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Dans le mensuel littéraire Le Matricule des Anges
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Enchâssant témoignages au présent et récit historique, Les Eaux glacées du Belomorkanal d’Anne Brunswic radiographie les stigmates du joug stalinien.

En 1972, Anne Brunswic, étudiante à la faculté de Nanterre en proie à l’" autorité naturelle " d’une grand-mère juive, militante communiste pour qui le " mot Goulag " n’évoque rien, foule pour la première fois le sol soviétique. Accompagnatrice improvisée, la jeune femme doit " veiller à ce que les discussions politiques gardent le bon cap. " De ce voyage ponctué par la visite des villes-phares de l’URSS, moyennant quelques roubles, elle rapportera un souvenir fétiche : des papirossy Belomorkanal, ces cylindres bourrés de tabac " aussi large(s) que les Boyard de Jean-Paul Sartre ".

Quelques années plus tard, après un court séjour de repérage en août 2006, de villes en villages, Anne Brunswic remonte le canal de la mer Blanche. De février à avril 2007, elle arpente la région de la Carélie, ce pays autrefois peuplé de " magiciens, d’ermites, de conteurs de bylines et de pleureuses " devenu, entre 1931 et 1933, la scène principale d’un " western de l’âge industriel " où périrent de nombreux prisonniers. Les Eaux glacées du Belomorkanal retrace les contours et les détours de cet itinéraire temporel et symbolique qui invite à déciller les yeux sur ce chantier-charnier du canal reliant la mer Blanche et la mer Baltique.

En guise d’entrée en matière, Anne Brunswic immerge le lecteur dans un " enfer de glace et d’explosifs " hanté par la présence obscène des tchékistes, ces responsables des camps de travail " pleins de sollicitude " et, surtout, par le bruit assourdissant des gravats que les esclaves du régime stalinien charrient au moyen d’" engins malcommodes ". Car, dans Les Eaux glacées du Belomorkanal, ni l’enthousiasme oratoire d’un Gorki ou d’un Aragon, ni le " théâtre, le cinéma, la peinture (ou) un paquet de cigarettes " ne parviendront à recouvrir le râle des " milliers de condamnés de la Guépéou ". Des voix se sont élevées, d’autres s’élèvent, qui, dans un entrelacs vertigineux et non dépourvu de contradictions, dévoilent l’étendue des crimes passés, présents et à venir. Ces voix, en dépit du mutisme de la direction du canal et quelques fins de non recevoir, Anne Brunswic les glane, çà et là, à Medvejegorsk, Segueja ou Kem, dans un musée municipal, une bibliothèque ou un hôpital pour tuberculeux. Impossible de les recenser toutes. Au hasard des portraits de femmes - anti-héroïnes tout droit sorties d’un roman de Dostoïevski - qu’Anne Brunswic esquisse, en voilà un, et non des moindres : Loudmila Stepanova. Logeuse occasionnelle, née en 1937, Loudmila semble avoir définitivement accepté son destin, " grand tas de douleurs, d’avanies et de frustrations ". Comme trois mille autres paysans caréliens, son père a été arrêté en février 1938, puis fusillé en avril de la même année. Au 27, rue des Bois, au milieu des odeurs des brioches et de la kacha de sarrasin, Loudmila, veuve " passablement xénophobe ", s’épanche. Nous y sommes, sans surplomb moral ni critique.

" J’essaye de comprendre comment des gens donnent sens à leur vie là où ils sont. Je suis plutôt dans ce que Perec appelle l’infra-ordinaire ".

Depuis la publication de Bienvenue en Palestine. Chroniques d’une saison à Ramallah (Actes Sud, 2004), forte d’un engagement éthique rare, Anne Brunswic poursuit, au moyen d’une écriture modulée par un champ de voix incarnées, une oeuvre dans laquelle le commun des mortels se réapproprie par la parole le sens d’une " Histoire qui reste largement à écrire ", à réécrire. Récit enrichi de cartes géographiques, de photos et de poèmes, Les Eaux glacées du Belomorkanal compte parmi ces livres qui sont dédiés à tous " ceux qui ne veulent pas tourner la page sans l’avoir lue. "

Après Sibérie. Un voyage au pays des femmes (Actes Sud, 2006), vous consacrez un deuxième livre à la Russie. Pour quelles raisons avez-vous choisi de vous rendre en Carélie ?

En 2005, pour mon précédent livre, j’avais non seulement été sur la Kolyma, mais à Arkhangelsk et dans l’archipel des Solovki qui est en face du débouché du canal de la mer Blanche. L’archipel des Solovki, lieu où fut ouvert le premier camp de rééducation par le travail en 1923, est ce qui a donné son nom à L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne. J’avais donc approché des lieux qui sont des lieux essentiels dans l’histoire du Goulag. En même temps, je les avais approchés un peu en passant, de biais. J’avais toutes sortes de raisons de remettre à plus tard ce moment où j’allais me frotter aux impasses de la révolution et regarder la bête en face. Le Belomorkanal était une manière d’appréhender le Goulag frontalement. Je pouvais cerner géographiquement un objet qui existe encore et essayer d’en raconter l’histoire. Je ne suis pas historienne. Ce qui m’importe, c’est de comprendre quel est le rapport que les Russes d’aujourd’hui entretiennent avec leur passé communiste et stalinien. En étant aux abords immédiats du canal, je pouvais rencontrer des gens concernés, les interroger.

Le prologue des Eaux glacées du Belomorkanal mentionne aussi l’existence de cousins russes, les Segall...

J’ai une histoire familiale qui est liée à l’Allemagne par mon père et très lointainement à la Russie par ma mère. Mes arrière-grands-parents ont fui la Russie après les pogroms de 1880 ; et mes cousins, à l’époque de Gorbatchev. On n’avait plus aucun contact avec ces derniers. Je ne connaissais même pas leur existence. Je savais seulement, de façon très vague, que mon arrière-grand-mère était née quelque part en Lituanie. Et elle n’était pas russe ; elle était juive. J’insiste parce qu’en Russie les Juifs constituaient une minorité nationale.
Depuis mon enfance, je n’ai jamais pensé que ni l’Allemagne ni la Russie étaient des pays étrangers. Même si je ne parle pas l’allemand, je ne peux pas considérer l’Allemagne comme un pays étranger. Mon père est né à Heidelberg ; ma grand-mère, à Berlin. J’ai grandi dans beaucoup de langues et de cultures différentes. Je viens d’une famille cosmopolite. Un jour, Pierre Bergounioux m’a fait remarquer que j’étais chez moi partout. À Magada ou à Arkhangelsk, chaque fois, c’est la même humanité.

Une humanité dont, par ailleurs, comme l’auteur des Origines du totalitarisme, Hannah Arendt, vous n’occultez pas la part maudite ?

La lecture d’Hannah Arendt a été assez déterminante pour moi, mais je me méfie un peu du concept qu’elle a élaboré en 46/47. Il y a effectivement un parallèle entre le nazisme et le stalinisme. Ce sont des dictatures pyramidales où tout le pouvoir dépendait du sommet et de la police politique. Aujourd’hui, les historiens sont plus attentifs à la société, à l’interaction entre pouvoir et société. Quelque part, la notion de totalitarisme exonérait les Allemands du soutien qu’ils ont apporté au régime nazi jusqu’en 1942. En Russie, c’est plus compliqué. On n’a pas encore tous les instruments d’analyse pour savoir. Le pouvoir stalinien achète un consensus et, en même temps, réagit contre la révolte paysanne. La collectivisation se heurte à des révoltes paysannes. Ce sont ces révoltes qui vont provoquer une répression de masse qui va faire qu’en 1930 le Goulag va croître de façon exponentielle. Mais jusqu’à la fin des années 20, il y a moins de 200 000 personnes dans le système pénitentiaire soviétique. Entre 1930 et 1941, on passe de 200 000 à 2 400 000 détenus.

Malgré la mort de maints prisonniers, une visite de Staline en 1933, Gorki et ses 37 signataires, Alexandre Rodtchenko, les paquets de papirossy, tout conspire à la célébration des travaux du Belomorkanal...

Oui, le Belomorkanal est le seul chantier du Goulag à avoir fait l’objet d’une grande campagne de médiatisation au sens moderne. Gorki va emmener de nombreux auteurs sur ce canal et constituer une véritable " brigade d’écrivains ". Dès janvier 34, ils publient Belomorsko-Balstisky Kanal imeni Stalina, istoria stroitelstva, une oeuvre collective que j’ai réintitulé l’Album Gorki, par commodité. Quant à Rodtchenko, qui abandonne la peinture dès 1921 pour se consacrer à l’art graphique, il fait une série de photos-reportage sur le chantier. À l’époque, on ne pouvait pas faire la moindre photo sans l’autorisation de la Guépéou. Par la suite, Rodtchenko rédigera avec sa femme Stepanova un bon numéro de la revue de propagande L’URSS en construction, qui sera traduit dans plusieurs langues et diffusé un peu partout dans le monde. Évidemment, la propagande ne parle jamais des politiques. Elle montre des droits communs, des petits ou des grands voyous qui, au début, rechignent à travailler parce que c’est contre le code de l’honneur des truands de travailler. Un grand nombre de supports de communication sont mis à contribution pour célébrer quelque chose qui est très fort dans l’imaginaire soviétique : la maîtrise de la nature et de la sauvagerie de l’homme. Quand Staline propose de débarrasser les villes de tous les petits délinquants qui rendent la vie impossible en mettant une pelle et une pioche entre leurs mains, quand il décide d’en faire d’honnêtes ouvriers soviétiques, il rencontre un assez large soutien.

Au sujet de ces " voyous ", dans une lettre adressée à Romain Rolland, Gorki va jusqu’à employer les termes de " déchets sociaux ". Selon vous, était-il à ce point crédule pour adhérer aux méthodes de la police politique ?

Gorki est persuadé que le régime offre à ces " déchets sociaux " une possibilité de s’amender. Il est sincère dans sa foi ; il croit à la rééducation. Je ne me sens pas du tout plus intelligente que Gorki, certainement pas. Si j’avais été de leur génération, il n’y a aucun doute que j’aurais moi aussi applaudi. Si mon talent avait été utile, j’aurais certainement été l’une des plus ferventes sympathisantes. Tout simplement parce que c’était une croyance qui était très largement répandue. Les bolchevistes et l’intelligentsia russes voyaient le peuple russe comme un peuple de sauvages. Depuis la fin du XIXe siècle, les intellectuels se posaient en instituteurs du peuple. Ils avaient le sentiment d’être des Européens et de régner sur un peuple de paysans asiatiques.

À l’exception notable de Romain Rolland, n’ironisez-vous pas sur l’aveuglement idéologique d’écrivains français comme Malraux et Aragon ?

J’ai surtout essayé de savoir ce que les écrivains français avaient su et pensé du Belomorkanal. Au cours de mes recherches, je suis tombée sur Carnet d’URSS 1934 de Malraux, ainsi que sur une conférence d’Aragon autour de la jeune génération d’écrivains soviétiques prolétariens. Malraux est très elliptique au sujet du Belomorkanal. Quant à Aragon, il s’enthousiasme sur les merveilles de la rééducation par le travail. Sa conférence est un décalque des commentaires de Gorki, le lyrisme en plus. L’objet le plus intéressant est sans conteste la Correspondance entre Romain Rolland et Gorki. À l’inverse d’Aragon, Romain Rolland fait montre d’une grande maturité politique. Bien qu’ami de Gorki, il ne lui offre pas son adhésion et voit très nettement ce que ce canal cache : un bagne.

Les Eaux glacées du Belomorkanal est un texte extrêmement fouillé. Avez-vous effectué votre travail de documentation en amont ou en aval ?

Le travail de documentation a eu lieu avant, pendant et après (rires). Au fil de mes lectures, j’ai pu approfondir certains sujets et prendre en compte ce qui avait déjà été dit. La documentation m’a permis de recadrer les choses. Par exemple, je ne pouvais pas réécrire Ingénieurs de l’âme de Frank Westerman, ce très bon livre abordant la manière dont Gorki a enrégimenté les écrivains soviétiques. D’autres livres ont été éclairants, comme l’excellente synthèse de l’historien Nicolas Werth, La Terreur et le désarroi : Staline et son système. Werth fait le point sur tous les chiffres de la Grande Terreur. Maintenant, il n’y a vraiment aucun doute. 750 000 personnes furent fusillées entre 37 et 38. En France, on voit encore le Goulag à travers les camps nazis. Or la réalité est tout autre. D’abord ça dure beaucoup plus longtemps, de 1930 jusqu’à la mort de Staline. C’est géographiquement très divers, puisque ça s’étale sur un pays qui est un continent. La Kolyma par -50° dans les mines d’or, ça n’a rien à voir avec le Kazakhstan ou le Belomorkanal. Puis le Goulag est différent selon les époques. Le Goulag de 30 n’est pas celui de 37 qui n’est ni celui de 42, etc. Dans les mines d’or de la Kolyma, le niveau de mortalité n’a jamais atteint, en aucune façon, le niveau de mortalité des camps d’extermination nazis. 90 % des Russes qui sont passés par le Goulag en sont sortis vivants. Le Goulag n’est pas un lieu d’extermination mais un lieu d’esclavage et de terreur.

En quatrième de couverture de Bienvenue en Palestine, vous vous définissez comme un " écrivain du réel " travaillant dans les " marges du journalisme ". Qu’est-ce que vous entendez par là ?

Je revendique, avec trop d’arrogance peut-être (rires), un territoire de la littérature documentaire qui n’est, pour l’instant, pas très balisé. Je chemine un peu dans le sillage d’un François Maspero. Depuis quinze ans à peu près, je vis dans le milieu du cinéma documentaire. J’écris de façon régulière dans les revues Images de la culture et Images documentaires. Je pense que ça m’a formé. Le grand public a longtemps confondu le cinéma documentaire avec le reportage. Maintenant il y a quelques auteurs - Claude Lanzmann, Agnès Varda ou Alain Cavalier - qui font que l’on sait qu’il y a oeuvre. Des films comme Le Chagrin et la pitié de Marcel Ophüls ou En avant jeunesse ! du Portugais Pedro Costa m’ont profondément marquée. Pour revenir à votre question, j’essaye de comprendre comment des gens donnent sens à leur vie là où ils sont. Je me sens de plain-pied avec eux. Je ne suis pas du tout dans l’exotisme, mais plutôt dans ce que Perec appelle l’infra-ordinaire. De ce point de vue, je suis assez loin de Nicolas Bouvier. Je ne m’intéresse absolument pas à l’actualité. Je vais dans des endroits où généralement il ne se passe pas grand-chose. En Sibérie et en Carélie, il ne se passait absolument rien. C’est une autre manière d’interroger l’histoire et, peut-être aussi, d’interroger mon propre aveuglement. Je mesure à quel point on est enfermé dans un modèle d’interprétation du monde...

Comment procédez-vous pour recueillir les nombreux témoignages qui émaillent l’essentiel de vos textes ?

En Palestine, je pensais que les gens vivaient une situation difficile et qu’ils se sentiraient moins libres en face d’un magnétophone. J’ai pris des notes après les entretiens. Le soir, j’écrivais de mémoire ce que j’avais entendu dans la journée, sous la forme de chroniques. Quand je suis arrivée à Ramallah, je ne savais pas du tout si je pourrais écrire un livre. Je n’avais aucun contact. Je me suis installée, puis j’ai commencé à raconter pour mes amis ce que je voyais et entendais, par mails. Je relatais le quotidien sous l’occupation israélienne, des choses non événementielles, un vécu humain : les blagues qu’on raconte à Ramallah, ce qu’on mange ou comment est-ce qu’on fait face au couvre-feu. Des choses que mes amis n’avaient jamais lues dans aucun journal. Toutes les semaines, j’envoyais une dizaine, une quinzaine de pages. Cette forme de chronique, à mi-chemin entre le journalisme et le récit de voyage, me convenait très bien. En sorte que j’ai repris cette formule pour Sibérie. Un voyage au pays des femmes. Par contre, dans le dernier livre, j’ai travaillé autrement. Quand je suis arrivée en Carélie, j’avais un projet à réaliser pour la Radio Suisse Romande. Je n’avais pas beaucoup de temps pour écrire. J’ai donc pris des notes et privilégié la photo et l’enregistrement au magnétophone. Mon désir était d’articuler un récit historique avec des chroniques, du reportage, des choses vues. Je me suis posée plus de questions de composition. Au final, Les Eaux glacées de Belomorkanal est plus du côté de la littérature que Bienvenue en Palestine. À un moment, dans l’avant-dernier chapitre, quand je rencontre ces paysans qui ont un portrait de Staline sur leur frigo, je suis presque dans le pastiche de Claude Simon. Là, je me lâche (rires). J’écris à l’envers des codes du journalisme.

L’empreinte de la voix ne constituerait-elle pas l’un des traits récurrents de votre esthétique ?

Suis-je un auteur de la voix ? Oui, certainement. Je fais plus exister les gens par l’oreille, en les faisant entendre. Voilà peut-être pourquoi j’apprécie Sveltana Alexievitch. Ensorcelés par la mort et La Guerre n’a pas un visage de femme sont des livres construits comme un montage de voix. En outre, Sveltana Alexievitch travaille sur les plaies béantes de la société russe, la guerre d’Afghanistan, Tchernobyl...

À l’instar de votre précédent ouvrage, Les Eaux glacées du Belomorkanal offre une galerie de portraits de femmes russes : Loudmila, Mme Noritsyne, Pomortseva, Zinaïda, etc. À quoi cela tient-il ?

Il est vrai que les portraits que je trace sont pour la plupart des portraits de femmes. Je n’ai pourtant jamais été une féministe pur sucre (rires). Les réalités de la vie en Russie ont fait que lorsque j’étais logée, je l’étais par des femmes. Les femmes tiennent le foyer et peuvent éventuellement louer ou prêter une chambre. On peut donc davantage entrer dans leur intimité. Quand elles voient que je les écoute, quand elles sentent que je m’intéresse réellement à leur histoire, ces femmes se racontent. J’ai un vrai intérêt à écouter les gens. En ce moment, par exemple, je travaille avec des sans-papiers : des femmes venant du Maroc, de l’Algérie, du Congo ou de la Côte d’Ivoire. Je commence à recueillir leur récit. J’ignore encore ce que je vais en faire ; mais j’aime écouter ce qu’elles me racontent, ce que je ne sais pas et qui me touche. En Palestine, j’avais cette curiosité de savoir quel était le quotidien des femmes, là-bas, avec la montée du Hamas et l’islamisation de la société. Je voulais donner un sens très concret à l’expression " territoires occupés ". En général, les femmes sont une source d’informations beaucoup plus intéressante que les hommes. Elles me racontent des choses beaucoup plus concrètes. Comment elles élèvent leurs enfants, comment elles font vivre leur famille, comment elles assument leur condition de veuve, etc.

Savez-vous d’où vous vient ce désir impérieux de donner chair aux récits de vies ordinaires ?

Toutes les personnes que je croise inspirent l’écrivain que je suis. À travers elles, je cherche quelque chose comme un idéal humain. J’écris pour rendre justice. Je pense, en tant qu’ex-communiste, que les morts du canal et les morts du Goulag ont droit à un peu plus qu’une pensée de notre part. En Russie, j’ai rencontré des gens qui sont des vaincus de l’Histoire. Dans les provinces les plus reculées, ils n’ont pas bénéficié de la chute du communisme et ont été abandonnés par le pouvoir actuel. Ils doivent puiser en eux-mêmes leur condition de survie. En Sibérie, j’ai appris que, pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, les salaires des fonctionnaires et des ouvriers n’avaient pas été payés. Ils ont survécu par -40°. Chez nous, quand il fait -5° ou -10°, on ramasse des cadavres. Ces gens-là ont des ressources : la solidarité et une surprenante adaptation à la nature.
Écrire est, pour moi, un geste de réparation. Je n’ai pas l’élégance et la flamboyance du style de Pierre Michon, mais, comme lui, je m’intéresse aux vies minuscules. Michon a cette espèce d’énergie de vouloir venger les humbles, les humiliés et les bafoués, à laquelle je souscris à 100%. Dans une interview, il disait qu’il écrivait pour venger sa mère... Bon, je ne vais tout de même pas vous parler de ma mère, là, maintenant...

Et pourquoi pas...

J’ai des scrupules à faire ça, mais si vous le souhaitez... À contre-oubli (Éditions de La Fontaine-aux-loups), mon premier livre paru en 2000, est une enquête autobiographique pour laquelle je m’étais imposée une contrainte inouïe : écrire cinq pages sur l’année de mes 5 ans, cinq autres pages sur celle de mes 10 ans, cinq sur mes 15 ans, etc. À l’époque, étant un peu plus jeune, je me suis arrêtée à 45 ans (rires). Delphine Montalant, une amie éditrice, a lu ce petit texte de rien du tout. Comme elle voulait le publier, je l’ai retravaillé et, au final, ça a donné 130 pages. L’écriture d’À contre-oubli a fait que j’ai pris conscience du fait qu’à 5 ans j’avais une mère et qu’à 10 ans je n’en avais plus. J’ai réalisé que ma mère était dans un placard, qu’elle était l’objet d’un énorme tabou dont j’avais plus ou moins été complice. Ce livre a causé un scandale dans ma famille. En perçant ce secret, je sortais un cadavre du placard. Ma mère est morte des suites d’un avortement clandestin. Je l’ai à peine connue. Je n’avais rien à en dire ; je ne savais rien d’elle. Mon entrée en littérature fut une sorte de transgression de l’interdiction qui m’a été faite de penser quoi que ce soit à son sujet. S’il y a une voix de femme qui a été étouffée, écrasée, dans mon histoire, c’est la voix de ma mère. Incontestablement.

Au printemps 2003, vous publiez dans la revue Diasporiques, une Lettre ouverte à l’" Oncle Kertész ". Comment expliquez-vous cette filiation littéraire ?

Après avoir lu Être sans destin et Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, je me suis dit que cet homme-là faisait partie de ma famille (rires). Je ne cherche pas des pères, ça a un côté trop écrasant ; mais, éventuellement, des oncles en littérature ou en amitié. J’aime la manière dont Kertész a traversé très modestement l’Histoire. Il avait 14 ans ; il n’était pas plus intelligent que les autres ; il n’a rien compris ; il a cherché à survivre ; il ne s’est pas donné le beau rôle. Il est broyé dans une Histoire absurde qui est infiniment plus grande que lui ; une Histoire qu’il a vécue comme un Fabrice à Waterloo, comme un enfant. Et, surtout, il ne perd jamais l’humour. Ni son humanité.

Les Eaux glacées du Belomorkanal d’Anne Brunswic
Actes Sud, 284 p., 22 e

© Le Matricule des Anges et ses rédacteurs http://www.lmda.net/din/tit_lmda.php?Id=62952
Jérôme Goude



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