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Perte (Vaters Land) de Nurith Aviv
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Berlin, pour la réalisatrice Nurith Aviv est une patrie perdue. Le pays des pères (Vaters Land), au sens littéral puisqu’elle fut la terre natale de ses père, grand-père, arrière-grand-père… Née en Israël, elle filme dans l’ancienne capitale de la Prusse et du Reich pour accomplir un travail de deuil. Un double deuil même comme le suggère l’épigraphe empruntée à Sigmund Freud. Deuil de ses parents restés, malgré la persécution et l’exil, pétris de langue et de culture allemande. Deuil aussi de cette patrie meurtrière où elle n’a pas grandi. En avant-propos, une autre citation : dans une vidéo de 1964, Hannah Arendt, exilée depuis 1933, rappelle avec amertume comment l’intelligentsia allemande lâcha les juifs.

Pour évoquer ce qu’elle a perdu, Nurith Aviv a choisi la figure du miroir : « Perte » s’attache à dire ce que l’Allemagne a perdu en se privant des juifs, ce que la physique, la philosophie, la psychanalyse, la littérature allemandes ont perdu. Quatre amis, intellectuels allemands non-juifs, le disent, chacun à leur manière, à partir du champ qui est le leur. Ils ont grandi dans une Allemagne à la fois dénazifiée et déjudaïsée, un pays amnésique, coupé de son histoire et de ses racines ; un pays où les pères s’étaient murés dans le silence. Ils racontent aussi les rencontres décisives qui leur ont permis d’apprendre quelque chose de la composante juive de leur culture et de réparer les dégâts causés par cette amputation brutale.

Ces témoignages et réflexions sont passionnants pour qui s’intéresse à l’histoire de la culture allemande au XXe siècle. Ainsi le physicien Gustav Obermaier évoque la complète décadence de la physique à Götingen après le départ des juifs. Cet « âge d’or » atteint du temps de la République de Weimar, on le doit, selon lui, au dialogue exceptionnel entre la tradition prussienne incarnée par Max Planck et l’esprit juif personnifié par Einstein. C’est en travaillant dans des universités américaines qu’Obermaier a pu nouer des liens avec des physiciens juifs et comprendre cette forme d’esprit particulière, selon lui si féconde, cet humour qui consiste à se demander si la vérité ne serait pas, par hasard, aux antipodes de la direction poursuivie.
Nurith Aviv impose un dispositif de mise en scène radical : les témoins sont tous cadrés et éclairés de manière identique et l’image des interviewés s’incruste dans un long plan séquence pris par la fenêtre du S-Bahn de Berlin (métro de surface). Les stations, les rames, les voyageurs, les paysages urbains défilent. On traverse la ville sans jamais y entrer, derrière la vitre. Crainte de réveiller les « fantômes étrangement vivants » dont parle un des témoins amis ? Celui de Walter Benjamin traverse le film. Et tant d’autres, irrémédiablement perdus.

Au bout d’une demi-heure, le métro s’arrête, fin du travelling ; la voix off ajoute alors un sens supplémentaire à ce dispositif. « Ma mère est morte à Tel Aviv il y a quelques années. Elle prononça ses dernières paroles en allemand : Terminus, je veux descendre. »

Interrogée sur l’origine de ce projet, la réalisatrice nous a donné d’autres indications précieuses : « Ce film, prévu pour une soirée théma d’Arte sur le deuil, devait durer 30 minutes. J’ai tout de suite pensé au nombre 30 qui, dans la tradition juive, renvoie aux trente jours de deuil. Et j’ai choisi un parcours de métro qui dure exactement 30 minutes, de Est Kreuz à West Kreuz, (de la Croix de l’Est à celle de l’Ouest). »

« Perte » est un film dense, complexe, où les deuils se répondent, où les pertes sont, sinon symétriques, du moins partagées. Les juifs allemands ont perdu infiniment mais l’Allemagne aussi a perdu une part essentielle d’elle-même. Ce message, Nurith Aviv ne l’adresse-t-elle pas mezza-voce à ses compatriotes israéliens dont beaucoup, aujourd’hui, sous le nom de « transfert », rêvent d’expulser définitivement la composante arabe de leur nation.
Anne Brunswic

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