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> Cinq cartes postales de l’été 2015

> Rencontres avec des Iraniennes remarquables

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Un dimanche à Téhéran
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Prenons une journée ordinaire où strictement rien n’était prévu, le dimanche 14 juin par exemple.
A 8h30, alors que je sors de la douche, le téléphone de l’hôtel, un vieux combiné rouge des années 1970 (raccord avec le standing de cet hôtel dont la dernière rénovation date de cette époque qui connut la flambée des cours du pétrole et un boom économique dans toute la région) se met à vibrer en émettant un son de grelot étouffé. Le monsieur ukrainien d’origine turkmène avec qui j’ai papoté en russe hier soir entre 23h et minuit sur la petite terrasse de l’hôtel m’appelle. Il va quitter l’hôtel et veut venir me saluer avec son collègue. J’ai juste le temps de m’habiller, les deux messieurs sont devant ma porte. Le blond (qui m’a l’air d’un Ukrainien "de souche") et le brun d’hier. Le blond me tend cérémonieusement une carte de visite professionnelle qui m’apprend que ces messieurs de Dniepropetrovsk installent des parquets, des terrasses et autres matériaux de construction en bois. De la conversation d’hier soir, j’ai compris qu’ils ont une belle clientèle dans tout l’Iran, spécialement chez les Azéris turcophones. Je crois que cette visite matinale est surtout un prétexte : le blond n’a pas dû croire le récit du brun et a voulu voir la tête de cette Française qui parle russe en plein Téhéran.

Après le petit-déjeuner, je file du côté du bazar pour trouver un réparateur d’appareil photo : il s’agit juste de réparer la fixation de ma courroie. On m’a indiqué vaguement le secteur. Je tombe vite dessus. C’est une succession de minuscules échoppes pleines à craquer d’appareils Canon et Nikon. A la troisième tentative, j’ai de la chance, le patron est en compagnie d’un photographe client et ami qui parle un peu l’anglais. Le patron est un vieux Turc qui s’appelle tout simplement Agha-khan et le client un Kurde iranien. Le vieux se démène pour trouver les deux vis qui manquent et les trouve chez ses voisins, concurrents et néanmoins amis. Pendant qu’il s’affaire avec une loupe et un minuscule tournevis, le Kurde me sert du thé puis me montre sur son téléphone portable de magnifiques photos de bergers et surtout de petites bergères kurdes qu’il a prises récemment (un peu cartes postales tout de même) et me dit tout le mal qu’il pense du régime des mollahs. Il me montre aussi vingt photos de sa fille et un peu moins de sa jeune épouse, toutes deux sublimes. M. Agha-Khan n’ayant pas l’intention de faire payer sa réparation, je lui achète deux piles et réussis ainsi à dépenser 1,5€ dans sa boutique.

Vers 11h, je rejoins une institution charitable pour les jeunes filles en détresse. Comme j’ai l’intention de lui consacrer un article, je n’en dis pas plus pour le moment sinon que ce qui s’ y passe est fort surprenant et tout à fait passionnant.

Une dame généreuse qui m’a pris en pitié quand je lui ai confié que l’alcool me manquait m’a fixé rendez-vous pour me remettre deux bouteilles soigneusement emballées. J’hésite à rentrer en métro chargée de ces produits illicites. Imaginez le scénario si, dans une bousculade, une bouteille s’échappait et roulait dans le compartiment, ou si le contenu se renversait sur le quai au milieu de toutes ces vertueuses qui essayent des rouges à lèvres et des fards à paupières.
Dans ma chambre, je déballe les cadeaux : ce sont deux bouteilles d’un vin ordinaire provenant de l’Union européenne et conditionné en Allemagne. Avec en plus un excellent petit tire-bouchon.

A l’hôtel, je dois m’occuper de réserver mon vol pour Istanbul. Comme le patron de l’hôtel, si j’ai bien compris est le neveu du directeur de l’agence de voyages de Chiraz avec qui je suis en affaires depuis un mois, il s’occupe personnellement de la transaction et c’est à lui que je règle la facture (122 €).

Vers 16h, malgré la chaleur écrasante (ou à cause d’elle), je me décide à aller faire un tour sur la montagne qui domine le nord de la ville, le mont Tochal qui culmine à 3933 m.
Pour atteindre le parking et la station de départ, il faut 40 minutes de métro + 15 minutes en taxi + 20 minutes à pied. Le télécabine ne fonctionne pas mais il y a un télésiège et un quart d’heure plus tard, je respire l’air des sommets (2400 m) et contemple à mes pieds la ville sous son gros nuage de pollution.

On rencontre là-haut des gens qui n’ont pas l’air tout à fait les mêmes que ceux d’en bas. Des marcheurs, des sportifs, de vieux bonshommes alertes et gaillards. Ils m’offrent de l’eau, du melon, des cerises, des abricots, du thé, du fromage séché. On en voit qui rigolent, jouent aux cartes, écoutent de la musique, j’en croise même sur le chemin qui montent en dansant. Certaines filles laissent glisser le foulard. Il semble que le pouvoir des mollahs s’exerce nettement moins en altitude. J’ai pris l’option paresseuse de monter en télésiège à cause de la chaleur et de mes sandales qui ne sont pas bien adaptées à la rando (les cailloutis entrent dans la chaussure) mais une fois arrivée en altitude, je grimpe avec plaisir. L’air est si léger ici, on se sent des ailes. Et puis, il est bientôt 19h, la température devient agréable.

Sur le chemin, je me fais une copine, Shéhérazade, toute contente de parler français. Elle l’a appris naguère en Belgique mais un peu oublié. Divorcée, deux enfants. Donne occasionnellement des cours d’anglais. Au chômage en ce moment. Un ex-mari toxico lui verse une pension misérable -« les lois sont faites pour les hommes, ici ! » - mais elle a heureusement des parents très riches et très gentils qui viennent de lui offrir un appartement à 1 million de $ (pour ce prix, il doit y avoir une piscine) et gardent volontiers ses enfants. A sa question (habituelle en Iran) « pourquoi vous n’êtes pas mariée », je réponds (j’ai eu le temps de rôder ma réponse) « parce que j’ai vite compris que c’était très ennuyeux, en tout cas pas du tout fait pour moi ». « - Oh oui, approuve-t-elle, très ennuyeux ». Shéhérazade est la deuxième femme que je rencontre cette semaine qui a divorcé d’un époux toxicomane. « Oui, c’est très courant chez nous, soupire-t-elle. Les hommes se réunissent pour fumer du haschisch et puis ils se mettent à prendre des cachets, c’est très bon marché la drogue. »

Au café en haut du télésiège, on retrouve ses copains. On dirait qu’elle connaît tout le monde, en tout cas les habitués. Le soir tombe avec douceur sur tous ces gentils randonneurs qui s’aspergent à l’eau d’une source, boivent le thé, partagent leurs provisions. Sur son téléphone portable, Shéhérazade met en mon honneur des chansons françaises, Brel, Aznavour, que tout le monde ici semble connaître.
A la descente, toujours en télésiège, je savoure le panorama sur la ville à la tombée de la nuit.

Au café de la station inférieure, je suis abordée par un grand monsieur costaud portant queue de cheval. « Ali », dit-il, en me serrant la main, signe d’un homme débarrassé de tout préjugé religieux. Il est accompagné d’une ravissante jeune femme portant une voilette de dentelle noire et chaussée de hauts talons peu adaptés à la montagne qu’il me présente comme sa « girl friend ». Son prénom signifie « pluie » en farsi. (Elle serait bienvenue, la pluie !) Ali est le patron d’une agence de voyages prospère (13 salariés) et vit d’autant plus à l’aise qu’il ne paye guère d’impôts. « Notre système fiscal ne marche pas ; je devrais payer 25 000 $ d’impôts, je paye en moyenne 5 000 $. Ici, c’est assez facile. » Je demande s’il faut en contrepartie payer des pots de vin. « Certaines années mais pas systématiquement. » Ali a la gentillesse de me déposer à une station de bus en faisant un large détour et en affrontant les embouteillages. A 22h, le nord de Téhéran est plein de gens élégants qui se rendent à des fêtes, des private parties, où l’on fait tout ce qui est interdit dans l’espace public. Des voitures de luxe pleines de garçons et de filles, la jeunesse dorée locale. Sa copine, mademoiselle Pluie, a elle aussi sur son téléphone des chansons françaises - Céline Dion, Lara Fabian -, pas les mêmes que Shéhérazade.

Une fois que le bus est sorti des bouchons du nord de la ville, il dévale l’avenue Vali-Asr à fond de train, mettant en fuite les motocyclettes et les piétons à grands coups de klaxon. Je connaissais déjà la conduite sportive (pour ne pas dire assassine) des chauffeurs de taxi, je découvre que les chauffeurs de bus, quand ils en ont le loisir, se prennent eux aussi pour Schumacher.
Arrivée dans le bas de la ville, au coin de l’avenue Vali-Asr et de Jomhouri (République), je descends pour prendre un autre bus. A cette heure-ci, il n’y a plus guère de passagères aussi les passagers ne se gênent-ils pas pour s’installer à l’avant sur les places réservées aux femmes.

En regagnant à pied mon hôtel, je m’arrête chez le marchand de fruits et légumes, un jeune immigré Afghan aux beaux yeux bleus qui se montre une fois de plus ravi de me faire la conversation. Il a quitté Herat il y a huit ans, s’est lancé dans le commerce, a appris l’anglais tout seul avec des CD et en regardant des films. Il travaille quinze heures par jour dans sa boutique mais ne se voit aucun avenir en Iran. Son rêve : devenir travailleur clandestin en Europe.

Fin de cette dernière carte postale où j’ai tenté de rendre compte d’une journée ordinaire, ce qui requiert en vérité plus que le temps qu’une journée. Je me demande comment font les écrivains qui tiennent quotidiennement leur journal : trouvent-ils encore le temps de vivre ?















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