Anne BRUNSWIC

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Sibérie, Yakoutsk.

Où l’on s’ajuste aux temps plus aisément qu’aux mœurs.

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Yakoutsk, octobre

Vendredi, Moscou était encore à l’heure d’automne, soleil brillant, tiédeur de l’air, feuillages verts aux arbres, amoureux dans les squares. Il m’a fallu deux jours pour récupérer la nuit blanche passée dans l’avion, m’adapter au décalage horaire (six heures de plus) et au changement de climat (vingt degrés de moins).

Le soleil se lève sur un paysage en noir et blanc, une immense plaine de neige où les forêts se détachent en gris clair, les lacs et les rivières en noir. L’atterrissage est proche. Température annoncée, en russe et en anglais, moins onze. Mes voisines, coquettes asiatiques aux cheveux teints de différentes nuances de châtain clair, ajustent leurs tenues : bonnets ou toques, gants, châles d’alpaga, fourrures. Elles s’ébrouent et se pomponnent pour réparer les dégâts de cette nuit longue comme une traversée de l’Atlantique, sept mille kilomètres. À côté de moi, une grosse dame russe éclate d’un bon rire sonore : son mari a gardé aux pieds toute la nuit les chaussons bleus de l’aéroport, ces vilains plastiques qu’on vous prête pendant que les services de sécurité auscultent vos chaussures de terroriste potentiel. Tant de bonne humeur tranche avec la morosité des Moscovites.

L’aéroport de Yakoutsk n’a rien de luxueux. On descend du vieux Tupolev directement sur la piste et l’on franchit d’un pas prudent les deux cents mètres verglacés qui séparent de la sortie. Sans traverser de hall ni croiser le moindre képi policier, on débouche directement en pleine ville, sur une avenue enneigée où stationnent des voitures dont les moteurs tournent et fument. Les comités d’accueil restent au chaud. Vingt minutes plus tard, les portes d’un hangar s’ouvrent et l’on se précipite à l’intérieur. Difficile de retrouver sa valise au milieu de tous ces colis couverts eux aussi de plastique bleu. Par précaution contre la casse et le vol, j’ai suivi l’usage qui veut que, dans le hall du départ, on fasse emballer chaque bagage sous plusieurs épaisseurs de film.

« Bienvenue au pays de la neige ! lâche Mariana qui vient d’arriver. L’hiver chez nous dure douze mois. Le reste du temps, c’est l’été. » Mariana et son mari Vassili sont venus me chercher à bord d’un combi japonais (volant à droite) emprunté à un beau-frère. Je m’attendais à une Mariana russe mariée à un Yakoute. Erreur, Mariana est tout aussi yakoute que Vassili et tous deux se sentent profondément asiatiques. « Le Japon, la Chine et la Corée sont beaucoup plus près de nous, seulement 3 500 km. » Malgré l’heure matinale, elle est habillée avec recherche, maquillée, parfumée, irrésistible sous sa toque de fourrure noire. « Mon cours de ce matin, tant pis, je l’ai séché. Je rattraperai mes étudiants à la prochaine. » Assistante à l’université nationale de Yakoutie, Mariana vient de soutenir à Moscou une thèse sur les locutions françaises exprimant le mouvement. Émaillé d’expressions familières, son français est fluide, étonnamment spontané. Vassili n’a rien d’un colosse »“ moins d’un mètre soixante »“ mais soulève ma valise de vingt kilos du bout des doigts. « Nous sommes petits de taille et un peu ronds, ça permet de mieux résister au froid et au vent » commente Mariana en rigolant. En plus de son travail à l’Agence pour l’emploi, Vassili est importateur de voitures japonaises via les marins russes de Vladivostok (qui bénéficient du fret gratuit) et professeur de taï shi shuan. Avec moi, il se sert du russe mais du yakoute lorsqu’il s’adresse à sa femme. « C’est notre langue nationale, le yakoute ou le sakha, explique Mariana, tout le monde le parle ici. Les sonorités sont très proches du turc, vous verrez, et très douces aussi. » Plus docte, elle ajoute : « Il appartient à la famille des langues turco-mongoles ».

En prévision de mon arrivée, elle a fait établir un contrat de professeur invité. Il ne reste qu’à signer le document pour prendre possession de ma chambre à l’autre bout de la ville. Au long d’avenues démesurément larges s’écoule un trafic maigre, camions et autobus hors d’âe, jeeps et 4x4 hauts sur roues. Mariana et Vassili m’indiquent au passage des édifices récents, le théâtre national sakha, l’hôtel international « Étoile polaire ». Les autres portent encore le cachet de l’époque soviétique avec des slogans désuets accrochés aux façades « Unis, nous serons forts », « Les enfants sont l’avenir de notre République ». Même dans le centre, fort peu d’immeubles dépassent quatre étages. La ville flotte dans un costume trop grand, mal ajusté. Mes hôtes ne peuvent s’attarder car ce samedi est pour eux jour de déménagement.

Je somnole dans ma nouvelle chambre puis me hasarde à un premier repérage dans le quartier. Grand soleil éblouissant, chaussée bigrement glissante. Une grand-mère yakoute promenant son chien au pied de l’immeuble voisin me fait observer que mes bottines ne sont pas adaptées au terrain. Elle me montre les dessous de ses baskets munis de crampons. « C’est un cadeau de mes filles qui vivent en Allemagne, toutes les deux, elles ont volé [oukrali !] des maris allemands ». Toujours en russe, elle appelle son chien, « mon petit, mon petit, on rentre à la maison ». Puis tire de son manteau une enveloppe reçue d’Allemagne ce matin même.

Les bâtiments de la résidence universitaire sont flambant neufs, inaugurés cette année à l’occasion de la compétition sportive « Jeunes d’Asie » qui s’est tenue sur le campus. Les autres sont des barres vieillottes datant des années Khrouchtchev, époque réputée pour la médiocrité des matériaux. Au pied de ces blocs de quatre étages, on voit des habitations basses plus anciennes, en rondins de bois sombre. Plus elles sont vieilles, plus elles s’enfoncent dans le sol, sombrent comme des navires en détresse. Les petites fenêtres à rideaux brodés disparaissent sous la ligne de flottaison, planchers et murs s’inclinent dangereusement. À l’intérieur, on doit sentir le tangage.

D’énormes canalisations courent partout ; on passe dessous, on les enjambe. Systématiquement installées en extérieur et gainées d’épaisses couches d’isolant, elles sont partout visibles, monumentales même, mais pas encore exploitées comme éléments de décoration (comme à Beaubourg). Dans les tuyaux circule l’eau chaude de la centrale urbaine. « Si ça tombait en panne une seule journée, tous les radiateurs de la ville exploseraient », m’a dit la gardienne. Le centre commercial du quartier se compose de minuscules boutiques où l’on trouve un peu de tout, y compris des articles assez chers, vêtements importés, cosmétiques, hi-fi et ordinateurs. Les produits de base de fabrication russe restent bon marché (pour nous). À l’épicerie, pour un euro, on peut acheter trois harengs gras, une livre de pain et un oignon. Avec deux euros, on a une cannette de bière, un demi-litre de yaourt, un paquet de thé et une tablette de chocolat supérieur. Dans la boutique d’à côté, papeterie-droguerie-articles de ménage, la vendeuse mélancolique a l’air de s’excuser : « Je suis licenciée en psychologie, mais pour gagner sa vie, on est bien obligé de faire autre chose. »

Dimanche, il neige doucement. Je pousse les repérages vers le centre-ville. Bavardage à l’arrêt de l’autobus, en plein vent, entre les armatures d’un toit inexistant. « Pas encore posé », comme m’explique une matrone russe solidement emmitouflée. Le petit autobus, vingt places assises, semble sorti d’un coffre à jouets d’autrefois. Mais ça roule, c’est chauffé et c’est économique, 7 roubles (0,20 euros). La matrone m’indique l’arrêt le plus proche du centre mais je n’ai pas le temps de m’approcher des portes à soufflet que déjà le bus redémarre. Avec autorité, elle commande au chauffeur de piler. Il obtempère. La neige tombe maintenant à gros flocons. Inconvénient, on a de la neige plein les yeux, avantage, la chaussée glisse moins. Pas encore dix heures ce dimanche matin. L’avenue Lénine est vide et, au milieu de la place bordée par les mornes façades des édifices gouvernementaux, bras tendu, le vieux tribun de bronze harangue le désert. Sur le trottoir d’en face, Pouchkine reste debout les bras croisés devant l’édifice néo-classique peint en gris-rose du théâtre qui porte son nom. L’endroit le plus animé est la cathédrale orthodoxe à deux pas, bâtiment typiquement russe, rose avec neuf bulbes dorés surmontés de croix.

Les fidèles ont plutôt des traits européens mais pas tous, loin de là . Dans la sacristie, s’entassent des manteaux, des chapkas, des châles, des bottines, des fourrures de tout poil. Les chœurs de voix féminines répondent à la basse chantante du pope. Cette manière particulière qu’ont les femmes russes de poser leur voix quelque part dans les aigus mais sans criaillerie me saisit une fois de plus. Je voudrais bien enregistrer mais je m’emmêle dans les fils de mon nouveau magnétophone.

L’avenue s’anime. La bibliothèque, petit bâtiment fraîchement repeint, est ouverte. Un seul lecteur dans la salle du rez-de-chaussée et une employée bougonne qui s’ennuie ferme. Le centre Internet à l’étage n’ouvre qu’à 11 h. Une brochure historique raconte comment la christianisation a commencé en Yakoutie au XVIIe siècle avec l’arrivée des premiers Cosaques et comment les popes se sont démenés au cours des siècles suivants pour sauver les âmes des Yakoutes en les baptisant de noms russes et pour transcrire en cyrillique leur langue et leur folklore (auparavant en caractères runiques).

Plusieurs albums illustrés sont consacrés aux diamants, aux pierres précieuses et à la joaillerie. Le premier est préfacé par le président de la République, ancien directeur du trust national du diamant. Exploité seulement depuis 1958, le diamant est devenu après l’or la principale ressource de la région. Mais aussi un sujet qui fâche. « Sous Eltsine, m’a expliqué Mariana, on en gardait 20%, Poutine nous a rabaissés à 2% ». Cela fait de la Yakoutie une des rares régions où Poutine n’est pas populaire. À la chute de l’URSS, beaucoup de Russes sont repartis du côté européen. Ceux qui restent travaillent nombreux dans l’industrie minière où les salaires sont plus élevés.

Russes, Yakoutes, comment se tracent les frontières ? Et, si frontières il y a, comment se manifestent-elles ? On croise dans la rue des visages asiatiques et d’autres européens bien blancs ou roses, quelques Arméniens (chauffeurs de taxis notamment), et beaucoup de métis. Sur leur passeport, ils sont tous citoyens de la fédération de Russie. Jusqu’à l’émission des nouveaux passeports, la ligne suivante précisait leur « nationalité » selon les mêmes principes que dans le système soviétique. On recense ici parmi les populations quatre cent mille Sakhas (Yakoutes étant le terme par lequel les Cosaques les ont originellement désignés à la suite d’une méprise) et quelques milliers d’indigènes du Grand Nord, Évènes, Évenkis, Youkaghirs, Dolganes et Tchouktches. Au dernier recensement, certains peuples ne compteraient plus qu’une centaine d’individus. Parmi les Européens, il y a aussi quelques centaines de Juifs qui, selon Mariana, « forment une élite autant à l’université, en politique que dans les affaires ».

Lundi, Lioudmila Safronovna et Isabella Zakharovna, les directrices du département de français m’ont accueillie en me dédicaçant deux tomes du dictionnaire abrégé français-sakha et sakha-français réalisé par les soins de l’équipe de linguistes, 8 000 mots dans les deux sens. Le corps enseignant se compose exclusivement de femmes, Yakoutes et Russes, dont les spécialités laissent rêveur. Elles se partagent entre interprétariat, linguistique (grammaire historique, ancien français, lexique, syntaxe) et littérature (classique, contemporaine, européenne, mondiale). Olga Melnitchouk, la doyenne des langues étrangères, consacre ses recherches à la narration à la première personne dans la littérature de fiction française depuis 1990. Une question la préoccupe : « Les auteurs sont-ils toujours conscients, comme l’affirme Umberto Eco, des procédés narratifs et stylistiques auxquels ils recourent » ? Rien n’est moins ça, mais pourquoi répondre à la place des autres ? Et pourquoi décevoir si vite une dame qui tient en si haute estime les littérateurs ? Je promets que je vais réfléchir.

La doyenne s’inquiète de l’avenir du français en Yakoutie. Dans l’enseignement secondaire, il est tombé à la troisième place derrière l’allemand et ne représente plus que 9% des élèves. « Le président de notre République Sakha est un partisan acharné de l’anglais, il vient de promulguer un décret qui rend l’anglais obligatoire. Le français risque tout simplement de disparaître du secondaire. À l’université, ce sont les langues asiatiques - japonais, chinois, coréen - qui sont de plus en plus en vogue. Nous arrivons encore à recruter chaque année vingt étudiants de français (presque toutes des filles) mais ce ne sont plus les meilleurs. Le cursus dure cinq ans, nous avons donc cent inscrits en français, mais si les débouchés disparaissent, je ne suis pas optimiste ».

Dans la salle des profs, l’ambiance est plus détendue. « D’habitude, les Français qui arrivent ici sont des géologues ou des ingénieurs. Alors, pour une fois qu’on a une littéraire ! » s’exclame Valentina, une dame âée engoncée sous des épaisseurs de lainages noirs, des yeux bleus pétillants, un sourire gourmand. Elle me propose de donner quelques cours. Au choix : le surréalisme, Georges Perec, tendances contemporaines de la littérature française. Ce sera Perec, et Sartre.

Avec Mariana, nous partons en promenade, avalons un plat ouzbek dans un snack, puis sautons dans le bus qui dessert la gare fluviale. En chemin, elle me parle des salaires des enseignants (200 à 250 euros souvent payés en retard), des virées qu’elle fait en Chine une ou deux fois l’an pour rapporter du linge (des draps, des housses de couette qu’on revend ici avec un bon bénéfice), des voitures japonaises d’occasion (qui « ne tiennent pas longtemps sur nos routes »), des cours de médecine tibétaine qu’elle a commencé à suivre et des ventouses qu’on lui a placées un peu partout. Mariana est éclectique, curieuse de tout, douée d’un sens pratique surprenant. Mais, entre ses vingt-cinq heures de cours et ses multiples travaux alimentaires, quel temps lui reste-t-il pour penser ? « Si l’on veut poursuivre des recherches, il faut décrocher une bourse et partir pour Moscou. Ici, c’est pratiquement impossible. »

L’embarcadère domine un bras de la Léna, l’autre rive est hors de vue, à près de quinze kilomètres. Le bac de passagers est encore en service pour quelques jours. Un transbordeur nommé « Kolyma » manœuvre à deux encablures du Café des voyageurs, dans un joli soleil d’octobre, par un petit - 5°C très supportable en l’absence de vent.

Quand je lis « Kolyma » en lettres peintes sur la coque, je pense au Goulag, à Varlam Chalamov, à Evguenia Guinzbourg. Mariana, elle, pense à une belle rivière des montagnes qui coule entre le Nord-Est de la Yakoutie et la province de Magadan. « Chalamov ? Oui, je crois qu’on le lit beaucoup en France. Guinzbourg ? J’en ai entendu parler. »

Vivre à la cité-U me donne un grand coup de jeune. À l’étage réservé aux internationaux, habite une quinzaine de voyageurs impénitents, ayant posé leurs bagages pour un mois, un semestre ou une année universitaire. à‚ge moyen, 30 ans. Une Japonaise parlant couramment le sakha, un ethnologue polonais spécialiste de l’élevage du renne, une plantureuse Américaine originaire de l’Alaska balbutiant en russe des mots doux à un jeune Arménien, une virago Allemande aux cheveux rasés. Le plus âé est un retraité australien, vétéran du Vietnam, venu enseigner l’anglais jusqu’à la prochaine fonte des neiges. (Au vrai, il parle plutôt l’australien et les étudiants yakoutes, à son contact, s’y mettent eux aussi.) J’ai été immédiatement adoptée par Eva et Gregory, un couple de routards belges cosmopolites et polyglottes. Tous se promènent en short, T-shirt et tongs car le chauffage central est bloqué sur +27°C. Autour de la table de la cuisine, chacun a son lot d’histoires à raconter. En général, elles finissent bien.

Pour rejoindre son terrain de recherches, Pavel a voyagé à bord d’un traîneau piloté par un trio d’éleveurs passablement ivres. Ils se battaient et Pavel, terrorisé (il n’a rien d’un athlète), a réussi à leur arracher le fusil des mains et le cacher sous une peau. De plus en plus saouls, ils ont sorti les couteaux et Pavel a réussi une fois de plus à les séparer. Ensuite, le traîneau a versé dans un creux. Les nouvelles que notre ethnologue rapporte des peuples de la toundra ne sont pas gaies : record d’alcoolisme en Russie, espérance de vie masculine inférieure à 50 ans, chômage de masse depuis la fin de l’Union soviétique.

Kostia, l’Arménien fiancé de Rebecca, l’étudiante alaskienne, a servi il y a quelques années dans le Haut-Karabakh. Dans les rangs ennemis, à cent mètres, un Azéri le reconnaît, le hèle, l’appelle par son nom, l’invite à partager une bière. Les deux copains s’embrassent. Ensuite Kostia rejoint son rang. Le commandant de son unité lui ordonne de tirer ; il vise le ciel. L’histoire est un peu trop belle. Kostia ne dit rien des horreurs dont il a été témoin ou acteur mais s’il est venu jusqu’à Yakoutsk, à 10 000 kilomètres de chez lui, pour gagner sa vie comme ouvrier du bâtiment, il a sûrement ses raisons.

C’est une affaire entendue, les Russes ne sont pas d’un abord très civil, les Yakoutes pas davantage, et, quand on demande quelque chose dans ce pays, le premier réflexe de n’importe qui est de vous envoyer balader. À Yakoutsk pas plus qu’à Moscou, il n’est d’usage de dire bonjour, merci ou au revoir à des clients, de retenir une porte ou de céder le passage »¦ Mais les exceptions sont innombrables. Autant de bénédictions. Alors qu’en sortant de la fac je cherchais ma route, c’est un jeune Yakoute prénommé Nikolaï qui m’a proposé de m’accompagner à pied jusqu’à mon rendez-vous. Chemin faisant, il m’a posé quelques questions qui lui brûlaient les lèvres. Est-ce que j’ai vu Madonna en vrai ? Et Mylène Farmer ? Comment c’est Paris ? Étudiant en langues étrangères, Nikolaï rêve de devenir interprète et de voir un jour Paris. À dix-neuf ans, il n’a encore jamais quitté la Yakoutie. Il sort en discothèque le samedi soir, gagne quelques roubles l’été en louant des vidéocassettes ou en servant dans les bars. Je marchais à petits pas sur les trottoirs verglacés ; lui, comme tous les gens d’ici, ne se souciait pas le moins du monde de la glace, mais, poliment, m’attendait sans marquer la moindre impatience. (Il faut voir l’agilité des gamins jouant au foot entre les congères, et la grâce des jeunes filles, patinant sur leurs bottines pointues à hauts talons !) Il est carrément charmant ce Nikolaï, élancé, gracile, souriant. Son grand-père, né en Corée, s’est réfugié ici pendant la guerre, il ne sait plus au juste laquelle.

Un autre jeune homme, un grand maigre aux yeux bleus, m’a escortée au marché chinois. Il attendait à un arrêt d’autobus. Nous sommes montés ensemble, avons échangé quelques banalités et d’un coup, il a soulevé son bonnet de laine. Vania cache un large pansement à la tête, comme Apollinaire. Victime d’un bizutage (diedovchina, littéralement droit d’aînesse) qui a failli lui coûter la vie : crâne ouvert, foie éclaté, multiples fractures. Il a été précipité par la fenêtre du premier étage de la caserne. Après un mois de caserne et trois mois d’hôpital militaire, on vient de le démobiliser. Comme il a perdu la mémoire, il serait bien incapable de reconnaître les coupables. Aucune enquête n’a été ouverte et Vania, probablement invalide à vie, ne songe pas à s’en plaindre. « Si j’avais eu un an d’ancienneté, c’est peut-être moi qui aurais fait ça à un plus jeune. Chez nous, ça a toujours existé. Lorsqu’un type meurt, là , on punit les gars. » Vania aurait bien voulu aller en Tchétchénie pour voir du pays mais sa mère (bénie soit-elle !) a refusé de signer l’autorisation nécessaire pour son gamin qui n’a pas encore vingt ans. Vania est heureux de circuler gratis avec sa carte d’invalide (valable deux ans), heureux de sortir de sa solitude, heureux de me montrer le marché, heureux de marchander pour moi avec des Chinois qui parlent quatre mots de russe. Ces commerçants venus de Mandchourie, grelottant depuis l’aube devant leurs étals, vendent pour rien des fourrures synthétiques, des bottes fourrées, des caleçons longs et tout ce qu’il faut pour se promener dans la nature par -50°C. Vania s’y connaît ; il m’a dégoté une écharpe et des moufles fourrées mais n’a pas réussi à me convaincre d’acheter une belle chapka de fourrure »“ certes, c’est plus chic et plus chaud qu’un bonnet mais beaucoup plus difficile à glisser dans la poche. Pour le manteau, nous nous sommes rabattus sur un magasin traditionnel, moins porté sur les matières synthétiques. Lui, il n’est pas du genre frileux, sous sa grande parka fourrée, il ne porte qu’un T-shirt sans manches. « L’hiver, je mets une veste en dessous. Les écharpes et les gants, c’est pareil, tant qu’on ne passe pas sous -40°C, ça ne vaut pas le coup. »

Vania ne pose pas de questions mais ça ne l’ennuie pas de répondre aux miennes. Sa pension mensuelle d’invalidité est de 200 roubles (6 euros). En économisant, il espère s’acheter bientôt une guitare. Oui, il aime le rock, mais surtout la techno russe. Son groupe préféré est DDT qui joue souvent au « Garage », un bar à bière fameux pour ses nuits enfumées et alcoolisées. Oui, il y a parfois de la bagarre, surtout avec les Yakoutes. Lui, il se sent Russe à 100% et la plupart de ses copains sont comme lui. Non, son père, il ne l’a pas connu ou il ne s’en souvient plus. Parti ? En fait, c’est plutôt sa mère qui l’a viré, cet alcoolique. Depuis, Vania est sans nouvelles et ne souhaite pas en avoir. La pension alimentaire ? Personne n’en a jamais vu la couleur. Sa mère l’a élevé seule avec son salaire d’employée. Retraitée, elle continue à travailler, pas moyen de s’en sortir autrement. Ils habitent au centre, un petit logement mal chauffé, dans un grand bâtiment de bois où les locataires font la queue le soir devant le robinet d’eau chaude. Les Comités de mères de soldats ? Jamais entendu parler.

Avant de préciser ses projets d’avenir, Vania attend le verdict de la prochaine expertise médicale. Encore beaucoup de trous dans sa mémoire. Quand ça ira mieux, il essaiera d’entrer à la fac, en droit ou en anglais. Il dit ces choses avec la simplicité d’un enfant. Lorsqu’il se tait, il garde son sourire timide de gamin solitaire. Et si c’était cette douceur qui avait excité le sadisme des compagnons de chambrée ?
Jeudi après-midi, rencontre à l’université avec cinq enseignantes de français et quatre étudiantes venues des villages. Conversation à bâtons rompus pendant près de deux heures. Les étudiantes sont pétrifiées de timidité, les professeurs nettement plus à l’aise, surtout lorsqu’elles décrivent l’aurore boréale comme un feu d’artifice dans la nuit polaire, la fête du solstice d’été ou les falaises monumentales de la Léna. Et l’enseignement du français dans les villages ? Chaque école n’a qu’un seul professeur de langue étrangère »“ anglais, allemand ou français. Certains enseignent deux langues différentes. Ils assurent comme en France 18 à 20 heures de cours par semaine. Chaque classe, dédoublée à partir de 25 élèves, reçoit chaque semaine deux heures de cours. Elèves et professeurs suivent de très près les leçons de L’oiseau bleu. Tout paraît vieillot dans ce manuel russe-français : la pédagogie, les exemples, les illustrations et surtout le papier au travers duquel les lignes du verso laissent des traînées noires.

Mes questions sont un peu abruptes : « Vous enseignez le français à partir du russe, mais, tous vos élèves maîtrisent-ils le russe ? - Non, dans certains villages, le russe n’est parlé qu’à l’école. » « Pourquoi avez-vous choisi de vous spécialiser en français ? - “ J’aime la culture de France » balbutie une étudiante. Les profs sont plus loquaces. L’une aime Gérard Depardieu et les films de Luc Besson (Taxi, Léon), une autre la danse contemporaine, une troisième est allée visiter le village savoyard auquel sa commune est jumelée. Elles m’invitent à venir visiter l’école sakha-belge et l’école sakha-française situées dans des villages pas trop distants en aval de la Léna. On y enseigne le français dès le début du primaire et à haute dose.

Questions plus brûlantes : dans les villages, Yakoutes et Russes se mélangent-ils ? Comment sont perçues les familles des anciens exilés et bagnards ? Quelle connaissance les jeunes ont-ils de l’histoire de la « répression » (nom officiel des persécutions staliniennes) ? Du point de vue religieux, existe-t-il une forme de syncrétisme entre orthodoxie et chamanisme ? Une enseignante âgée, la plus gaie et la plus volubile, répond avec conviction. « Pour nous, Yakoutes, tous les hommes sont enfants de la nature. » Chamanisme et rousseauisme semblent faire bon ménage.

La viande de renne, généralement servie en boulettes, est la nourriture préférée des Yakoutes. Je préfère de loin les poissons gras (morue ou hareng) et les œufs de saumon en boîte ou en bocal. Au coin de la rue, on trouve un commerçant qui vend des fruits succulents importés du Sud. Un brun aux cheveux frisés et au teint mat. Peut-être bien du Caucase ? « Turkmène, répond-il en souriant. Je suis arrivé ici il y a vingt ans, juste après mon service militaire. C’était encore du temps de l’URSS. J’ai servi à Prague, quelle belle ville, c’était formidable ! »