixantaine, parvenu au faîte de la gloire, il rompt avec un cinéma fondé sur l’émotion. C’est vers la télévision qu’il se tourne pour lancer une immense entreprise d’éducation populaire, une fresque couvrant l’histoire de l’humanité des origines à la conquête de l’espace. De 1964 à sa mort en juin 1977, il y consacre toute son énergie et son œuvre télévisuelle finit par égaler en volume ses films de fiction antérieurs.
En 2001, la RAI rendit hommage au cinéaste en commandant à Carlo Lizzani, son ancien assistant, un documentaire nourri de nombreuses archives et retraçant cette œuvre monumentale, intitulé sobrement Rossellini. En France, parallèlement, l’Auditorium du Louvre et la Cinémathèque française organisaient une rétrospective intégrale et un colloque attirant l’attention sur les téléfilms didactiques jusque là largement ignorés de la critique, à l’exception de La Prise du pouvoir par Louis XIV. Pourquoi cette œuvre télévisuelle a-t-elle tant désorienté la critique ? C’est la question que s’est posée Jean-Louis Comolli qui était lui-même, à l’époque, jeune critique aux Cahiers du cinéma. Avec La Dernière Utopie, il revient quarante ans plus tard sur le travail d’un Rossellini visionnaire, qui a senti bien avant les autres l’urgence de résister à la dictature du divertissement sur l’industrie des images.

Votre intérêt pour le cinéma de Rossellini ne date pas d’hier mais pourquoi accordez-vous une telle attention à ce virage vers l’encyclopédisme qui marque la dernière partie de sa carrière ?

J.-L. Comolli : C’est bien plus qu’un virage, c’est une rupture. Lui-même déclare : “Avant je faisais un cinéma inconscient, maintenant je fais du cinéma conscient” ! Evidemment, entre conscient et inconscient, il y a plus d’un rapport mais ce n’est pas la même chose.

Peut-on dater cette rupture avec précision ?

J.-L. C. : Il y a une phase de transition. Rossellini voyage en Inde, en rapporte un long métrage, India matri Buhmi (1957), et une dizaine de documentaires qui représentent des fragments de la réalité indienne telle qu’il l’a filmée. Il y rencontre aussi sa future épouse, Sonali Dasgupta. Les femmes tiennent un grand rôle, toujours très articulé avec son travail. C’est en Inde qu’il se met à penser au destin du monde, à celui de l’homme, et que se déclenche pour lui le besoin d’en rendre compte. On ne peut pas dire que cette prise de conscience est tardive car les films de Rossellini sont déjà traversés par l’histoire. Allemagne, année zéro (1948) parle du moment présent, de l’histoire des idées, de l’histoire politique. Il y a donc une forme de continuité mais le champ s’élargit. Plutôt que de raconter des personnages transfigurés ou plus ou moins écrasés par le monde tel qu’il est – comme dans Stromboli (1950) par exemple – il pense qu’il faut aller vers un cinéma qui enseigne au spectateur quelque chose de sa propre histoire. Ce souci didactique s’impose à ce moment-là au premier plan. C’est une rupture.

Comment Rossellini élabore-t-il ce projet encyclopédique ?

J.-L. C. : Chez lui, le souci de penser l’histoire de l’humanité en termes plus amples se traduit immédiatement en idées de films. Voilà qui est nouveau. Et il a immédiatement conscience que ce projet cinématographique n’a pas de place au cinéma. Y compris dans sa manière à lui de faire des films qui est déjà une perversion ou une reformulation du mode industriel. Il trouve dans la télévision qui commence à s’installer parmi les masses l’outil qui convient. Son propos n’est pas seulement de parcourir l’histoire de l’humanité, ses grandes dates, ce qui l’intéresse, ce sont les moments où ça bascule comme Socrate ou la Renaissance, ces moments de crise où l’on est contraint à repenser sa place et les conditions mêmes de la pensée. Son projet ne consiste pas à dresser un état des lieux de la pensée des origines à nos jours, ce qui serait déjà gigantesque, mais à le faire arriver auprès de chaque spectateur, dans chaque foyer. La télévision semble l’outil le plus adapté à ce projet. Et, bien avant l’arrivée de la vidéo, Rossellini imagine déjà de faire imprimer ses films didactiques sur de la pellicule super-8 mise dans des cassettes qu’on pourrait acheter chez le marchand de journaux. Des prototypes furent fabriqués. Un film entier de deux heures tenait sur les deux faces de la pellicule. En revanche, la copie de la bande son se heurta à des problèmes techniques, insolubles à l’époque.


Rossellini était donc un visionnaire ?

J.-L. C. : Oui, il avait imaginé ce dispositif dans le souci de toucher le plus grand nombre, tous ceux que les structures de classe et les conditions de vie avaient tenus à l’écart du savoir et des connaissances.

Ce qui motive Rossellini à cette époque, est-ce le sentiment que le cinéma de fiction s’épuise ou plutôt une urgence politique de changer le monde ?

J.-L. C. : L’un va avec l’autre. En changeant sa perspective de travail, il a jugé périmé, sans intérêt, une partie de ce qu’il avait fait. En même temps, certains de ses films de cinéma, antérieurs ou même contemporains, sont des films encyclopédiques. Viva l’Italia (1960), par exemple, raconte la marche de Garibaldi de manière extrêmement historique et pas du tout sentimentale ou affective. En filmant l’histoire dans ses moments charnière, Rossellini pense pouvoir donner accès à des éléments de savoir. Et il la débarrasse des pellicules émotionnelles qu’il juge plutôt encombrantes. Ce qu’il appelle le “cinéma inconscient”, c’est en fait le cinéma de l’émotion, de la crise psychologique, de la difficulté de vivre. Le cinéma de la conscience sera un cinéma où l’on ne subit plus les contradictions mais où on les affronte. Les films de cette période qui va de 1963 à sa mort, en 1977, sont très nombreux et très étranges, ne ressemblant à rien de ce qu’on a vu avant, ni à rien de ce qu’on a vu depuis.

Votre film s’appuie sur l’ouvrage d’Adriano Aprà. Partagez-vous la même interprétation de cette révolution dans la carrière de Rossellini ?

J.-L. C. : Oui, d’autant plus que Rossellini à cette époque prend la parole, explicite sa démarche et la rend publique. Attitude nouvelle car il n’a pas été aussi prolixe dans la période antérieure. Il y a là un changement de place : il devient un médiateur entre, d’un côté la philosophie et l’histoire, et de l’autre le public.

A cette époque, vous-même, vous étiez critique aux Cahiers du cinéma ?

J.-L. C. : Oui, j’y suis entré en 1962. En 1964-66, au moment où cette rupture s’effectue, la jeune génération critique dont je faisais partie a laissé passer cela sans s’en apercevoir. C’est précisément la raison pour laquelle j’ai fait ce film.

Un retour sur vous-même, donc ?

J.-L. C. : Un retour sur un aveuglement. Nous étions alors dans un cinéma de lutte, lutte esthétique et politique. Le cinéma de Rossellini ne ressemblait pas à celui de Godard ni à celui de Glauber Rocha ou Skolimovski, ni à celui des Straub, les cinéastes que nous défendions. La distance était immense et, chose intéressante, elle ne s’est pas comblée. Nous étions alors dans l’incapacité à comprendre ce cinéma et même à en parler, car si l’on excepte La Prise du pouvoir par Louis XIV, qui est un cas à part, il y a eu très peu de textes critiques. Cette surdité et cet aveuglement sont toujours là et j’ai toujours beaucoup de mal à voir ces films. Ces objets étranges, tellement décalés par rapport à ce qui s’est joué dans le cinéma, classique ou moderne, demandent à être pensés, jugés autrement. Ils exigent du spectateur actuel un type de fonctionnement impossible, un fonctionnement qui existait fort peu même à cette époque. En ce sens, ces films se sont encore éloignés de nous. C’est pour cela qu’il y a quelque chose à travailler sur le plan critique. L’autre enjeu de La Dernière Utopie est de réfléchir au fait que le mauvais chemin qui a été pris par la télévision n’était pas le seul possible.

La critique de cinéma ne s’intéressait pas à la télévision ?

J.-L. C. : Nous qui étions de plus en plus politisés au cours des années soixante, en 68 et après, nous aurions pu rencontrer Rossellini. Son cinéma, dont l’incidence était politique, était conçu pour la télévision, un médium directement politique. Nous sommes passés à côté. Ce rendez-vous aurait pu avoir lieu et probablement Rossellini l’attendait. Je me souviens être allé avec Jeanine Bazin à Rome, invité par lui, pour le rencontrer et éventuellement travailler à un épisode de Cinéastes de notre temps. Nous sommes allés sur le tournage des Actes des Apôtres et nous avons vu plusieurs séquences du film. Je n’ai rien compris ! C’était très loin de ce que moi j’investissais dans le cinéma. Un tournage très abstrait, sans décors, où les acteurs étaient dirigés par radio, ne savaient pas où ils étaient parce que le décor était entièrement en trucage. Ils étaient à trois kilomètres de Rossellini, sur une colline, et on ne les voyait pas. La caméra les voyait comme de petits points et Rossellini leur parlait à travers cet émetteur radio, leur décrivait la porte virtuelle par laquelle ils devaient passer. A l’époque, c’était tout à fait pionnier. Nous sortions d’un cinéma physique où la place du corps, notamment de l’actrice, par rapport à la caméra était un des enjeux de la puissance du film. Sur ce tournage des Actes des Apôtres, il y avait un effet d’étrangeté que nous n’avons pas été capables d’analyser. Nous l’avons laissée passer comme si Rossellini était devenu fou, que ça ne nous concernait pas.

C’était un pari, peut-être fou, sur l’intelligence du spectateur ?

J.-L. C. : Sur le désir de connaître, le désir de savoir. Ce qui suppose des spectateurs conscients, généreux, qui ont envie de prendre le monde à bras le corps. C’est une utopie par rapport à la place du spectateur qui est, certes, une place active, mais où les éléments de connaissance passent toujours par les affects. La connaissance dite sensible ne procède pas seulement de la rationalité.

Rossellini concevait-il une forme de distanciation inspirée de Brecht ?

J.-L. C. : Chez Brecht, les émotions sont très présentes. J’ai toujours considéré que la mise à distance brechtienne était une ruse supplémentaire pour relancer la participation, l’identification. Alors que chez Rossellini, la seule implication possible est celle des idées. Les corps – à part dans La Prise du pouvoir par Louis XIV – sont peu présents, ils ont peu à jouer. Les acteurs, à la différence de ce qui se passe dans sa période antérieure, sont donnés là explicitement comme des porte-parole. On passe de l’interprétation, du jeu, à la citation. C’est d’une modernité absolue, mais cela paralyse, gèle la possibilité du spectateur de projeter à son tour.

En 2001, l’Auditorium du Louvre a programmé l’intégrale des films de Rossellini et organisé avec la Cinémathèque française un colloque universitaire sur cette utopie de la télévision. Ces circonstances sont-elles à l’origine de votre film ?

J.-L. C. : La Dernière Utopie est clairement un film manifeste. Pas un manifeste rossellinien mais à partir de la position rossellinienne. Une prise de position contre l’idée que le cinéma serait étranger à toute utilité, à la formation, à la compréhension, à l’analyse. Mon film réagit contre l’état des lieux de la télévision publique, mais aussi du cinéma. Contre la disparition du cinéma d’idées, du cinéma de débats. Même chez Godard, cette disparition a eu lieu. La Chinoise est un film de citations, le plus rossellinien de ce point de vue ; mais Godard a quitté ce territoire depuis longtemps même s’il a beaucoup utilisé les citations. La particularité du projet de Rossellini était que ses films s’inscrivaient dans un ensemble embrassant toute l’histoire de l’humanité, de la préhistoire à l’atome. J’ai voulu faire voir toute l’ampleur de ce projet. Adriano Aprà dit : “Quel cinéaste aujourd’hui se donnerait pour mission de refaire toute l’histoire de l’humanité ? Aucun, évidemment.” Ce terrain a été laissé aux savants et aux médias. La télévision ne l’a occupé que très ponctuellement. Je pense au téléfilm de René Allio, Médecin des Lumières, qui s’inscrit tout à fait dans cette direction, mais n’est pas articulé à un projet global. Le cinéma documentaire se situe bien dans cet héritage mais d’une manière amoindrie, fragmentaire, non pensée comme telle.

Votre film se nourrit non seulement de citations mais de nombreux témoignages de personnes qui ont collaboré avec Rossellini pendant cette période.

J.-L. C. : Il s’agissait surtout pour moi de déplacer la question du pourquoi vers le comment, de raconter comment Rossellini a travaillé très concrètement sur ses films. Cette question est pour moi la plus importante. A part Adriano Aprà, qui est l’historien de cette période, les autres témoins sont tous des praticiens – ce qui ne les empêche pas d’avoir des idées, mais des idées toujours articulées au “faire”. Cela permet de sortir de l’abstraction des idées. Au cinéma, les généralités sur ce projet encyclopédique n’ont pas grand intérêt. Pour qu’il y ait un intérêt, il faut qu’il y ait un enjeu. Ici, il s’agit d’essayer de savoir pratiquement comment ça se passait sur le plateau de tournage du Descartes ou du Pascal, sur quoi portait le travail. Or, ce travail ne portait pas tant sur les idées que sur les manières de faire, le jeu, les trucages. J’ai toujours considéré les manières de faire comme des formes de pensée.

Outre le fait qu’aujourd’hui personne n’aurait sans doute l’idée de faire un film sur Pascal, qu’est-ce qui caractérise la manière de faire de Rossellini ?

J.-L. C. : Dans le scénario, Rossellini évacue tout ce qui relève d’une dramaturgie des émotions. Pascal a été un homme sensible comme les autres, de plus il a écrit là-dessus des choses importantes. Mais dans le scénario, tout cela est refroidi, voire absent, lissé. On reste dans la pensée en train de se faire. Comment filmer la pensée, des gens en train de penser ? C’est cette équation qui m’intéresse. Evidemment, cela passe par la parole, et ces films sont, de manière assez marquée, des films de parole, une parole liée à l’espace et au corps. Même si le corps est réduit à une fonction de porte-voix, il joue dans l’espace de la prise de vue. Rossellini a mis en place un système de plans séquences qui permet de filmer en continu pendant une dizaine de minutes des corps parlants. Il ne voulait pas trop répéter afin d’arriver devant la scène comme s’il ne la connaissait pas, comme s’il filmait en reportage un événement inédit. D’une certaine manière, il ramène du “cinéma direct” dans une situation historique. La force vient du sentiment qu’on a d’être en prise directe avec l’élaboration conceptuelle, le fonctionnement de la pensée lié au corps et à la parole. Voilà ce qui donne une réalité cinématographique à ces êtres de papier. J’ai eu envie de retrouver la trace de cela. Avec cette manière de filmer, plans séquences, zooms, impréparation voulue, ce risque pris à filmer les choses sans les avoir longuement affinées, ce réel – émergence de quelque chose qui n’a pas été calculé – a lieu, ce réel, c’est la pensée elle-même.

Vous avez choisi de filmer vos témoins dans le décor délabré de studios de télévision abandonnés. Exprimez-vous ainsi une forme de nostalgie ?

J.-L. C. : Tous ces gens qui ont travaillé avec Rossellini, je voulais qu’ils parlent dans un décor qui dise clairement que tout cela est désormais en ruines. A Rome, nous avons trouvé cette ruine récente. Juste avant la période Berlusconi, l’Etat italien avait mis aux enchères des fréquences pour que des télévisions privées puissent s’en emparer. Un groupe d’hommes d’affaires avait acheté une de ces fréquences, loué et aménagé des locaux ; mais l’entreprise a échoué car l’Etat italien ne leur a jamais donné l’autorisation d’émettre. Ensuite, Berlusconi est arrivé, a lancé ses propres chaînes et leur projet est devenu totalement obsolète.

Au cours des trente dernières années, avez-vous observé en France la même décadence des télévisions publiques qu’en Italie ?

J.-L. C. : La privatisation au sens d’une marchandisation s’est déroulée plus vite en Italie, plus complètement. Certes, il reste une télévision publique, Rai 3, qui est sans doute la meilleure d’Europe, avec un public plus large que celui d’Arte. Il faut noter que La Dernière Utopie est passé sur Rai 3, à trois heures du matin, mais pas sur Arte. L’Italie est toujours aux avant-postes. Pour la crise culturelle, la crise politique, c’est l’Italie qui a ouvert la voie. L’échec du compromis historique, l’autodestruction du parti communiste, le terrorisme gauchiste... l’Italie est le banc d’essai de ce qui nous advient. Les contradictions y ont toujours été beaucoup plus aiguës qu’ici.


Comment faut-il interpréter “dernière” dans votre titre ? Est-ce la dernière en date ou bien l’utopie après cela est-elle morte ?

J.-L. C. : Je laisse la question ouverte. C’est en cela que c’est un film manifeste. Idéalement, je souhaite que des cinéastes, documentaristes ou non, se disent qu’il y a là un enjeu, s’interrogent sur ce que l’on a laissé passer. On aurait pu faire de la télévision un outil de connaissance beaucoup plus fort que ce qui a été fait de manière fragmentaire et très dispersée. Il suffit de comparer la série sur les Médicis, récemment diffusée sur Arte et produite en Grande-Bretagne, avec les trois volets de L’Age des Médicis de Rossellini pour s’apercevoir que cela n’a absolument rien à voir. Chez Rossellini, ce qui est en jeu est d’une tout autre envergure, ce ne sont pas les décors, les anecdotes, la vie privée, mais bien ce que Cosme a dans la tête comme projet politique et comment il l’a mené à bien. La Prise du pouvoir par Louis XIV est l’exemple majeur de sa démarche. Le film dit quelque chose que les livres ne nous disent pas. Il montre comment on parlait, s’habillait, bougeait, comment les gens se comportaient les uns avec les autres. Rossellini filme le système des relations à un moment donné de l’histoire. Dans le cas de Louis XIV, cela prend une puissance formidable parce que Louis XIV est un metteur en scène et Rossellini filme donc cet homme qui réforme les tenues, les costumes, les coiffures, qui change la mise en scène.

Parmi ces films, quelles sont, à votre avis, les plus grandes réussites ?

J.-L. C. : Evidemment La Prise du pouvoir par Louis XIV, Descartes sans aucun doute, Pascal aussi. On peut moins aimer Socrate et Saint Augustin, où il y a tout de même des choses magnifiques. J’aime énormément Les Actes des Apôtres, qui dure cinq heures ; c’est le seul film qui prenne au sérieux les manières d’être, de faire, de travailler, de penser, au lendemain de la mort du Christ. Le résultat reste formidable, même quarante ans plus tard, car Rossellini filme toujours des gens qui font des choses : les uns font du pain, les autres tissent ou fabriquent une machine à calculer, un autre invente la perspective... Nous sommes là dans la micro-histoire : les gestes, les vêtements, les aliments font partie de l’Histoire et disent quelque chose sur le sens d’un moment historique, ils permettent d’écrire une Histoire non des idées mais des pratiques. C’est tout à fait en phase avec la manière dont Rossellini travaille : lui aussi ramène des idées dans des pratiques, celle du cinéaste et celles des personnages qu’il filme.

Dans votre film, vous apparaissez tantôt comme interviewer, tantôt comme une silhouette hantant le décor. Pourquoi vouliez-vous être présent de cette manière à l’image ?

J.-L. C. : C’est aussi un peu mon histoire, je suis pris dans cette histoire. Je n’y étais pas en 1965 mais j’y suis aujourd’hui. C’est une manière de réparer une absence ! Echanger avec Rossellini à cette époque était difficile. Il n’est pas universitaire, il n’est pas guidé par les maîtres et donc, d’une certaine manière, très décousu. Il se met à lire à soixante ans et sa manière de tracer son chemin tout seul a quelque chose de troublant. Moi-même, je suis autodidacte, je n’ai pas étudié à l’université, mais je savais qu’il fallait lire Lacan, Foucault, Deleuze, c’étaient des références partagées avec le groupe d’intellectuels critiques que nous formions. Rossellini n’avait pas ces repères. C’est sans doute ce qui a rendu le dialogue plus difficile avec lui qu’avec Pasolini, avec qui nous avions un terrain commun : la sémiologie, l’analyse du texte. Cette difficulté de parler a maintenu une fracture très vive.

Le projet de Rossellini était sans doute plutôt celui d’un instituteur du peuple que d’un universitaire ?

J.-L. C. : Rossellini est un autodidacte qui, tout d’un coup, prend en charge l’histoire de la pensée… de la pensée mondiale même ! Rossellini a un sens extraordinaire de ce qui se passe. En 1967, il envisage une série sur l’histoire de l’islam. Sans avoir lu Debord, il dit des choses essentielles sur la société du spectacle. Avec Pasolini, dans les années soixante-dix, il est le seul à comprendre ce qui va se passer avec la télévision. Les deux plus grands cinéastes italiens tirent la sonnette d’alarme. La télévision va se commercialiser très vite en même temps que les salles de cinéma vont se vider. Ce raz de marée, beaucoup plus puissant en Italie qu’en France, Rossellini et Pasolini l’ont vu venir très tôt. Fellini ne l’a compris que beaucoup plus tard, lorsque c’était presque fini. A un certain moment, Rossellini et Pasolini se sont placés très en marge, très à distance du monde du cinéma, en annonçant la fin d’une époque, l’avènement d’autre chose. Les prophètes ne sont jamais compris. La sortie problématique du fascisme a sans doute créé en Italie des tensions très fortes qui n’ont pas été refoulées, comme cela a été le cas en France par le mythe de la Résistance.

Avez-vous pris du plaisir à réaliser ce film-manifeste ?

J.-L. C. : Beaucoup. D’abord, cela m’a donné l’occasion de voir ou revoir dans son intégralité l’œuvre de Rossellini. J’ai aussi visionné des centaines d’heures d’archives audiovisuelles où Rossellini apparaissait. Nous avons eu la chance de mettre la main sur une émission de la télévision française, L’Invité du dimanche, où Claude-Jean Philippe avait eu l’idée merveilleuse et étrange de proposer à Rossellini de regarder ses propres films. Il était très réticent et regardait ailleurs. On trouve très rarement dans les archives des moments où les gens sont filmés à ne rien faire. J’ai utilisé ces plans pour le faire apparaître ici et là comme un témoin qui écouterait les propos tenus par les personnages du film. Je tenais à dissocier la parole et l’image, sauf à la fin où l’on est dans la parole synchrone.

La Dernière Utopie s’inscrit-il dans une série sur le cinéma ou dans le prolongement d’autres films sur le travail ?

J.-L. C : C’est filmer des artistes ou des penseurs au travail qui m’intéresse. Même quand ils sont morts, comme Georges Delerue. J’ai interrogé de nombreuses personnes qui avaient travaillé avec ce grand musicien de cinéma et je l’ai fait exister comme un fantôme, selon la même logique que pour Rossellini. Je m’intéresse aux gestes du travail, à tout ce qui met en jeu l’attention, le soin, la précision. Pour opposer à la télévision un autre type de regard, attentif, plus proche, dans une durée plus précise.

La télévision semble plus que tout redouter la durée ?

J.-L. C. : Pire que cela, le télévision tend à détruire la durée, le corps, le lien entre le corps et la parole. Tout cela relève d’un projet délibéré qui relève d’une nouvelle pensée de la relation. Quand on coupe à l’intérieur d’un plan, on ne coupe pas simplement du son ou de l’image, on coupe une continuité, le rapport du corps à la parole, une figuration du corps. Dans ce mouvement qui conduit, depuis une quinzaine d’années, à faire des plans de plus en plus courts – 5 à 6 secondes, sur le modèle américain –, on met en place une désarticulation. L’émergence de la figure humaine est littéralement cisaillée, elle vole en éclats, sans qu’y soit associé un projet esthétique comme celui des surréalistes ou des dadaïstes où il s’agissait de briser les représentations dominantes. Là, ce qui vole en éclats, c’est la possibilité de s’adresser à l’autre, de parler, de travailler, d’exister dans la durée. TF1 en est venu à imposer un minimum de mille cinq cents plans dans un téléfilm de quatre-vingts dix minutes. Du point de vue de la réprésentation, sont détruits tous les intervalles, le temps passé, le temps perdu. Du côté du spectateur, cela détruit la perception du temps : chaque plan est un confetti, une mini-structure immédiatement remplacée par une autre. Il devient impossible d’être dans une position active, on ne peut que regarder les images défiler. Cette rapidité n’a rien à voir avec celle d’Eisenstein ou de Vertov où les plans brefs revenaient de manière symphonique. Aujourd’hui, l’idée même de répétition est proscrite. Il faut qu’il y ait variation à l’infini. Sans durée ni répétition, nous sommes privés de ces deux outils centraux dans tout apprentissage. Travailler, c’est répéter. Le spectateur est dans un système de consommation extrêmement rapide et superficiel et, surtout, non impliquant. Ce fontionnement contredit absolument celui de notre psychisme qui n’a rien de sautillant.

Est-ce une réflexion de ce type qui amène Rossellini à privilégier le plan séquence ?

J.-L. C. : Non. Cela se rejoint peut-être mais son idée est de composer une dynamique des mouvements des corps, des mouvements des caméras et des mouvements de pensée qui permette véritablement d’assister à l’émergence de la pensée. Avec l’idée, qui est pour moi centrale dans ce manifeste, que l’économie, la technique et la pensée vont ensemble. Penser une forme, c’est penser l’économie de cette forme au sens financier mais aussi au sens pratique. Chez Rossellini, comme chez Rohmer ou Rivette, les formes sont toujours conçues dans leurs incidences économiques, budgétaires. C’est une pensée de l’économie qui s’oppose à une pensée de la dépense. Dans l’histoire du cinéma, les deux voies ont été suivies ; celle qui a triomphé est celle de la dépense, de l’accumulation, de l’addition. Chez Rossellini comme chez la plupart des grands cinéastes, on est du côté de la restriction, de la soustraction. En faire moins pour que ça porte mieux.

A qui s’adresse votre manifeste ?

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J.-L. C. : Il s’adresse à ceux qui font des films et aussi à ceux qui les regardent car je ne creuse pas d’écart entre les spectateurs et les réalisateurs. Si j’ai apporté quelque chose dans la réflexion sur le cinéma, c’est je crois d’avoir ramené au premier plan la place du spectateur comme celle d’un lecteur, d’un interprète, d’un traducteur, une place active en tout cas. Car l’ œuvre n’existe pas sans ce spectateur pas plus que la musique sans auditeur. Si nous perdons un jour le sens de l’audition, nous lirons encore des partitions mais la musique ne sera plus là. Je m’inscris tout à fait dans la ligne rossellinienne en supposant un spectateur actif, intelligent, sensible, capable de penser le film et le monde à travers le film. C’est ce spectateur que je vise, et même s’il ne se rencontre que ponctuellement, je sais qu’il existe. Tout spectateur est potentiellement cela, c’est à lui de le devenir.

Entretien enregistré à Paris, août 2006, paru dans Images de la Culture n°22

A lire

. La Télévision comme utopie, Roberto Rossellini, textes réunis et préfacés par Adriano Aprà, trad. de l’italien Diane Bodart, éd. Cahiers du cinéma/Auditorium du Louvre, 2001.

. Les Aventures de Roberto Rossellini (The Adventures of Rossellini, his Life, his Films), Tag Gallagher, Da Capo Press, New York, 1998 ; trad. française 2006, éd. Léo Scheer.

. Rossellini inventa la télévision, dossier in Les Cahiers du cinéma, avril 2001.

. Roberto Rossellini, Alain Bergala et Jean Narboni, éd Cahiers du cinéma/Cinémathèque française, 1990.



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