Histoire d’une refonte, par Mikhaïl Zochtchenko (1934) ![]() (Ce texte constitue l’avant-dernier chapitre de l’ouvrage collectif « Le canal Staline, histoire de la construction de la voie d’eau Baltique-mer Blanche ») Sur le canal de la mer BlancheCeux qui m’intéressaient sur le canal de la mer Blanche n’étaient pas ceux qui avaient violé la loi par hasard, ou pour employer les termes d’un des prisonniers, dans des « circonstances merdiques ». Pour de bon. Que pensaient-ils après une vie d’oisiveté d’un travail quotidien exténuant ? Que pensaient-ils lorsqu’on a commencé à leur parler d’une nouvelle vie, de rééducation et de Socialisme ? Les prisonniers A dire vrai, j’abordais avec scepticisme la rééducation. J’imaginais que cette fameuse refonte des individus découlait d’une seule et unique motivation : le désir de sortir de captivité, d’obtenir une libération anticipée et divers avantages. Je dois admettre qu’au total j’étais tout à fait dans l’erreur. Et j’ai pu réellement observer la reconstruction de la conscience, la fierté des bâtisseurs et d’étonnants changements psychologiques chez beaucoup de prisonniers. Bien sûr, j’ai aussi vu les points plus faibles de cette affaire. Par exemple, j’ai eu une longue conversation avec un pickpocket professionnel. Il a parlé de sa refonte en long et en large, à la fin, il a admis avec un sourire pitoyable qu’il faudrait bien sûr le suivre après sa libération pour qu’il ne retombe pas dans ses vieux travers. J’ai aussi constaté que certains prisonniers s’agitaient vainement autour de leurs chefs, cherchaient à briguer des faveurs et laissaient exploser un enthousiasme superflu et des exclamations d’admiration sans borne pour ce pouvoir qui transformait l’homme et la nature « comme dans un conte de fées ». Il n’y a derrière cela que l’espoir, de la part de gens parfaitement indifférents, de regagner leur liberté, d’attirer l’attention d’en-haut et de se pousser dans une carrière. Autant d’attitudes humaines qui méritent d’être étudiées partout et pas seulement entre les limites d’un camp. Mais ces individus ne comptent pas, qu’ils soient en liberté ou en prison, et ne méritent qu’une remarque en passant. 26 août 1933 Il s’est trouvé que pendant que j’étais sur le Belomorkanal, un meeting de travailleurs de choc a été organisé dans un des camps. A la tribune se sont succédé d’anciens bandits, voleurs, vagabonds et aventuriers pour rendre compte du travail qu’ils avaient accompli. Je me souviens d’une phrase qu’un des anciens bandits a répété plusieurs fois, non sans une certaine fierté : « Et maintenant, vous prendrez tous modèle sur moi. » Le camarade Rothenburg Et voilà que parmi ces orateurs et rapporteurs étonnants, on donna la parole à un homme dans la quarantaine, au visage sombre, battu par les éléments. Il était grand et costaud, un peu chauve et m’a fait l’impression d’une virilité et d’une force singulières. Il fit un discours sur vie passée, ses vagabondages à l’étranger et les prisons où il avait séjourné. Puis il a parlé de qu’il avait fait ici, de ce qu’on avait fait pour lui et de ce qu’il projetait de faire dans l’avenir. Cet homme était jadis un voleur international bien connu, un escroc et un aventurier. Il venait d’être décoré pour son travail excellent et même héroïque sur le chantier. L’histoire de sa vie Sa vie surprenante, racontée par lui-même était inhabituelle, mais la transformation de sa vie l’était encore plus. Je ne suggère pas de faire la même chose avec le récit de Rothenburg. C’est différent. Les faits sont compliqués et mélangés et le lecteur aurait du mal à suivre le cours des événements. Il y avait une étoffe morte qu’il fallait ranimer par le souffle de la littérature. J’ai déjà eu à faire ce genre de travail et j’ai toujours trouvé que cela exigeait de l’expérience et une capacité à se mettre à la place de l’auteur, comme un acteur peut le faire. Voici donc l’étonnant récit de la vie écrit par lui-même, et repassé par ma plume. Enfance Mon nom est Abraham Isaakovitch Rothenburg. Je suis né à Tiflis. J’ai maintenant quarante ans d’âge. Mon père travaillait comme ouvrier chez son frère. Ce frère était un riche alors que mon père n’avait rien du tout et son frère cadet, il l’appelait avec respect David Isaakovitch. A mon retour à la maison, par contre, souvent je ne trouvais rien à manger. Le frère de mon père, c’est à dire mon oncle, lui, ne manquait de rien et n’avait aucun souci. Ses enfants se gavaient de raisins et de pommes tous les jours. Moi, je regardais seulement en m’approchant tout près. A cette époque, je me sentais blessé par le sort et j’ai commencé à voler à l’école des livres et des manuels pour les vendre au bouquiniste. Avec l’argent, je m’achetais des bonbons, tout en me disant « je prendrai ce qui est à moi ». Mais un jour, je me suis fait attraper dans cette vilaine action. On est allé chercher ma mère et on lui a dit « Votre fils se fourre dans de mauvais coups. Sortez-le de notre école. » Après ça, mon père m’a battu avec un bâton mais ma mère a crié en pleurant « Il ne recommencera pas. » Premiers délits J’étais un garçon de quatorze ans quand j’ai pris le mauvais chemin. Au bazar, je me suis lié avec un homme. On l’appelait Akop. Un jour, il me donna une fausse montre en or et un bracelet à vendre comme si c’était des objets volés. Et lui faisait semblant de marchander avec moi. Un crétin avide est passé, il l’a vu marchander avec moi et a été heureux de me les acheter. Après ce succès, on me confia d’autres affaires de même sorte. Je fis le travail mais en paiement, des clous ! Tiens ta langue – ils m’ont dit – ou on te cognera comme il faut, et si tu ne fais pas gaffe, on pourrait bien te tuer. Une fois, j’ai été arrêté mais, vu l’entreprise de mon oncle, personne ne crut que son neveu pouvait faire ce genre de choses. Le juge de paix, le prince Tseretelli se doutait de quelque chose, je pense, mais il s’est juste moqué de moi en disant que j’avais beau être petit, j’étais déjà assez culotté pour tromper les adultes. Alors, on m’a laissé partir. J’avais vendu à un colonel, une montre « en or » pour quarante roubles. Il m’a dit : « Quand tu en auras d’autres, apporte-les moi toutes. » Mais quand il a vu le genre de montre, il s’est mis dans une grande colère et m’a dénoncé à la police. On m’a arrêté et j’ai eu six semaines de prison. Mon père n’est jamais venu me voir, mais ma mère oui. Elle m’aimait beaucoup et souffrait beaucoup de me voir en prison. Premier amour J’étais un type malin et la plupart des gens m’aimaient. On m’a affecté à l’infirmerie de la prison pour distribuer les médicaments. Pendant que je faisais le tour des cellules, j’ai fait connaissance d’une fille intéressante et très jolie. Elle s’était fait prendre pour le même délit que moi. Elle volait et « travaillait » dans les boutiques – voleuse à l’étalage en un mot. Elle a eu le coup de foudre pour moi et me l’a écrit. Il s’agissait d’une fille Cosaque du Kouban, son nom c’était Maria Kornienko. C’était une beauté. Elle attirait tous les regards et ceux qui la voyaient se disaient – « Les femmes sont tout de même rudement belles ». Une histoire d’amour a commencé entre nous, mais je n’avais plus qu’un mois à faire et elle quatre. On s’est mis d’accord que je l’attendrais, quoi qu’il arrive. Je me suis retrouvé enfin libre et je suis revenu à mon ancien business. J’étais très amoureux de Maria et j’ai essayé de gagner encore plus. J’achetais pour vingt à trente roubles de nourriture et d’affaires pour lui porter en prison. Tout le monde était étonné de la quantité que j’apportais. Je m’habillais très bien et j’étais beau garçon, et je dépensais tellement pour elle qu’elle est devenue folle de moi. La seule chose qui lui faisait peur c’est que je n’attende pas sa libération, mais je l’aimais tant que j’ai attendu les trois mois. Pour finir, elle a été libre et on a vécu ensemble comme mari et femme. Mon père – quel drôle de type – alla contre sa chair et son sang et dénonça ma planque à la police. Je me suis fait prendre une fois mais j’ai réussi à m’évader et je suis retourné vivre avec Maria. Je devais donner une fortune aux gens qui nous cachaient. Maria et moi, on continuait notre business comme avant. J’étais sur un de ces coups quand je me suis fait prendre une deuxième fois et j’ai été envoyé à Kutais. J’ai réussi à m’enfuir. Avec Maria, on a repris nos expéditions de voleurs et on s’est fait pas mal d’argent. Je portais une capote militaire et tout le monde se doutait que je vendais de la marchandise volée. Ça ne les empêchait pas de l’acheter et on vivait très bien. J’aidais ma mère. Elle ne manquait plus de rien, et Maria non plus. Et puis je me suis fait prendre pour trois fois rien. J’étais dans ma capote de soldat, je croise un sergent-major, je ne l’ai pas salué, il m’a donné un tel coup de poing dans la joue que j’ai failli tomber par terre. Il m’a arrêté et envoyé chez le commandant. Ma combine était bien à l’eau. Ils ont découvert comment je m’étais procuré l’uniforme et ce que je fabriquais. J’ai fait onze mois de préventive avant le procès. Maria avait de la peine pour moi, elle se souvenait de tout ce que je lui avais apporté en prison et elle a fait la même chose pour moi. Elle ne m’a pas battu sur ce terrain mais j’ai tout de même apprécié. Son style à elle, c’était le vol à l’étalage, et elle a raflé tout ce qu’elle a pu pour pouvoir me donner tout ce que je voulais. Ensuite Maria, mettant tous ses espoirs dans sa beauté est allé voir le général de cavalerie. A genoux, elle lui a dit qui elle était et qui j’étais et ce qu’elle voulait qu’il fasse. Elle a dit : « Il ira à la guerre et paiera pour ce qu’il a fait. Si vous lui donnez une nouvelle chance, je vous jure qu’il fera tout pour être à la hauteur. Le général lui a dit « ça m’étonne de vous voir vous, une femme Cosaque, plaider pour un sale Juif. Mais bon, j’essaierai de faire quelque chose pour lui. » Il n’a rien fait du tout, on m’a enchaîné et abandonné à mon cruel destin, pour être envoyé loin de tout le monde. [p 131-142] Ainsi, en avril 1932, la Guépéou m’a envoyé sur le canal qu’on construisait entre la mer Blanche et la Baltique. C’était l’horreur quand je suis arrivé sur place. J’ai cru que ma vie était finie, que j’étais un homme perdu et que je ne reverrais jamais Tiflis. Je suis arrivé là comme si j’allais au cimetière. Il pleuvait. Les arbres étaient petits, rabougris, et pas le moindre brin d’herbe. Des rochers pointaient du sol partout et j’ai pensé que j’avais toutes chances de mourir sur ces pierres et que je ne verrais plus jamais rien d’autre. Voilà l’état d’esprit où j’étais quand on m’a envoyé sur les rochers à l’écluse n°15. Il fallait casser les rochers et les faire exploser et le travail était très dur. Le pire c’était que je n’avais jamais travaillé de ma vie. Je considérais le travail de force comme criminel et honteux. Il l’a raconté à Triaskov. Triaskov était notre premier contremaître. Un gars actif et énergique. Il a essayé de me parler mais je ne voulais rien savoir. Je l’ai insulté et lui ai dit de dégager. Alors le chef Sapronov est passé par là. Le contremaître s’est précipité pour lui parler de moi. Le chef a dit : « C’est bizarre, tout le monde travaille ici. C’est rare que quelqu’un refuse. Notre travail est très urgent. On me dit que tu refuses, ça m’étonne. Il y a sûrement quelque chose que tu ne comprends pas ! » Il a continué à me parler mais ça ne m’intéressait pas. Peu après, notre éducateur (reform instructor), Varlamov est venu et m’a dit : « Va voir Sapronov après le travail. Il veut te parler. Il est surpris et n’arrive pas du tout à te comprendre. » Je suis allé voir Sapronov. Le thé était servi sur la table avec des biscuits, des caramels et des cigarettes de bonne marque. « Bon, tu es allé partout et tu as vu comment on rééduque les gens à l’étranger. Tu as reçu des coups de bâton et des coups de poing dans la figure. Evidemment, on ne va pas te demander de bien travailler juste parce qu’on t’a traité correctement. C’est dur, je sais, ce n’est pas le paradis ici, mais si c’était le paradis, tout le monde deviendrait criminel juste pour pouvoir être envoyé ici. Ce n’est pas ce que nous voulons. Nous exigeons du travail parce que ce travail est pour nous-mêmes et pas pour les capitalistes. Nous voulons que notre pays se développe et devienne prospère. » Le lendemain, plus par sympathie pour ce type que pour n’importe quelle autre raison, j’ai fait 87 %. Bon, je me suis dit, la limite est atteinte. Qu’est-ce qu’ils ont à s’intéresser à moi tous les jours. Je n’arrive plus à m’en débarrasser. Vouloir changer un voleur en travailleur ! « C’est intéressant d’apprendre qu’il n’y aura plus de voleurs dans votre Etat, très intéressant. » – « Bien sûr qu’il n’y aura pas de voleur parce que personne n’éprouvera le besoin de voler, et qui voleraient-ils. C’est le côté glauque du capitalisme qui engendre les voleurs. » Je suis donc rentré chez moi et le lendemain, j’ai fait 140% de la norme attendue. Toute personne qui a déjà travaillé sur des rochers voit ce que ça veut dire. C’est l’horreur totale. Le lendemain, j’ai fait la même quantité. Je me suis plongé dans le travail. Après j’ai pensé à ma vie d’avant et à ce que j’avais été. Ce n’est pas que je regrettais d’avoir volé. C’est la vie qui m’y avait poussé. Prokhorsky lui-même disait que c’était le côté glauque de la vie. La conclusion, c’est que ce n’était pas ma faute. Mais ce serait ma faute si, ayant la chance de mener une autre vie, je continuais tout de même à voler. Bizarrement, ma conscience a commencé à me travailler. Je voulais travailler alors, je n’avais besoin d’aucun soutien ni encouragement. Une fois, j’ai atteint 150%. Nous étions joyeux quand ça s’est passé. Nous nous sommes baladés, vraiment contents de nous-mêmes, et à la boutique du camp, nous avons pu acheter tout ce que nous voulions. Je me suis payé de bons vêtements et des bottes. Oui, on a tous travaillé consciencieusement. Il n’y avait pas de raison de ne pas le faire. On ne pouvait pas faire autrement, après le décret du camarade Firine [1]. Cet ordre disait que tous les délinquants condamnés sous l’article 35, tous les socialement nuisibles hommes et femmes, devaient recevoir le meilleur traitement, le plus humain. On ne nous bousculait pas, et même, personne n’osait même nous toucher. Personne n’avait le droit de lever la main sur nous. Si jamais le camarade Firine voyait que quelque chose n’était pas exactement comme il faut, malheur à celui qui n’aurait pas respecté les ordres. On a atteint 150%. Vous ne croiriez pas comment on courait avec les brouettes de cailloux. On courait vraiment avec des brouettes chargées. On a fait des trucs difficiles à raconter. Tout le monde faisait de son mieux, sans s’arrêter. Ça se voyait que le travail était important. Ce n’était pas le stupide cassage de cailloux qu’on nous avait donné dans les prisons pour nous occuper. Nous avions un but maintenant et ça nous soutenait. Nous voulions atteindre ce but le plus vite possible. Par ailleurs, notre travail était apprécié et on s’occupait bien de nous. Un beau matin, ces deux chefs, Sapronov et Prokhorsky, sont venus me voir et m’ont dit : « Il y a des Article 35 qui refusent de travailler. Tu devrais aller les voir et leur parler. Fais-les aller au travail. Ceux qui n’ont pas obtenu de réduction de peine ont commencé à gueuler. Le lendemain, on a à nouveau discuté. Ainsi finit l’histoire de la vie de Rothenburg. A l’automne 1933, il a été décoré de l’ordre du drapeau rouge du travail. C’est en citoyen libre qu’il est allé travailler sur le nouveau canal, celui qui relie la Volga et la Moskova. Il y a passé un mois puis a demandé un congé pour aller à Tiflis voir sa mère qu’il avait laissée dans le chagrin. Ainsi finit notre intéressante histoire. Grattons un peu maintenant l’étoffe superficielle avec le scalpel du chirurgien. Mikhaïl ZOCHTCHENKO traduction Anne Brunswic Marta La Greca, chercheuse de l’Université de Pise a consacré à ce chapitre sa thèse de doctorat : Mikhail Zosenko sul canale del mare Bianco, "Storia di una riforgiatura", fra cronaca e propaganda (Pisa, 2003). [1] (Semion G.Firine, 1898-1937(fusillé), chef du Goulag et directeur de tout le chantier du BBK |
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