bandeau
Accueil > Cinéma documentaire > Entretiens avec des cinéastes >

La langue ne ment pas
Entretien avec Stan Neumann
Partager cette page

Stan Neumann : « Klemperer donne un exemple de résistance profondément salutaire, pour aujourd’hui. »

Assiégé par les lois anti-juives qui réduisent peu à peu ses droits à néant, Victor Klemperer résiste en s’arc-boutant sur son travail intellectuel. En spécialiste de philologie, il étudie le discours nazi et montre comment les paroles se changent en actes. De la matière immense et palpitante de son Journal (1933-1945), Stan Neumann a tiré "La langue ne ment pas", un film épuré, sans pathos, éloge de l’esprit de résistance et de liberté.

D’où est né le projet de « La langue ne ment pas » ?

Stan Neumann : De la lecture du Journal de Klemperer [1] ! De la rencontre avec l’histoire de cet homme qui, à son échelle, fait un travail de résistance formidable. Refusant la position de victime, il se bat de façon héroïque avec des outils dérisoires. J’ai aussi été fasciné par la manière dont il s’empare de quelque chose qui est à la portée de chacun, la langue. A travers sa réflexion, il retrouve de la liberté. Cela me semble très applicable à n’importe quelle situation d’aujourd’hui.


Quels sont les moyens de résistance de Klemperer ?

Réfléchir, analyser, ne pas renoncer à penser, appliquer même aux choses les plus évidentes ou les plus improbables un outil analytique. Car pour Klemperer, il n’y a ni évidence, ni fatalité, les choses ont du sens. Et même face au pire, il essaie de comprendre, c’est le seul moyen de lutter. Il ne se débarrasse pas des choses qui lui arrivent au prétexte qu’elles seraient irrationnelles, folles, inhumaines ou barbares, ce qui serait autant de façons de ne pas en parler. Klemperer décide d’en parler. Il prend les choses au premier degré, ce qui est une démarche qui m’intéresse beaucoup comme cinéaste. Il trouve impardonnable de la part des élites allemandes qu’elles n’aient pas pris au sérieux Mein Kampf. Klemperer le prend au pied de la lettre, il sait que ce qu’Hitler écrit, il le pense et il va le faire. Personne ne prend les mots au pied de la lettre. De ce point de vue, sa démarche est complètement salutaire.
Mais ce qui m’a amené vers ce projet, ce sont aussi des fils beaucoup plus personnels. Je suis issu d’une famille très semblable à celle de Klemperer, mon grand-père était professeur de philosophie à Breslau, à 200 kilomètres de là il évoluait dans le même milieu de juifs totalement intégrés. J’ai des photos de mon grand-père en casque à pointe. Mais, à la différence de Klemperer, il est parti en 1933 parce qu’il était un militant social-démocrate. Klemperer a une façon de penser, d’exalter la raison, de refuser le pathos où je reconnais ma propre famille.

JPEG - 18.5 ko

Le nazisme oblige ces juifs très intégrés à s’identifier comme juifs. Comment réagit Klemperer ?

Il a une position très courageuse en refusant ce diktat jusqu’au bout. A cause de cela, dans certains milieux juifs ultra, il reste très mal vu. Klemperer se considère comme Allemand et refuse tout communautarisme, toute détermination des individus par leur origine, tout biologisme. Cela lui fait absolument horreur et à juste titre. D’où le titre du film qui est une phrase de Klemperer, sa réponse à la grande formule de tous les racismes biologiques, « le sang ne ment pas ». Pour lui, le sang n’a aucune importance, ce qui ne ment pas, c’est la langue. Car la langue est toujours le révélateur la vérité. Même quand on essaie de mentir, la langue est toujours plus forte, plus vraie que celui qui la parle. Klemperer dit aussi que la langue est la seule patrie qu’on puisse revendiquer réellement.

Dans ma lecture de ses journaux, je me suis concentré sur les réflexions sur la langue dont il a tiré en 1946 le magnifique essai LTI[2]. Il y avait déjà eu une adaptation cinématographique allemande sentimentale sur le thème du grand amour entre le Juif et l’Allemande qui va lui sauver la vie. Je ne voulais evidement pas refaire ça. Je voulais faire un film dur, disons le, politique.

Dans ces journaux, y avait-il quelque chose qui appelait immédiatement une forme cinématographique ?

Quand on lit un livre comme celui-là de 1600 pages, on a toutes les raisons de se dissuader d’en tirer un film. D’abord parce que le livre est extrêmement fort. Comment toucher à cela dans le contexte de paix et de confort qui est le nôtre aujourd’hui ? De quel droit ? Formellement, c’est presque impossible. En face des 1600 pages, mon adaptation correspond à peu près à quinze pages. Le plaisir qu’on tire des journaux vient de cette extrême précision, de cette attention au détail, de cette chronique qui ne laisse rien passer. Rendre compte de ces treize années avec la même minutie est impossible dans un film. Une part de mon désir venait justement de cette impossibilité.

Le travail sur la langue est la clé qui m’a permis de retraverser cette immense masse temporelle, j’ai suivi ce fil très ténu et très simple qui est devenu le fil d’un film. A partir du moment où je me suis dit, ce n’est pas un film sur une victime mais sur quelqu’un qui travaille et qui lutte, j’ai très vite trouvé les principes formels. J’ai construit le film sur cette trame-là : l’espace restreint du travail, les objets qui disparaissent, et lui qui travaille dans ce petit espace dont il reste maître. L’idée était de resserrer cela de plus en plus de façon à accroître la contradiction avec le grand espace des archives, l’espace des foules, de la guerre nazie.
Mais comment faire pour refabriquer des images dans un tel univers ? Je n’étais pas dans un espace réaliste, ni fantasmatique, j’étais avec des objets refabriqués ou réinventés qui ont tous, à mes yeux, une sorte de vérité, une authenticité d’objets.


Dans le travail du film, êtes-vous revenu à Kafka ?

J’ai lu Kafka pendant des décennies. J’en suis imprégné. J’ai pensé à Kafka non pas pour ce qu’on appelle d’habitude « l’univers kafkaïen » mais pour sa façon particulière de traiter les questions d’échelle, et pour sa capacité à regarder le monde réel avec ce que Walter Benjamin appelle "la faculté d’attention". Mais j’ai pensé aussi à Rilke, à cette élégie où il évoque ces objets qui ont besoin de nous. Dans un univers aussi inhumain, c’est nous qui avons besoin des objets parce qu’au moins ils recèlent de l’humanité. Dans un film où il n’y a que des Nazis, si je filme un verre, au moins je sais que le verre ne renvoie pas à cela. On peut encore y trouver de l’innocence. Mais ce ne sont pas des références livresques, un film comme celui là, on le nourrit avec tout ce que l’on a en soi. Mais cette relation aux objets renvoie aussi à ma passion pour le cinéma documentaire, un cinéma tourné vers le monde réel, vers le dehors, même si paradoxalement ce film-ci a été entièrement tourné en studio. Filmer le monde « objectif », matériel, comme j’aime le filmer, c’est à dire précisément, c’est ma façon à moi de lutter contre le flou, l’imprécision, la confusion, qui sont les armes principales de toutes les pensées totalitaires.

Vous faites entendre les discours nazis dans des séquences où l’on ne voit qu’un haut-parleur. D’où vient ce choix ?

Je voulais qu’on entende ce qui se disait à cette époque-là, qu’on l’entende au premier degré. Il fallait pour cela éviter une iconographie historique galvaudée, car les images finissent par servir de masque ou de feuille de vigne. Le haut-parleur permet d’entendre sans que les images fassent obstacle. J’ai utilisé certaines séquences très connues comme celle de l’autodafé des livres de mai 1933. Ces images, on les a vues mille fois, mais on n’entend jamais le discours que Goëbbels prononce le même jour à dix mètres du bûcher. Ce discours est dix fois plus terrifiant que les images. Le haut-parleur, je m’en suis servi comme d’un outil pour qu’on écoute, car on écoute mieux quand on ne voit pas. Même Hitler, on l’écoute mieux quand on ne le voit pas gesticuler. Je n’ai gardé de lui à l’image que dix secondes, en pensant à Chaplin, car il se recoiffe comme Chaplin.

Ces images galvaudées empêcheraient donc de voir ?

Oui, les images empêchent de voir, de comprendre et en même temps un film ne vit que d’images. C’est pourquoi, pour moi, il faut les maîtriser, travailler sur leur économie, leur définition, leur justesse. On montre beaucoup plus en montrant peu et bien. C’est de cette réduction que ce film tire son énergie. L’important ce n’est pas de rajouter encore des images au flot visuel qui nous submerge, mais d’arriver à créer quelques images qui restent, qui font mémoire, comme de petits cailloux qui font obstacle à l ‘amnésie généralisée qui est de règle aujourd’hui.

Comment sont venues les séquences de blagues ?

Toutes ces blagues viennent des journaux de Klemperer qui les collectionnait comme il collectionnait les publicités. En cela, il est proche de Walter Benjamin, l’étude de la langue pour lui ne se limite pas aux livres et aux journaux, elle inclut tout, les blagues, les conversations, les signes typographiques, les faire-part de décès. Mais, de tous les éléments de mon scénario, c’était celui qui faisait le plus peur, autant au diffuseur qu’au producteur. Ils redoutaient la vulgarité ou le côté brechtien du dispositif. Moi, j’y tenais pour des raisons rythmiques. Et aussi parce que cela me faisait rire. Ou plutôt, j’aime que l’on commence à rire et que le rire se coince dans la gorge, cela me paraît plus fort que de se placer d’emblée dans le tragique. C’était aussi important dans la mécanique du film d’avoir un Allemand qui parle, d’avoir des éléments de la vie quotidienne. J’ai été surpris de découvrir que, par rapport à l’abondance des blagues en Union soviétique, les blagues de l’époque nazie sont très rares. J’en ai huit dans le film et c’est peut-être le tiers du corpus total. Dès 1934, les blagues étaient beaucoup plus sauvagement réprimées en Allemagne. En Union soviétique, une blague pouvait coûter dix ans de Sibérie, en Allemagne nazie, certaines blagues entraînent la condamnation à mort.

J’ai entièrement écrit le film avant de le tourner en studio, ce qui est tout de même rare pour un documentaire, mais malgré tout le hasard s’y est réintroduit. La dernière blague du film « Ils ont trahi toutes leurs promesses sauf celles qu’ils ont faites aux juifs », date de 1933 et non de 1945. Comme je ne savais pas si j’allais la garder, je l’avais placée à la fin mais le comédien l’a apprise et l’a enchaînée spontanément avec la précédente. J’ai trouvé ça drôle et j’ai décidé de la garder. Ce qui était le plus difficile pour ce jeune comédien allemand, c’étaient les insultes. Nous y avons travaillé ensemble pendant deux heures.
Un film comme ça est difficile à faire fonctionner parce qu’il y a très peu de matière. Il y avait un risque de monotonie. Les blagues étaient vitales pour casser la symétrie, rendre le système un peu irrégulier. Pour le spectateur, voir quelqu’un qui parle a quelque chose de reposant, il sait que visuellement rien ne va arriver dans un plan synchrone entre le début et la fin. Il peut se laisser aller un tout petit peu.

Comment avez-vous choisi ce comédien ?

J’ai failli faire une grosse erreur de casting. Au début, je l’avais mis de côté parce que je trouvais qu’il ressemblait trop à un jeune SS, il n’avait pas une tête à raconter des blagues. J’avais choisi un Bavarois génial à bretelles, très drôle, puis mon producteur Richard Copans m’a fait heureusement changer d’avis.
Le comédien Richard Sammel est troublant, j’ai essayé de le diriger vers un registre où il devait être à la fois inquiet et inquiétant. Raconter des blagues comme ça peut coûter la vie. Il faut le faire à voix basse. Mais ces blagues, surtout celles de la première période nazie sont terribles, ce sont des blagues de meurtriers. Beaucoup de spectateurs pensent que ce sont des blagues juives parce qu’ils sont habitués à associer humour et juif. Non, ces blagues n’ont rien de juif. Il n’y en a qu’une mais que je n’ai pas mise parce que personne n’aurait compris. C’est une blague de 1933, que rapporte Klemperer : des sionistes allemands auraient participé à des défilés nazis en brandissant des pancartes « Nous, dehors ! »

Cette hostilité de Klemperer au sionisme apparaît peu dans le film.

Dans l’espace raréfié du film, c’était difficile à introduire. Et lui-même est revenu là-dessus en 1942-43. Mais il en reste suffisamment dans le film pour froisser tout le monde. Klemperer n’accepte à aucun moment la définition raciale par le sang. Il dit que tous ceux qui font cela font le lit politique du nazisme. Mais en 1942, après avoir lu Theodor Herzl, il revient là-dessus, reconnaît son erreur.
Klemperer était professeur de littérature romane, spécialiste de Voltaire. Quand il part à l’attaque de Rousseau, il est très sincère. Il ne supporte pas tout ce qui est du côté de l’obscur, des forces de la nature, l’irrationnel, la religion. Il est très anti-religieux, ce qui en fait un personnage très salutaire pour aujourd’hui. Sans faire de Klemperer un modèle, je me sens très proche de lui et j’ai trouvé dans sa pensée un outil de travail très juste pour aujourd’hui.

Pour aujourd’hui ?

Certes nous ne vivons aujourd’hui ni sous le fascisme, ni sous le nazisme et ce serait stupide de comparer l’univers de la publicité avec celui du camp de concentration, mais, dans notre situation de prospérité et de paix, nous sommes confrontés à des calamités qui sont exactement les mêmes que celles qu’il dénonce : les machines à décerveler, l’imprécision de la langue, la télévision comme outil politique, le pathos, l’appel aux sentiments plutôt qu’à la raison, l’annihilation de la réflexion, le communautarisme, la montée de l’irrationnel. Avec à peu près la même charge politique. Quand le New Age nous explique que l’expérience intime est plus importante que le travail de la raison, c’est exactement la même chose, l’expérience mystique, l’adhésion sans faille, sans recul.

Klemperer serait pour vous une figure de la liberté ?

Son Journal est un texte immense, qui n’a pas bien marché en France. Sans doute faut-il être Allemand ou Anglo-Saxon pour apprécier. Il est animé d’un mouvement magnifique où, plus il plonge dans le cauchemar, plus il est fort. Plus on le prive de tout, plus sa pensée est aiguë, plus on le victimise, moins il est victime, plus il est libre. Lorsqu’on ne peut plus rien lui prendre, il est libéré d’un certain nombre de soucis, il est tellement habitué à attendre la mort que même cela lui devient indifférent, il continue à penser, à écrire. C’est un mouvement magnifique dans son personnage.

Votre film ne donne-t-il pas des outils pour penser l’impensable, se figurer l’extermination ?

Il montre d’abord une succession de péripéties anodines. N’importe quel enfant peut comprendre ce que ça veut dire que de se faire supprimer son chat. Klemperer est intimement persuadé que ça ne sert à rien de décrire de grandes choses, qu’il faut s’attacher à décrire les piqûres de moustiques. Il faut faire la chronique de ce qu’on va oublier, pas de ce dont on va se souvenir. Parler de l’extermination en revenant au réel, en sortant de tout ce qu’on qualifie d’innommable, d’indicible, d’ineffable. Cette succession de petites décisions est parfaitement nommable. J’ai sans doute fait ce film contre les tenants de l’innommable et de l’irreprésentable. Je pense comme Klemperer qu’il faut nommer, désigner, décrire ; c’est le seul moyen que les choses se reproduisent. Là-dessus, Didi Huberman a raison, pourquoi dirait-on immontrable ce que les victimes ont dit qu’il fallait montrer. Il faut le dire de façon à ce que ce soit entendu. Les discours sur l’immontrable et l’ineffable sont une manière insupportable de dire « n’en parlons plus ». Lovecraft, l’auteur de romans fantastiques qui était par ailleurs un fasciste, avait trouvé une recette formidable pour effrayer le lecteur, il disait « c’est trop horrible pour être décrit. » Pour Lovecraft, c’était sans doute aussi une manière de s’éviter du travail !) Mais comme instrument de terreur, c’est une méthode qui marche.

[1] Victor Klemperer, Journal, Seuil, 2000, tome 1 : Mes soldats de papier : 1933-1941, tome 2 : Je veux témoigner jusqu’au bout : 1942-1945

[2] Viktor Klemperer, LTI, (Lingua tertii imperii), La langue du Troisième Reich. Carnets d’un philologue, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque Idées, [1947] 1996, 375 p. Traduit et annoté par Elisabeth Guillot. Présenté par Sonia Combe et Alain Brossat.

JPEG - 50 ko


(c) 2009 Anne Brunswic | Flux RSS | Contact | Réalisé par moduloo.net