Anne BRUNSWIC

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May Picqueray, écoutez-la chanter !

Il faut voir comme elle chante ! Elle frappe de la paume sur la table, rayonnante d’une révolte intacte, bouillonnante comme au premier jour. Autour de la table, ses jeunes camarades objecteurs et insoumis »“ qu’importent les deux ou trois générations qui les séparent »“ sont au diapason de sa joyeuse vigueur.

Autrefois, c’était une grande chose que de chanter ensemble. Pas un banquet, pas une réunion publique, pas un piquet de grève, pas même un cortège funèbre sans quelque chanson lancée par les anciens et reprise par les jeunes à pleins poumons. Ainsi se transmettait la flamme de la mémoire ; ainsi les révoltes du passé nourrissaient-elles celles du moment. Où peut-on entendre de nos jours ces chants révolutionnaires qui faisaient en un instant d’une foule désordonnée un peuple soudé prêt à en découdre ? Au reste, plus personne ne connaît les paroles de quoique ce soit au-delà du refrain et du premier couplet. Le karaoké y supplée. Et beaucoup, paralysés par un sentiment d’incongruité, se bornent à remuer les lèvres sans émettre aucun son.

May Picqueray, elle, chante d’une voix forte et joyeuse comme une flambée en hiver. Son chant est nu, sans fioriture et, par contraste avec celui de sa fille, Sonia Malkine, assez pauvre musicalement. Mais lorsque celle-ci, chanteuse folk professionnelle qui s’accompagne à la guitare, fait entendre toute la richesse de la mélodie, sa mère fait entendre la profondeur du sens. May Picqueray est une femme de parole(s).

Sonia confirme qu’à la maison, sa mère chantait tout le temps : « Les premières chansons, je les ai apprises sous la table à repasser. » Des chansons d’amour, des chansons de marin, des chansons bretonnes mais surtout des chansons anarchistes. Le répertoire de May puise dans la fin du XIXe siècle : « Dansons la Ravachole, Vive le son d’l’explosion ! » (sur l’air de la Carmagnole) ; ou « Il semble encore loin le temps d’l’anarchie / Mais nous le pressentons » (sur l’air du Temps des cerises). A cela s’ajoutent des chansons antimilitaristes plus modernes : « Tant qu’y aura des militaires / Soit ton fils, soit le mien / Il n’y aura sur la terre / Pas grand-chose de bien / On t’ tuera pour te faire taire / Par derrière comme un chien / Et tout ça pour rien »¦ » Et des airs anciens, de ce temps où la guerre était le passe-temps favori des princes et la malédiction des manants : « J’avions reçu commandement de partir pour la guerre, / Pourtant je n’avions point souci d’abandonner not’mère »¦ »

May Picqueray est de toutes les époques. Sa biographie indique qu’elle est morte en 1983 à l’âge de 85 ans (le tournage du film date de l’année précédente). Mais est-elle contemporaine de Louise Michel, de la bande à Bonnot, des « épiciers » de Tarnac ou des Indignés d’aujourd’hui ?

Elle se définit avec fierté comme une militante avec ce que ce mot implique de discipline et même de raideur. Correctrice de presse, elle milite dans le puissant syndicat du Livre, bastion parisien de l’anarcho-syndicalisme. En politique, elle dénonce sans relâche l’armée, « mère de tous les vices » , et les oripeaux patriotiques dont elle se drape. Elle prêche généreusement par le verbe et par l’exemple, mais quand les circonstances à ses yeux l’exigent, elle passe à l’action directe. Car la non-violence lui paraît une dangereuse lâcheté à laquelle un pacifiste digne de ce nom ne devrait jamais céder. Il faut l’entendre évoquer avec jubilation le temps où face aux charges de la police montée, elle jetait sous les sabots des chevaux les billes généreusement fournies par les camarades métallos. Elle prend des airs de ménagère consciencieuse pour raconter comment elle a fabriqué dans sa cuisine une bombinette destinée à tuer l’ambassadeur des Etats-Unis à Paris. Il fallait bien ça pour sauver de la chaise électrique les camarades Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti »¦« Here’s to you, Nicola and Bart »¦ » chantait Joan Baez. A Plogoff en 1980, aux côtés des femmes de marin et des grands-mères, elle jouait encore du lance-pierres contre la maréchaussée.

Cette femme épatante semble détenir le secret de l’ardeur éternelle. Les années ont passé sur sa tête sans déposer ni aigreur ni résignation : « L’anarchie, j’y crois, j’y crois fermement, et je sème ma graine ! Je voudrais vivre cent cinquante ans pour la voir pousser. » Dernières paroles d’un film qui pourrait s’appeler Ecoutez chanter May Picqueray et donne irrésistiblement envie de chanter avec elle.
Anne Brunswic, pour Images de la culture n°27