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> Cinq cartes postales de l’été 2015

> Rencontres avec des Iraniennes remarquables

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Chiraz, rencontres au petit (et au grand) bonheur
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Depuis mercredi soir, que de rencontres !

Mais d’abord, la suite de mes aventures avec le jeune Afghan, Ali Reza. Il m’adresse un texto pour me revoir. Je m’apprête à faire cette fois une interview en bonne et due forme mais il ne s’agit pas de cela. Il veut me rendre un trop perçu. J’ai payé la bouteille 50 000 à son copain, en fait, c’était 30 000. Il est allé récupérer la différence et me rend mes 20 000. Ce qui met le litre et demi de vodka autour de 8 euros, et l’honnêteté d’Ali Reza à une hauteur insoupçonnée. Ensuite, comme il est bientôt dix heures du soir, il part prendre son poste de vendeur de sandales sur le trottoir. Activité, m’ explique-t-il, que la loi n’autorise que la nuit, entre 22h et 1h du matin. De fait, la ville qui somnole l’après-midi à cause de la chaleur se réveille brutalement à la tombée du jour et l’on voit encore vers minuit des coiffeurs en pleine action, taillant des barbes et rasant les nuques au petit poil. Ali Reza m’a encore rendu un menu service : il a rechargé mon téléphone iranien de quelques unités, ce qui se peut se faire au comptoir de la plupart des épiceries. On reçoit un ticket portant un code qu’il suffit de recopier, mais comme tout est écrit en chiffres arabes et que ces chiffres ne ressemblent pas du tout à ceux que nous appelons "chiffres arabes", l’aide du jeune camarade m’a été précieuse.

Comme je lui demandais s’il n’avait pas envisagé de conduire sans permis puisque en tant qu’étranger il ne pouvait prétendre en obtenir un et, qu’à voir comment les autres conduisent, il ne pouvait pas faire pire (bon, je sais, ma question est moralement contestable), il a fermement protesté. "Si je tue quelqu’un, la loi dit que sans permis c’est un crime avec préméditation, je serai pendu." La question de la peine de mort n’a rien de théorique ni pour lui, ni pour ses copains arrivés entre temps qui opinent du bonnet. Voir la première scène de Taxi Téhéran. J’ai lu quelque part que la moyenne mensuelle tourne autour de 130 exécutions.

Mercredi soir, une fois n’est pas coutume, j’ai tenté ma chance dans un restaurant recommandé par les guides touristiques "cuisine traditionnelle", "live musique traditionnelle "... L’orchestre a commencé à s’ébrouer aux hors d’œuvre. Une longue tablée, entièrement occupée par des jeunes femmes aux foulards très colorés a commencé à se trémousser. Tant de jolies filles et pas un seul homme, ça m’a intriguée. Les dames m’ont invitée à m’approcher. Celle qui parlait bien l’anglais s’est présentée comme chirurgienne. Les amies, ce sont toutes des infirmières au service de chirurgie d’un des grands hôpitaux publics de la ville. "Quand on a beaucoup travaillé, tous les trois mois, on se retrouve entre collègues et amies pour faire la fête." Et les maris ? Et les enfants ? "Ce soir, ce sont les maris qui restent à la maison pour les garder. Mais il y en a beaucoup qui n’ont pas de mari."
Tiens, voilà encore une chose que je n’avais pas imaginée. Avec la chirurgienne, nous échangeons des cartes de visite. On se verra peut-être vendredi, son unique jour de liberté, sauf quand elle est de garde.

A la table, les filles se déchaînent, lancent des youyous stridents. Tous les téléphones portables sont sortis et l’on se photographie dans tous les sens, avec des sourires immenses.

A un autre table, c’est un groupe plus restreint, trois couples d’amis dans la trentaine. Eux aussi se mettent à frapper dans leurs mains et à reprendre à pleine voix des refrains familiers, connus de tous (sauf de moi). A la sortie, un des couples demande à se faire photographier à côté de moi et propose, vendredi, de me faire faire un tour en ville. Surtout à la tombe-mausolée du poète Hafez, révéré ici comme une source inépuisable de sagesse, de joie et de bonne humeur. Le couple, c’est Massoud et Somaya, mariés depuis trois ans, très amoureux et sans enfants. Tous deux graciles, lui brun, elle blonde.

Jeudi, en fin d’après-midi, je suis allée chercher la fraîcheur au jardin botanique Eram, abondamment recommandé par les guides. Quelques fleurs, mais c’est le mois dernier qu’il fallait venir. Des lomquats très savoureux offerts par un jardinier écrasé par la chaleur et la fatigue. Des couples d’amoureux allongés derrière toutes les haies ou assis sur les bancs de pierre à l’ombre des bosquets. Un groupe de cinq filles s’exerçant à dessiner la pièce d’eau centrale avec en arrière-plan le palais rococo qui occupe le centre du parc. Les filles portent par-dessus leur foulard noir une visière qui protège leurs yeux. C’est un accessoire qu’on voit souvent ici. Peut-être est-il plus hallal que les lunettes de soleil ?

Près du bassin, tout le monde se fait photographier ou se photographie à grand coup de selfies (parfois exécutés à l’aide d’un manche qui tient le téléphone à distance).
Six heures du soir, c’est la bousculade à l’entrée du parc, le début du week-end. Beaucoup viennent ici pique-niquer, d’autant que le prix d’entrée pour les Iraniens est dix fois moins cher que pour les touristes étrangers.

Je m’éclipse à contre-sens de la foule. Trois cents mètres plus loin, en descendant une avenue bordée de villas luxueuses protégées de hauts grillages et certaines gardées par des plantons, j’entends de la musique persane. Une fille portant une guitare sort de l’immeuble. C’est une école de musique. Oui, on peut visiter. Je passe l’heure qui suit à assister à un cours de musique persane. Accueil tout simple. Il suffit de pousser la porte. Prenez place. Du thé ? Le professeur de santûr s’est produit en concert dans la banlieue parisienne (« Vigneux sur Seine, vous connaissez ? ») mais ici, à Chiraz, c’est difficile. « Les concerts, ce n’est pas permis, enfin, c’est compliqué. A l’université, parfois. »

En rentrant vers mon hôtel, je flâne, m’arrête pour prendre en photo deux vieux cantonniers qui rafistolent un bout de trottoir. J’entre dans un café qui m’a l’air avenant, musique country américaine, jeunes femmes attablées entre copines, jeunes gens plongés dans leurs smartphones. Le menu est plus new-yorkais que persan : pasta sauce végétarienne, snack au fromage fondu... Les filles de la table d’à côté m’invitent. Elles sont étudiantes en art, sortent d’une séance de cinéma (qui s’est tenue dans un lieu privé) et s’apprêtent à y retourner pour participer au débat. De grandes cinéphiles, des lectrices, des filles remuantes. Elles remuent tellement que leurs foulards n’arrêtent pas de glisser et elles, d’en profiter pour se recoiffer. Cela ne suscite, de la part des garçons, aucune attention particulière. Un jeu. Une manière de monter à chaque instant à quel point ce foulard les encombre.

Vendredi, c’était donc le grand jour pour les rencontres. Le matin Massoud et sa gentille épouse Somaya au tombeau d’Hafez. Ensuite la chirurgienne qui, accompagnée de son frère, m’a invitée à déjeuner. Enfin, les filles cinéphiles qui m’ont emmenée à une nouvelle séance de cinéma non-censuré. Trois rendez-vous, trois voitures, trois ambiances radicalement différentes, juste un point commun, l’incroyable hospitalité.

Massoud et Somaya se sont rencontrés dans un club d’amateurs de poésie. Lui, fils d’un prof de persan à Dubaï, a longtemps vécu de l’autre côté du Golfe. « A Dubaï, une grande partie du business est tenu par les Persans, mais ici, c’est plus civilisé, là-bas tout est neuf », dit Massoud. Ingénieur de formation, il s’est mis dans le commerce des pièces détachées d’automobile. Comme beaucoup ici, il n’a pas trouvé de travail dans son domaine de formation. Il ne regrette pas. L’important, c’est que Somaya soit heureuse. Elle a étudié la géographie et l’urbanisme et travaille maintenant pour la municipalité. Son père était chauffeur de camion, ça fait une belle promotion sociale. D’autant que les fonctionnaires ici sont choyés. Massoud a hâte que les entreprises européennes reviennent en Iran. Parce que les Peugeot made in Iran, ce n’est pas ça. Et les pièces détachées made in China ou made in Iran, ce n’est pas fiable. Lui roule à bord d’une Kia de fabrication coréenne mais il ne la sort pas de la ville. « Sur route, on peut se tuer avec ça. » Pour le reste, la politique ne les passionne pas. Ils regrettent juste que la religion soit tellement exploitée par les politiciens. Eux, ils croient à la poésie. Dans un petit bassin près du mausolée d’Hafez, les gens jettent des pièces et formulent des vœux. Il paraît que le poète a le pouvoir de les exaucer. Au moment où je leur fais observer que ce n’est pas très musulman tout ça, je vois au fond du bassin un billet de banque à l’effigie de Khomeiny. Ça me fait gentiment rigoler. Je demande « Et les Imams, qu’est-ce qu’ils pensent de ça ? » Une grand-mère tout de noir vêtue, enveloppée dans son tchador, réagit au mot imam et elle fait un geste clair, celui du couteau tranchant la gorge. Puis un grand rire. Massoud et Somaya pensent à peu près la même chose, mais ils sont plus réservés. Et trop occupés de leur amour. Pas d’enfants et pas de projets de ce côté. Ils insistent pour m’inviter à déjeuner chez la mère. Désolée, j’ai rendez-vous avec la chirurgienne.

Elle arrive assez tard à cause d’une appendicite qu’elle a opérée en urgence ce matin. Son frère l’accompagne. Elle, la quarantaine, son frère, la trentaine et déjà assez empâté. Avec son frère, elle a créé une clinique privée de chirurgie esthétique. A l’hôpital, elle travaille aux côtés de cinquante autres chirurgiens, dans sa clinique, elle est seule, son frère est le manager. Je lui demande si elle refait les nez, une mode qui fait fureur en Iran. Non, elle, son rayon c’est le ventre, l’estomac, les seins et les cheveux. C’est un business très prospère : la clinique qu’ils ont fait construire dans un quartier chic est splendide, la voiture que madame conduit avec une étonnante prudence est également splendide et tous deux m’invitent dans un des restaurants les plus chics de la ville. Je ne suis jamais allée à Dubaï mais ça doit y ressembler : une architecture vitrée dernier cri au milieu d’un jardin, du marbre, une hauteur de plafond vertigineuse, des dizaines de loufiats. A part ça, le poisson grillé est trop cuit, le faux champagne rosé sans alcool servi dans un seau à glace avec tout le rituel du vrai n’est même pas ce que le champomi est au cidre. Et la conversation avec le frère et la sœur d’une grande insipidité. J’apprends qu’ils sont allés plusieurs fois en Europe, madame cinq fois pour des congrès à Paris. Monsieur une seule fois, à Paris et à Venise. Pour le visa de monsieur, ça n’a pas été trop dur, la seule chose qui intéressait l’ambassade de France, c’était l’état de son compte en banque. Pas la moindre question sur ses idées politiques. (En a-t-il ?) Comme il n’a pas vraiment le profil d’un traîne-misère, l’affaire n’a pas trop traîné mais il a quand même dû prendre trois fois l’avion pour Téhéran afin de faire aboutir sa demande. Tout leur a plu chez nous, les gens, l’architecture, la nourriture. Madame qui porte comme l’autre soir un manteau sombre boutonné jusqu’en haut et un foulard bleu noué sous le menton (par + 36°C, c’est héroïque) m’explique qu’elle s’habille toujours comme ça, même à l’étranger. Pas pour des raisons religieuses, non, juste parce que ça fait partie de sa personnalité. Elle est célibataire, son frère aussi et ils passent tout leur temps en famille. La guerre ? On évoque le sujet au moment où la voiture passe l’avenue ornée des portraits des « martyrs » de la guerre Iran-Irak. « C’est une chose affreuse. Notre père a combattu pendant cinq ans. Blessé une fois mais pas grièvement. Il était officier, un grade juste en dessous de colonel. » On passe devant la faculté de médecine où madame a fait ses études, « un établissement fondé avant la révolution par les Américains, très réputé. » Je ne rentre pas à l’hôtel les mains vides : ils m’offrent un coffret de bois enluminé de miniatures et un collier de pierres vertes montées sur une chaîne d’argent. Merci, merci. Et je repars avec les encouragements de madame « oui, écrivez sur les femmes en Iran, vous verrez, ça bouge beaucoup ».

Mon rendez-vous du soir, rien à voir. Tara vient me chercher à bord de sa petite auto avec en musique de fond un de ses chanteurs préférés. On fait un tour dans un parc entourant l’ancien palais des shahs lorsqu’ils séjournaient à Chiraz. Le bon peuple, y compris les mémés en tchador, vient contempler le mobilier français Louis machin, les tentures, les cheminées, les tables de jeu, les plafonds assortis au mobilier, etc. Le tout totalement kitsch. Les visiteurs peuvent emprunter des costumes d’une époque historique reculée et indécise et se faire photographier sur le grand escalier. Ce palais appartient aujourd’hui à l’armée qui, au rez-de chaussée, allez savoir pourquoi, a aménagé un musée des armes à feu. Pendant ce temps-là, Tara, 32 ans, célibataire, joaillière actuellement au chômage, me raconte les manifs de 2009 contre Ahmaninejab, les bombes lacrymogènes, les espoirs de changement, toutes ses copines dans la rue affrontant les flics. Elle me raconte aussi la mort de sa grand-mère qu’elle adorait. Et me parle de son oncle, journaliste, exilé en Allemagne depuis 25 ans, qui n’a pas eu le droit de revenir pour l’enterrement de sa mère.

Un coup de fil de Yasmine. On passe la prendre et à trois, on se rend chez un médecin cinéphile qui organise des projections clandestines. Ce soir, une perle hollywoodienne, Ex-Machina d’Alex Garland, en V.O. sous-titrée persan, ça vient de sortir. Un Oscar. Une villa splendide. Le médecin, trentenaire avenant, en jeans et tee-shirt, nous accueille à l’entrée. On prend place dans une pièce pouvant accueillir trente personnes, équipée de fauteuils en plastique avec un petit abattant pour prendre des notes. (En cas de visite inopinée de la police, nous sortirons tous nos carnets et ferons sans doute mine d’écouter une conférence ?) Le médecin présente le film en le comparant à Blade Runner, en évoquant le roman de Philip K. Dick... et un film de Stanley Kubrick, ce sont les seules bribes que je comprends de cette introduction. Il règle le vidéoprojecteur, la climatisation, lance le DVD. C’est parti pour la bonne vieille histoire de la créature qui parvient à échapper à son diabolique créateur (le génial salopard genre patron de Microsoft) qui se prend pour Dieu. Cette Eva, non moins diaboliquement intelligente, se venge du grand méchant et manipule à merveille le petit gentil qui sert de héros positif à la bluette.

Comme le médecin reprend après la projection le fil de ses réflexions en farsi, nous nous éclipsons et c’est à trois, entre filles, que nous finissons la soirée au café branché genre new-yorkais, en nous racontant des histoires de filles.
Tara aime les enfants et voudrait se marier au plus tôt mais un seul camarade de fac lui a fait une proposition sérieuse il y a cinq ans. Elle a refusé parce qu’il ne lui plaisait pas. Il n’est toujours pas marié. Apparemment, la proposition était très sérieuse. Tara s’interroge. Yasmine, 30 ans, célibataire, se verrait bien critique d’art quand elle aura fini son PhD. Elle lit Proust, suit la scène artistique new-yorkaise, va régulièrement randonner dans les montagnes avoisinantes. Le mariage, peut-être ? Mais d’abord mener une vie d’artiste. Elle a lu toute sorte de féministes iraniennes et américaines et se dit que ce n’est pas demain qu’elle rencontrera un garçon capable de partager l’aventure de sa vie. Je demande comment réagissent leurs familles, quelles pressions elles subissent. Elles ont l’air tout étonnées. Leurs parents les aiment et ne les poussent pas à quitter la maison.

Fin de la chronique de Chiraz pour le moment.

Je m’aperçois que je suis une touriste nulle.
Je suis tout de même allée faire un tour dans les plus belles mosquées de la ville. Là, le spectacle est sans surprise et tout est parfait, surtout quand on se lève assez tôt pour profiter d’un reste de fraîcheur nocturne et de la lumière oblique qui traverse les vitraux.



au bonheur des fumeurs
au bonheur des fumeurs
Avec Somaya et sa mère au jardin d'Hafez
Avec Somaya et sa mère au jardin d’Hafez
un café branché
un café branché
boulanger
boulanger
Cantonniers
Cantonniers
copines cinéphiles
copines cinéphiles


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