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Dans Le Journal des Lointains, n°6
Carélie : La Complainte de la Grande Baie et du lac gelé
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Carélie, mars 2007

Après l’étape de Miédviéjegorsk, mon chemin devait se poursuivre vers le nord en longeant le canal jusqu’à la mer Blanche. J’ai pris la route de l’Outre-Oniéga, plein sud. C’est Irina Fedossova, une paysanne disparue voici plus d’un siècle, qui a causé ce détour, plus exactement, ma visite à la bibliothèque régionale qui porte son nom.

Cette poétesse illettrée dont on a recueilli plus de trente mille couplets, strophes, chants et « pleurs », une petite bonne femme en fichu et jupe à pois d’après la photo affichée dans l’entrée, faisait, dit-on, fondre les vieillards en sanglots, et tirait des larmes aux pierres tombales. Maxime Gorki la rencontra en 1896 à Nijni Novgorod alors qu’elle allait sur ses soixante-dix ans et que sa réputation avait conquis les capitales. Il fit de cette géniale « pleureuse » l’incarnation d’une culture populaire étouffée... Trois ans après sa rencontre avec le futur père des lettres soviétiques, Fedossova s’éteignait dans son village natal.

Sa tombe au bord du lac devint un lieu de pèlerinage, « un endroit magique » d’après Valentina, la bibliothécaire en chef. Sur le pupitre, elle a déployé un album avec de vieilles photos de l’Outre-Oniéga, des maisons de notables opulents, des chapelles édifiées par les pélerins russes entre le XVIe et le XVIIIe siècle, des portraits d’ancêtres à longue barbe et chemise brodée, des pêcheurs ravaudant leurs filets. « C’est vraiment le conservatoire des traditions paysannes du Nord. Si vous voulez y aller, il y a un autocar pour Viélikaya Gouba qui part chaque soir. L’hôtel est fermé depuis la faillite du sovkhoze mais vous pourrez dormir chez notre collègue Alexandra Yegorovna. Elle vit seule dans deux pièces, elle est veuve et ses enfants sont partis. Il suffit que je l’appelle. »

C’est ainsi que j’ai pris le chemin de Viélikaya Gouba (la Grande Baie), bourg de 1200 habitants à 110 kilomètres et trois heures d’autocar au sud de Miédviéjegorsk. Neige et forêt derrière les vitres embuées, heavy metal russe sur la radio du chauffeur, échange de considérations météorologiques avec la voisine de banquette inquiète du réchauffement de sa planète, « on n’a pas eu de neige avant le Nouvel An ! ».

Arrivée à la nuit tombée, je n’ai d’abord rien vu que mon hôtesse. Je m’attendais à une femme âgée ; c’est une quadragénaire svelte, serrée dans un long manteau, des mèches blondes dépassant de sa capuche. D’un geste vigoureux, elle empoigne ma valise et me conduit par un petit chemin où la neige est encore profonde jusqu’au 8, rue d’Octobre : une bâtisse en bois, deux étages, six appartements, un hall d’entrée colonisé par de gros matous puants. « L’ancienne école » explique-t-elle en repoussant un pieu posé en travers de la porte. « Lorsqu’on sort de chez soi, on met juste le bâton. C’est signe que le maître de maison est absent. » Chez elle, le couloir sert de vestiaire, de cabinet de toilette et de cuisine. De part et d’autre s’ouvrent deux anciennes salles de classe, chacune avec un grand poêle à bois cylindrique montant presque au plafond.

Alexandra ne sourit pas, m’observe, ne pose d’abord aucune des questions d’usage. Elle me sert un repas copieux, pommes de terre de sa production, champignons des bois, boulettes de viande hachée, thé, gâteaux. Je lui propose de payer mon écot mais elle ne veut pas entendre parler d’argent. « Il faut manger ». Aucune place pour la négociation. En attendant que j’aie fini, elle s’assied devant la télé. Journal de 20h : Poutine skie à Sotchi, station candidate aux Jeux Olympiques, une tempête de neige sévit depuis plusieurs jours au Kamtchatka, en France, grève à Airbus. Vu par la télévision nationale russe, le défilé syndical toulousain dans les volutes rouges des grenades fumigènes rallume cette guerre civile qui couve en France depuis « l’insurrection des musulmans » de l’automne 2005. Alexandra absorbe ce flux, publicité comprise, avec un égal appétit ou une égale absence. Tandis que la télé continue son bavardage, elle débarrasse, met la vaisselle à tremper dans une cuvette, m’invite à m’asseoir au salon.

« Demain, je répondrai à vos questions sur Viélikaya Gouba ; ce soir on va parler de vous. » Notant mes réponses dans un bloc à spirale, Alexandra me soumet à une interview qui ressemble à un examen, s’intéressant à mes écrits, au pourquoi et au comment. Va-t-elle écrire un article dans le journal local ? Peut-être. Sa froideur enfin se dissipe. La télé, avoue-t-elle, c’est son remède contre la solitude, si lourde depuis le départ de ses enfants. Et puis cet hiver, il y a eu le décès de sa mère loin d’ici, dans le Nord. Alexandra a commencé à rassembler des notes sur sa famille ; elle se pose des questions d’écriture et peut-être d’écrivain.

Ses parents étaient des paysans caréliens, chrétiens orthodoxes, très pieux. A la maison, on parlait carélien ; par la langue, on se sentait proche des Finlandais, par la religion des Russes. La famille vivait à Lazariévo, petit village isolé dans la forêt, peuplé exclusivement de Caréliens. Comme beaucoup d’autres décrétés « sans perspectives », il a été démantelé dans les années soixante. Il n’en reste rien. Alexandra montre une photo récente : rien, même pas les ruines d’une isba. Relogés dans le bourg voisin, ses parents ont reçu une maison avec l’éclairage électrique et un emploi dans une ferme collective. Ils se sont mis à parler russe avec leurs nouveaux voisins, des colons venus du sud de la Russie, de Biélorussie et d’Ukraine, paysans transplantés eux aussi qui fuyaient la misère de régions dévastées par la guerre.

Alexandra cultive le souvenir de Lazariévo, berceau de sa famille. « On s’y retrouve chaque été avec mes frères et sœurs pour un grand pique-nique. C’est à trois cents kilomètres d’ici, au nord, au bord d’un petit lac. » Posée à côté du téléphone, une maquette confectionnée avec des allumettes représente Lazariévo tel qu’il était il y a cinquante ans. « Un cadeau de mon fils. » Bientôt la langue des ancêtres elle aussi aura disparu ; ses propres enfants l’ont perdue. Alexandra avait trois frères, deux sœurs, à Lazariévo tout le monde travaillait dur. « Pour nous, les enfants, cueillir les baies l’été, ce n’était pas un loisir. Tous les jours, maman nous donnait à chacun un bocal d’un litre, il fallait le rapporter rempli. En juillet, les moustiques piquent fort et, en ce temps-là, il n’y avait pas de crème pour se protéger. Le pire, ce sont les tiques, elles donnent des fièvres, des encéphalites. Tout l’été, nous allions dans les bois cueillir des canneberges, des airelles, des myrtilles et des champignons, en quantités énormes. Les enfants devaient aussi couper le bois, remplir les seaux d’eau. Nous vivions à la dure mais nos parents nous ont transmis des valeurs : l’effort, la bonté, l’altruisme, le respect des êtres et des choses. »

Au mur, trois photos encadrées : la fille, étudiante à Saint-Pétersbourg, sourit franchement, le fils en uniforme treillis, a le même air soucieux et renfrogné que sa mère. « Mon fils a un caractère difficile, à l’école, il a moins bien étudié que sa sœur. Son père lui a manqué, il n’avait que deux ans quand il est mort. » Je n’ose demander comment mais elle continue d’une voix éteinte. « Un accident de moto, il avait 33 ans. Je suis restée avec mes deux enfants. Mon fils est à l’armée depuis septembre, c’est la première année que je passe seule à la maison. »

Alexandra est arrivée à Viélikaya Gouba à 20 ans, juste à l’issue de sa formation de bibliothécaire. Un poste en zone rurale permettait (et permet encore) de gagner 25% de plus, un avantage justifié par la dureté des conditions de vie. N’ayant jamais joui du confort urbain, Alexandra accepte sans rechigner les corvées quotidiennes. Elle va au lac remplir au moins deux grands seaux d’eau par jour. L’hiver, elle les charge sur une luge ; le plus dur est de percer un trou dans le lac. La nuit, le trou se referme et chaque matin, il faut recommencer. On place sur l’orifice un petit panneau de bois pour ralentir le gel et empêcher les chiens de souiller l’eau. « Nous les femmes, on se débrouille pour y aller en fin de journée, après que les hommes ont déjà cassé la glace. »

Une fois par an, Alexandra se fait livrer du bois de chauffage par l’entreprise locale de bûcheronnage – compter environ un mois de salaire – et l’entrepose dans la cour. Chaque soir, en revenant de la bibliothèque, elle prélève une vingtaine de bûchettes. Elle se lave dans une cuvette, fait chauffer l’eau dans la bouilloire électrique qui a chez elle comme partout supplanté le samovar. Pas d’évacuation des eaux usées : on vide le seau dans la cour. Les WC : un cabanon de bois fermé par un cadenas où l’on s’éclaire la nuit à la torche électrique. Ne disposant pas de son propre bania (cabine de sauna), une fois par semaine, elle loue celui d’une voisine. Pour Alexandra, ces conditions de vie n’ont rien d’exceptionnel, ce sont celles de presque tous les ruraux et même de beaucoup de citadins dans les provinces. « A Lazariévo, il n’y avait pas l’électricité, on s’éclairait avec des bougies et des lampes à copeaux et, dans les derniers temps, avec des lampes à kérosène. Le bois, bien sûr, nous le débitions nous-mêmes. » Dans sa famille, un grand-oncle fusillé comme espion en 1938 et trois oncles morts à la guerre. Alexandra n’en dira pas plus.

Mercredi matin, elle est sortie de bonne heure, laissant sur la table des crêpes et de la confiture de canneberge ainsi qu’une grande assiette de pommes de terre avec les mêmes boulettes de viande hachée que la veille. « Chez nous, il faut manger solidement le matin » a-t-elle dit en partant. A travers les voilages entre une lumière très blanche reflétée par la neige dont le niveau atteint presque les fenêtres. Sur une étagère d’angle couverte d’un napperon brodé, une petite icône voisine avec la photo du député local, élu du parti poutinien Russie unie.

Pour mémoire, je photographie cet intérieur que rien dans le mobilier ne distingue des appartements urbains – bibliothèque murale de bois plaqué brillant, lustres de verroterie, fauteuils et canapé identiques –, sinon les deux grands poêles gris, les lits cages des enfants et le réservoir mural au-dessus du lavabo de l’entrée. Cet accessoire sans grâce qu’on nomme oumivalnik se rencontre dans les logements et bâtiments publics privés d’eau courante ; il se compose d’un cylindre de tôle qui se remplit par le haut à l’aide d’un entonnoir et se vide à l’autre extrémité au moyen d’un robinet ou d’un dispositif encore plus élémentaire.

Dehors, je ne vois d’abord que du blanc : la terre, l’eau et le ciel se confondent dans une clarté opale. Les contours du lac se devinent à peine. Seules tranchent quelques maisons jaune canari, rouge sang, ou bleu lavande, dont les fenêtres sont cernées de frises. Trois épiceries dont une ouverte jour et nuit se disputent une clientèle pour l’heure invisible. Le village compte quelques bâtiments de brique, une école, un dispensaire et une vieille église aux murs crépis de blanc soutenue par des échafaudages. En quelques pas, on atteint la poste, petite baraque en rondins peinte en vert épinard, la pharmacie, l’embarcadère d’où partent l’été les Comètes pour Kiji et Petrozavodsk, le square avec son monument aux morts, l’antenne des services d’urgence devant laquelle stationne une camionnette d’ambulance, la maison de la culture où des écoliers répètent le spectacle du 8 mars.

L’abondance des équipements publics, vestiges des temps soviétiques, témoigne d’une brève prospérité perdue. Sans eux, Viélikaya Gouba se viderait entièrement durant l’hiver car le bourg le plus proche, Tolvouya, est à 50 kilomètres et les voitures personnelles en état de marche un luxe rare. Aux abords du village, on bute sur des carcasses d’autos, de tracteurs, de camions ou de bus qui témoignent autant du laisser aller actuel que de l’attachement à ces reliques de l’âge industriel. Les rues portent ici les mêmes noms que partout (Octobre, Komsomols, Soviets…) sauf la rue principale baptisée récemment du nom de Pavel Riabinov, pilote natif du canton qui gagna ses galons de héros de l’Union soviétique en bombardant les lignes allemandes. Cherchant le bâtiment de la bibliothèque, je tombe sur une rue des Mécanisateurs, souvenir des temps optimistes où l’on accueillait avec des bouquets de fleurs l’arrivée des tracteurs et des moissonneuses. Une motoneige (qu’on appelle ici bourane, « tempête de neige ») passe en pétaradant. Ce serait bien d’en louer une pour aller jusqu’à l’île de Kiji, seulement cinq ou six kilomètres sur le lac gelé.

[A la bibliothèque]

En cette fin de matinée, ce sont surtout des retraités qui poussent la porte de la bibliothèque. Ils viennent emprunter des journaux, des romans policiers. Le confort est sommaire : WC dans la cour, c’est-à-dire dans la neige. Détail pittoresque : le cabanon des toilettes est conçu pour deux personnes avec une planche percée de deux trous côte à côte. Des ouvrages jaunis couvrent la plupart des rayonnages. L’actualité se fraye une petite place près de l’entrée sur deux étagères spéciales, l’une consacrée aux jeunes gens du village tombés en Afghanistan et en Tchétchénie, l’autre aux femmes à l’occasion du 8 mars. Malgré son budget dérisoire, la bibliothèque s’est un peu modernisée ces derniers temps. « L’ordinateur, le scanner, l’imprimante-photocopieuse et la connexion à Internet, nous les avons financés avec une bourse d’une fondation étrangère. La connexion est capricieuse mais c’est mieux que rien. »

Alexandra ne manque ni d’idées ni d’énergie. Elle vient de fonder un cercle féminin de lectrices qui se réunira une fois par mois autour d’un auteur ou d’une oeuvre. Elle recueille auprès des habitants des photos anciennes et des récits qu’elle classe dans de grands cahiers bleus. Assemblés par thèmes, ces documents évoquent toutes les facettes de la vie publique de Viélikaya Gouba depuis un siècle et demi : agriculture, pêche, reconstruction d’après-guerre, « samedis communistes », manifestations patriotiques, sportives, culturelles, scolaires, traditions littéraires, personnalités marquantes… Sans être aussi célèbre qu’Irina Fedossova, Trofime Riabinine, paysan natif de Kiji, fut reconnu comme un des plus grands conteurs de bylines (récits épiques populaires) que le Nord ait connu et décoré par le tsar en 1872.

Alexandra est la mémoire du village. Ce qu’elle ne me dit pas mais que je ne tarderai pas à apprendre, c’est qu’elle est aussi conseillère municipale. Lorsque je lui ferai observer que les femmes font ici l’essentiel du travail mais que les hommes occupent les postes honorifiques, elle confirmera : « Nous sommes dix au soviet rural, neuf femmes et un homme. Oui, c’est lui qui préside l’administration. On dit encore soviet par habitude. »

Un vieux monsieur en parka et chapka vient de pousser la porte de la bibliothèque. Alexandra me présente un de ses lecteurs les plus fidèles. Sans chapka, le vieillard a l’air chétif, crâne chauve, regard voilé, mais son air de bonté et d’intelligence m’inspire confiance ; je branche mon magnétophone.

« Je vois très mal et n’entends plus bien. Je m’appelle Fiodor Grigorievitch, j’ai eu 84 ans en septembre. C’est en 1947 que je me suis fixé ici, juste après l’armée. La guerre, je l’ai faite du début à la fin, d’abord sur le front de Carélie, puis sur l’Oural. Les deux dernières années sous l’uniforme, j’ai servi comme chauffeur à Moscou. Dans le civil, je suis resté chauffeur, pendant douze ans à la direction locale du parti puis trois ans à l’internat des enfants handicapés, avant d’entrer au sovkhoze Progrès comme électricien. Après j’ai suivi des cours de mécanique agricole et on m’a mis responsable du parc de tracteurs. Le sovkhoze était grand, en plein développement. Ensuite, j’ai dirigé la brigade des pompiers de Viélikaya Gouba. Et les trois dernières années, je suis redevenu chauffeur au service de réparation et d’entretien des logements. A 60 ans, j’ai pris ma retraite, ça fera bientôt 24 ans !

« A cause de ma tension, j’ai eu un glaucome, j’ai perdu la vue de l’œil droit et conservé juste un peu de vision à gauche, à peine. Plus moyen de lire, alors je feuillette les magazines. Toute ma vie, j’ai lu. Encore aujourd’hui je me souviens de récits et de poèmes. Pouchkine, vous connaissez ?... En 1837, dans un duel avec l’un des vôtres, Georges d’Anthès, il a été blessé à l’abdomen. Il a succombé après trois jours d’agonie.

« Mon plus jeune frère a fini pareil. Lui aussi, il est mort d’une blessure au ventre. Il faisait son service militaire près de Petsamo, à la frontière norvégienne, c’était après la guerre, au début des années cinquante. Il a été atteint d’une rafale de mitraillette lâchée par son sergent. Un accident, d’après ce qu’on nous a dit. Il n’avait que 22 ans et demi. C’est moi qui suis venu pour l’enterrer. Il était si beau. Quelle pitié ! »

De la blessure de son frère, Fiodor Grigorievitch revient à Pouchkine. Il récite quelques couplets d’une ballade apprise à l’école. « En 1936, j’étais élève à l’école de Viélikaya Gouba. Quand le maître est arrivé au récit de la mort de Pouchkine, il a fondu en larmes. La soirée Pouchkine à l’école, je m’en souviens encore ! Quel dommage que je n’y voie plus ! Si, en France, on pouvait me sauver ne serait-ce qu’un œil, je serais prêt à donner tout ce que j’ai. Quelle tristesse ! La santé, ce n’est rien, mais la vue, c’est essentiel ! J’ai ma maison ici à côté, je vis avec grand-mère qui n’y voit pas mieux. Elle a 80 ans. Notre fils a 46 ans, il est chauffeur des pompiers. Notre fille vit à Petrozavodsk, elle a 56 ans, touche sa pension mais travaille encore dans une exploitation forestière comme administratrice en chef. Elle a de beaucoup de responsabilités parce qu’elle a fait de longues études. Ses deux fils sont grands, tous deux mariés avec des enfants. Ça me fait déjà quatre arrière-petits-enfants. On peut considérer que ma vie est finie mais je trouve qu’il est encore un peu tôt pour partir. J’aimerais bien voir la suite. »

Depuis que Fiodor Grigorievitch s’est mis à parler, son visage s’est éclairé.
« Viélikaya Gouba a beaucoup changé depuis mon enfance. Autrefois, nous n’avions que de vieilles maisons en bois. Après la guerre, avec le sovkhoze Progrès, on a commencé à bâtir des immeubles de deux étages pour huit familles et même quelques immeubles de vingt appartements, en brique. Notre sovkhoze travaillait bien : nous exploitions plus de mille hectares. Quel dommage qu’il n’ait pas tenu le coup ! Il y avait un cheptel de mille deux cents vaches, une centaine de chevaux, du matériel technique, une cinquantaine de tracteurs et autant de voitures. Nous étions un millier de salariés avec un directeur, un agronome, un chef mécanicien, un vétérinaire, des chefs d’équipe, des cadres diplômés du secondaire et du supérieur. Je n’arrive toujours pas à comprendre comment un sovkhoze aussi solide a pu s’effondrer. Ce qui a causé la fin, c’est la hausse des prix du matériel technique et de toutes les fournitures, l’inflation des années quatre-vingt-dix. »

Alexandra, qui suit notre conversation de loin tout en servant les lecteurs, l’interrompt. « Il faut dire que les derniers dirigeants étaient des incapables. Et pour finir, ils sont partis avec la caisse ! Tout le monde volait à cette époque, ils se sont cru tout permis ! »
« Les terres sont à louer, reprend Fiodor Grigorievitch, mais aucun candidat ne s’est présenté, aujourd’hui plus personne ne les travaille. On a juste gardé quelques fermes avec de petits troupeaux. Il nous reste très peu de vaches, les gens achètent le lait au magasin. Les vieux n’ont plus la force de s’en occuper et les jeunes ont laissé tomber. Moi, j’ai tenu des bêtes pendant quarante et un ans, une vache, parfois deux, des moutons, un cochon, des poules. Et puis quand j’ai eu 75 ans, mon fils m’a dit « ça suffit ! ».

« Mes parents étaient paysans à Viego Rouska, un petit village à quinze kilomètres d’ici, c’étaient des gens très travailleurs. Nous étions neuf enfants à la maison, huit garçons et une fille. Moi, je suis né en 1923. Ma grand-mère aussi avait eu une famille nombreuse de sept enfants. La collectivisation a commencé dans les années trente avec la création de petits kolkhozes. En Outre-Oniéga, nous avions 150 kolkhozes et 25 soviets ruraux ! Dans certains kolkhozes, il n’y avait que dix familles. Rien qu’à Viélikaya Gouba, nous avions trois kolkhozes, minuscules, vous vous en doutez. Il y en avait un dans chaque petit village, sur chaque île. Plus tard, on a cherché à les consolider en regroupant les gens. »

A la différence d’Alexandra qui porte encore Lazariévo dans son cœur, Fiodor Grigorievitch ne regrette pas son village natal. Adepte du progrès tel qu’on l’entendait naguère, il approuve sans réserve l’abandon des « villages sans perspectives » mis en œuvre sous Khrouchtchev, cette seconde révolution des campagnes qui asséna le coup de grâce aux traditions paysannes.

Comme il n’évoque pas de lui-même la répression stalinienne, je tente une question très neutre : « Votre famille a-t-elle souffert pendant les années trente ? » Il se trouble, cherche un mouchoir. « Mon père a été arrêté en 1938. Il avait 42 ans. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’on reprochait à ce kolkhozien, chef d’une brigade de dix hommes ? Huit jours plus tard, il était fusillé, mais ça nous ne l’avons appris qu’en 1997, lorsqu’on a inauguré le monument près de Medviéjegorsk. Je suis allé dans la clairière de Sandarmokh le jour de la cérémonie. On a retrouvé là les ossements de milliers de gens qui ont été fusillés sans qu’on sache pourquoi. On les balançait dans les fosses par paquets de quarante.
« Après l’arrestation de mon père, c’est mon frère aîné qui a été déporté en Sibérie orientale, mais les deux dernières années, il s’est libéré du camp en rejoignant l’armée.

« J’avais 14 ans quand mon père a été arrêté. L’année d’après, on m’a envoyé à Petrozavodsk pour étudier au lycée technique. Un jour, je suis allé au siège de la police car maman voulait obtenir des nouvelles. On m’a demandé qui j’étais, d’où je venais. « Reviens demain, après l’école. » Le lendemain, j’ai frappé au carreau d’un guichet, aucune réponse. Puis un factionnaire m’a dit : « Retourne chez toi. Ton père a été condamné à dix ans sans droit de correspondance avec sa famille. » J’ai demandé : « Mais où est-il ? » Le factionnaire m’a dit : « Tais-toi et disparais vite avant qu’on t’arrête toi aussi ! » La vie de la famille tenait à un fil. Je me souviens de tout. En 1966, mon père a été réhabilité et ma mère a reçu comme indemnité deux mois de salaire, 120 roubles. Plus tard, j’ai demandé à l’ancien chef du KGB, le colonel Stépanovitch, de quoi mon père était coupable. Il savait tout mais n’avait pas le droit de le dire.

Ma mère a vécu jusqu’à 94 ans, jamais à l’hôpital, toujours en bonne santé ; une kolkhozienne très travailleuse. Elle a eu une sacrée vie ! Deux de mes frères sont morts dans la Grande guerre patriotique, un en Estonie, l’autre en Lituanie. Il me reste aujourd’hui deux frères et une soeur. Le plus âgé va sur ses 89 ans, il habite près de Petrozavodsk, c’est là qu’il a décroché ses diplômes.
Ici, à Viélikaya Gouba, la population a beaucoup diminué, le travail manque, tous les jeunes s’en vont en ville. »

Je propose à Fiodor Grigorievitch de consulter le répertoire des victimes de la répression en Carélie, un grand livre relié de bleu contenant près de onze mille noms. La liste a été établie au cours des années 1990 par deux chercheurs militants, Ivan Tchoukhine et Youri Dmitriev, célèbres en Carélie pour leur formidable travail d’enquête sur « les taches blanches » de l’histoire. Comme sa vue ne lui permet pas de lire, je lui fais la lecture du paragraphe concernant son village. A Viego Rouska, sur 206 habitants, huit hommes ont été arrêtés et fusillés (article 58 point 6). « Tous des kolkhoziens ! Dans d’autres villages, on a aussi arrêté des femmes mais chez nous, seulement des hommes. Kanonien, Manier et Youtounien, c’étaient les trois Finlandais du village. Kojine, lui, c’était un Russe qui travaillait dans la forêt…Tout le monde a été condamné pour espionnage, à la peine maximale et fusillé ! Mon père était un Laptiev, son nom n’est pas inscrit ici ? Peut-être ailleurs dans le livre ? Il faudra chercher. Venez donc boire le thé chez nous. Ma femme s’appelle Nastia, Anastasia Petrovna ; notre maison, c’est la troisième de la rue, la jaune. Le fils nous l’a repeinte l’an dernier. La chienne se promène en liberté, elle aboie mais ne mord pas, n’ayez pas peur. C’est bien chez nous, chaud, sec et très propre, on a aussi notre bania. Passez quand vous voulez… »

[L’ensemble folklorique]

Il s’est remis à neiger. On s’enfonce dans le chemin. Alexandra me conduit dans une sorte de club de tissage et de chant, elle n’a pas le temps de m’expliquer, on nous attend, tout sera plus clair à l’arrivée. Elle pousse la porte d’une vieille maison de bois. Douze dames costumées en paysannes d’autrefois m’accueillent avec tant de compliments et de prévenances que je redoute un quiproquo. Me prennent-elle pour quelque révizor en mission d’inspection ? Elles ont revêtu l’uniforme de leur ensemble folklorique – robe tablier, corsage brodé à manches bouffantes et rubans, châle à fleurs, longs colliers – elles ont préparé du thé dans un vrai samovar à l’ancienne (chauffé avec les braises du poêle), disposé des gâteaux et des bonbons sur la table. C’est la directrice de la maison de la culture, prévenue de la visite d’une journaliste étrangère en quête de traditions locales, qui a battu le rappel. Tout comme Alexandra, cette dame énergique dont la tâche titanesque consiste à animer le village – autrement dit, offrir une alternative à la vodka et à l’exode – est fonctionnaire et membre du conseil municipal. Elle me présente la doyenne des choristes, 83 ans, une « encyclopédie vivante » de l’Outre-Oniéga. La doyenne commence à me raconter son enfance au village, la misère paysanne, les souffrances de l’occupation finlandaise, elle ravale une larme en rappelant l’impossibilité de faire des études, elle qui rêvait de devenir inspectrice de police judiciaire. Sa vie, elle l’a gagnée comme femme de salle à l’internat psychiatrique. Plusieurs choristes y travaillent encore. Son récit est interrompu par une autre ancêtre, directrice d’école retraitée, qui se présente comme une Vepse. C’est la première fois que je rencontre une représentante de cette petite ethnie nordique et j’aimerais bien en apprendre davantage mais l’ancienne directrice impose son propre tempo : elle veut d’abord me montrer ce dont le chœur est capable. Visiblement, son caractère à la fois autoritaire et fantasque agace certaines mais, pour cette fois, elles s’efforcent de faire bon visage. Le récital commence. Elles chantent d’une voix tantôt mélodieuse, tantôt éraillée par l’âge, des chansons tristes où il est question de femmes restées seules au village après le départ de leur homme à la pêche, à la guerre, en prison ou dans les bras d’une autre. Pour varier les registres, elles interprètent une chanson burlesque, un paysan ignare devient domestique chez le maître et multiplie les bourdes…

A vrai dire, le folklore, surtout lorsqu’il sent la naphtaline, ne m’a jamais attirée et ce groupe, malgré la sympathie que m’inspirent les grand-mères, brille surtout par son amateurisme. Ce qui distingue les dames de Viélikaya Gouba, c’est leur attachement au passé d’avant la Révolution, qu’il s’agisse de chant, de dentelle ou de tissage. Décoré d’étoffes brodées et d’ustensiles d’autrefois, le local du club a tout l’air d’un écomusée des traditions populaires. « Ce club a vu le jour grâce à une Suédoise, m’explique la directrice de la maison de la culture. Afin d’aider les femmes à rester au village, Mme Krystyna finance dans l’Outre-Oniéga des ateliers d’artisanat et des chorales… ». « Où est son intérêt ? Elle ne parle même pas russe et voyage avec une interprète. Franchement, je n’arrive pas à comprendre » me souffle une des choristes.

Dehors, il neige toujours. Les grands-mères enfilent par-dessus leurs costumes surannés des anoraks et des parkas modernes. Elles se dispersent avec des rires de fillettes en échangeant des vœux pour la fête du 8 mars. Je les préfère comme ça.

[ A l’église]

Bien que peu croyante, Alexandra se réjouit de voir l’église revenir à sa destination première, signe que Viélikaya Gouba croit encore en son avenir. Les travaux de réhabilitation commencés au début des années quatre-ving-dix dureront encore longtemps. C’est son amie Marina Ilyna, staroste de la paroisse, qui va nous faire visiter. « Marina a découvert la foi depuis seulement dix ans mais elle s’y donne à fond. Elle étudie la théologie et pratique avec rigueur, surtout en ce moment de grand carême » m’explique Alexandra. Arrive une petite dame boulotte dans la quarantaine, anorak et bonnet profondément enfoncé, joues rouges à cause du froid qui pince. Passant sous l’échafaudage, elle ouvre la serrure d’une lourde porte grinçante.

A l’intérieur, il fait un froid de loup. « L’église a trois cents ans. C’est un riche marchand du lac Oniéga qui l’a fait construire, très solidement, en brique, en faisant travailler des architectes de Saint-Pétersbourg. A l’époque communiste, elle a été transformée en magasin, en maison de la culture et, pour finir on y a mis les réserves du sovkhoze. Les deux membres du parti qui ont arraché les crucifix ont été châtiés, l’un a perdu l’usage de ses jambes, l’autre a eu le bras arraché par les rênes de son traîneau. » Devant mon air dubitatif, Alexandra confirme silencieusement. Marina poursuit : « L’église porte le nom du prophète Ilya, c’était un homme très pauvre, il voyagea si longtemps que sa femme à son retour ne le reconnut pas. Depuis 1994, notre église est à nouveau enregistrée. Les travaux de restauration avancent lentement car nos moyens sont très limités. Plusieurs habitants qui possédaient des icônes en ont fait don à l’église. Mais la plus belle et la plus ancienne, rehaussée d’argent, il a fallu la racheter à sa propriétaire pour 3 000 roubles [90 euros], nous avons collecté l’argent pendant près d’une année. »

Marina aime parler de la générosité des paroissiens sans qui rien ne serait possible. « Ces fenêtres neuves, nous les avons achetées grâce à un vieillard qui, après la mort de sa femme, a vendu sa vache, il n’avait plus la force de s’en occuper. Il a donné tout l’argent à l’église. Ces autres fenêtres viennent de l’ancienne maison de la culture. Telle qu’elle est, l’église est encore impraticable l’hiver. Les quatre poêles ont été remis en état par mon frère – des oiseaux y avaient fait leurs nids – mais le toit reste béant derrière l’iconostase (là où les popes se tiennent et où les femmes n’ont pas le droit de pénétrer...). Notre église possédait autrefois douze cloches actionnées par deux sonneurs, un homme et une femme, mais la partie sud qui soutenait le clocher a été entièrement détruite. »

Je me suis laissé dire que les offices religieux qui se tiennent l’été ne rassemblent pas grand monde. Marina ne s’en soucie pas ; en elle brûle la foi des néophytes.

[Veillée chez Alexandra]

Ce soir c’est fête car le 8 mars, chômé, ouvre un long week-end qui finira le 12. Alexandra a invité son amie Léna, la directrice de la poste, et Gallia, pédiatre au dispensaire. Gallia viendra plus tard, son mari ne la laisse pas sortir comme elle veut. En attendant Léna parle, chante, boit et rit pour trois. Non que sa vie soit particulièrement gaie. Comme Alexandra, elle a perdu son mari à trente ans – une glissade fatale sur le verglas du perron – et comme Alexandra, elle a élevé seule deux enfants, deux filles maintenant adolescentes. Léna a chez elle un peu plus de confort, même une salle de bains, il n’empêche, les lessives se font encore dans le lac, été comme hiver. « C’est à pleurer alors je préfère en rire » dit-elle en montrant ses mains rougies. Pas l’ombre d’une résignation chez elle ; Léna ne fait pas contre mauvaise fortune bon coeur, elle gueule, elle tonne avec une belle santé. « Il n’y a plus d’hommes au village, les seuls qui restent sont des incapables complets, des ivrognes, des fainéants, des types à fuir de toute urgence. Moi, je serais prête à faire n’importe quoi pour rencontrer quelqu’un, mettre une annonce sur internet, apprendre le français… » Pas bien jolie, Léna, mais bigrement vivante, remuante et chaleureuse. Du français qu’elle a appris pour se présenter au concours des postes, il lui reste quelques bribes, des souvenirs de Maupassant et de Victor Hugo, quelques paroles de la Marseillaise qu’elle entonne en mon honneur. « C’est comme ça ? » Elle se dit « russe et fière de l’être », patriote en matière de littérature et de politique, tolérante avec les minorités, les Caréliens comme Alexandra ou les Juifs de mon espèce (mes cheveux bouclés suscitent fréquemment des questions sur ma « nationalité »), pourvu qu’ils ne soient pas « Caucasiens ». Quant aux Tchétchènes, tandis qu’Alexandra compatit à leurs souffrances et avoue même quelque sympathie pour leurs revendications nationales, Léna, adepte de la manière forte avec les « terroristes musulmans », pense comme le pouvoir. La première bouteille est vite finie et nous attaquons la deuxième en chantant de vieilles chansons des Komsomols quand Gallia nous rejoint enfin. La pédiatre a un timbre haut perché, métallique, qui surprend dans ce corps vigoureux. Son répertoire à elle, ce sont les mélopées russes, les complaintes sentimentales. Gallia chante avec bonheur, avec cœur, Léna la suit comme elle peut, Alexandra accompagne du bout des lèvres, souriant à peine. Tout de même, c’est la première fois en vingt-quatre heures que je la vois s’ouvrir un peu, se détendre comme si un bonheur ténu avait enfin réussi à l’atteindre. Elle a couvert la table basse du salon de bonnes choses : saumon, saucisson, cornichons, crêpes, confiture, airelles, crème fraîche… Une orange débitée en fines tranches apporte la touche exotique. Les libations ont fini tard mais Gallia s’est vite éclipsée. « Mésalliance » a murmuré Léna en français, laissant entendre que son mari ne la vaut pas. Veuve ou mal mariée, les options paraissent ici très limitées.

[L’internat psychiatrique]

Depuis la faillite du sovkhoze, la plus grande entreprise de Viélikaya Gouba reste l’internat psychiatrique avec 80 salariés dont une quinzaine seront licenciés à la fin de ce mois de mars. Bien qu’Alexandra ait tenté de me dissuader – « ce n’est pas beau à voir » –, elle m’a tout de même accompagnée, jeudi, jusque dans le bureau de l’infirmière en chef. Puis laissée là. Ce qu’il y avait à voir n’était effectivement pas beau.
De l’extérieur, le bâtiment a l’allure d’une maison de maître avec sa large façade à douze fenêtres et ses deux tourelles d’angle coiffées d’un toit pointu. L’ensemble doit dater des années trente. Une petite loge de gardien filtre les allées et venues. Une pensionnaire d’âge indéfinissable, maigre, cheveux blonds, une paire d’écouteurs sur les oreilles, aspire devant l’entrée quelques bouffées de cigarettes. Le bout de ses doigts longs et fins tire vers le marron. Elle ôte son bonnet rouge et me demande de la prendre en photo.

En l’absence de la directrice, c’est l’infirmière chef qui tient la barre de ce navire branlant. Elle m’accueille dans un autre bâtiment au fond de la cour, fraîchement repeint en jaune. « Restauration cosmétique » dit-elle en désignant le mur. Le grand bâtiment de bois qu’on voit depuis le village est désaffecté depuis un mois : les pompiers ont exigé son évacuation pour raisons de sécurité. Les 175 patientes s’entassent donc dans les six dortoirs, les couloirs, les recoins et les cagibis du bâtiment jaune. Les couchettes métalliques larges de 70 cm se touchent et les femmes de ménage ont à peine la place de passer un coup de balai entre les rangées. Les grands dortoirs contiennent 24 lits, trois rangées de 8. Le rez-de-chaussée est en principe réservé aux grabataires, aux infirmes et aux agitées qui réclament le plus d’attention. Côte à côte, des femmes très âgées et des très jeunes, des malades atteintes de lésions congénitales gravissimes, de démence sénile, de débilité légère. Certaines ont le crâne rasé par mesure de punition, de désinfection ou parce qu’elles s’arrachent les cheveux par poignées. La plupart sont en chemises de nuit. Plusieurs entièrement nues, « parce qu’elles déchirent leurs vêtements » me dit-on. A l’étage, les patientes semblent en meilleur état. Une est assise dans un grand fauteuil-lit roulant, elle lève les yeux de son livre et sourit faiblement. Faute d’ascenseur, elle ne peut pas descendre au rez-de-chaussée ni prendre ses repas au réfectoire. Une autre, serrant un casque contre ses oreilles, cherche son salut dans la musique. Une petite jeune femme boulotte dans une chemise rouge à fleurs, très brune, le crâne tondu, court vers moi. Elle bouscule tout sur son passage, saisit mes mains et les serre avec vigueur en articulant quelques « bonjour, bonjour ». « C’est une Tzigane » murmure l’infirmière chef. Une dizaine de femmes de tous âges dont on ne voit que le dos, serrées autour d’une petite table, jouent aux cartes. L’infirmière pousse la porte des toilettes ; on y respire outre l’odeur d’urine une épaisse fumée de cigarettes.

Dans son grand cahier, l’infirmière note les doses de barbituriques (« Phénobarbital ») et de somnifères administrés à chaque patiente. Elle commande en second l’établissement derrière une feldsher (grade intermédiaire entre le médecin et l’infirmier) absente aujourd’hui. Pourquoi pas de psychiatre ? « Parce qu’aucun médecin n’a voulu venir s’enterrer dans ce trou » explique-t-elle. En face de son bureau, dans un cagibi de 4 m2, on a casé deux lits séparés par un passage de 15 cm, l’un collé sous la fenêtre contre le radiateur, l’autre contre la paroi opposée. Une femme de soixante-dix ans atteinte, semble-t-il, d’une légère démence sénile vit ici avec une jeune femme mutique qui ne quitte pas son lit. Quelques posters découpés dans des magazines décorent les murs. La porte d’à côté, fermée par un verrou extérieur, est un « isolateur », autrement dit un cachot. L’infirmière qui ne veut rien me cacher ouvre la porte. « Alors, tu te réveilles ? Tu te sens mieux ? » Une jeune femme en chemise de nuit est couchée sur un lit semblable aux autres, mais la pièce n’a ni fenêtre, ni lumière. « Elle est rentrée saoule hier soir, on l’a mise là pour qu’elle n’empêche pas les autres de dormir. »

Pourquoi un tel entassement ? Parce que l’autre bâtiment est condamné – il héberge encore le réfectoire –, mais aussi parce que l’établissement a récupéré les patientes qui se trouvaient à l’internat de Valaam. Dans cette île du lac Ladoga où le tourisme s’est beaucoup développé ces dernières années, la présence d’un centre psychiatrique « gênait ». Viélikaya Gouba, bien plus au nord, ne voit jamais passer de touristes étrangers, et les Russes ne s’y arrêtent l’été que pour prendre la Comète qui dessert l’île-musée de Kiji. Dans le bureau de l’infirmière, d’autres femmes en blouse blanche nous ont rejointes. La plus jeune, très jolie brune, longs cheveux, grands yeux bleus, a 18 ans. Son grade : femme de salle. Pourquoi n’a-t-elle pas poursuivi ses études ? « J’ai un fils de deux ans » explique-t-elle. Une autre, 23 ans, plus sûre d’elle, est déjà aide infirmière. Deux aides-soignantes dans la cinquantaine vont prochainement être licenciées. « Comme nous sommes retraitées, on nous vire sans préavis. Le 20 mars, on est quinze à partir, sans rien, même pas d’indemnités après trente ans de travail dans cette maison. Avec ma retraite de 2800 roubles [80 €], comment je vais vivre ? » « L’administration profite de ce que les gens ne connaissent pas leurs droits » commente l’infirmière chef, elle aussi pensionnée mais apparemment mieux protégée. L’établissement ne dépend pas du ministère de la santé mais des affaires sociales. Ici, on ne soigne pas, on se borne à maintenir (faiblement) en vie. L’infirmière tient à préciser que personne n’est battu et que tout le monde mange à sa faim. « Certaines même grossissent ! » Les patientes valides se rendent à la cantine quatre fois par jour. Le budget réservé à l’alimentation est de 80 roubles [2,20 €] par jour et par pensionnaire. Le même montant qu’à l’hôpital anti-tuberculose de Miédviéjegorsk. Là aussi, le médecin chef m’a dit « Ce n’est pas moderne chez nous, mais au moins nos malades sont correctement nourris, ils ont même chaque jour un fruit. » Ici, les fruits n’ont pas cours et, d’après la rumeur, le personnel détournerait une partie des provisions. La première personne qui a évoqué devant moi ces mystères est une jeune pensionnaire croisée un peu plus tard dans les rues du village. Nadia est une brunette de vingt ans plutôt jolie mais affectée d’un fort strabisme. Elle est allée à l’école, sait lire et écrire, fréquente même la bibliothèque municipale. L’été, pour s’occuper et gagner quelques sous, elle aide à la culture des pommes de terre. Elle a fugué de chez sa mère, alcoolique et violente, s’est retrouvée dans un orphelinat et maintenant végète dans cet internat faute de savoir où aller. « Depuis deux mois, il n’y a même plus de patates, que des bouillies d’avoine ou d’orge perlé et de la soupe au vermicelle. » Nadia aussi a voulu que j’emporte d’elle une photo souvenir.

Le soir, Alexandra s’est inquiétée de mes impressions. « S’il n’y a pas de médecin, c’est parce que la directrice et l’infirmière-chef préfèrent s’en passer, cela leur permet de toucher des primes supplémentaires. Evidemment, ce n’est pas réglementaire mais il y a des dizaines de règlements qui ne sont pas respectés à l’internat. L’alimentation ? Il y a eu tellement d’abus que le ministère oblige maintenant l’établissement à faire venir toute la nourriture directement de l’économat de Petrozavodsk. Résultat, il n’a plus le droit de nous acheter nos pommes de terre. Je vais abandonner deux champs qui me rapportaient de l’argent et je ne garderai qu’un petit lopin. Pour moi, ce sera du travail en moins, mais pour ceux qui n’ont plus de boulot, la vente des patates était leur seul revenu. Je ne sais pas comment ils s’en sortiront. »

Un chauffeur de bourane accepte de me conduire jusqu’à l’île de Kiji ; il demande une dizaine d’euros. « Juste de quoi remplir le réservoir » a dit Alexandra. Mais le désir de courir vers ce haut-lieu du tourisme et de la foi orthodoxe m’a passé. Après toutes ces rencontres, un peu de solitude s’impose.

A mon retour de Carélie, j’ai trouvé en librairie La Maison au bord de l’Oniégo, le nouveau livre de Mariusz Wilk qui vient juste d’être traduit du polonais. L’auteur a passé plusieurs étés et même quelques hivers dans une grande maison toute proche de Viélikaya Gouba. D’emblée, il se plaint des moujiks locaux, incapables de réparer un poêle, même de déblayer une route enneigée. Sur les indigènes, il ne trouve rien de bon à dire, même pas sur les mères courage, Alexandra, Léna, Gallia… qui portent le village à bout de bras. Dans sa grande maison à l’écart, il s’est retranché de la télévision, d’Internet et de presque toutes les rumeurs du monde. Le sens de sa présence dans le Nord était autre, quête de poésie, de silence et de spiritualité orthodoxe. Ermite (accompagné d’une épouse russe dévouée), robinson des neiges, Wilk a trouvé dans l’Oniégo cette sagesse orientale qu’il était allé quérir. Et moi, que suis-je venue y chercher ?

Lecteur, choisis bien ton guide dans les contrées que tu explores avec les yeux d’autrui.

Récit paru dans Le Journal des Lointains n°6, Buchet Chastel, 2008
Avant d’être intégré aux Eaux glacées du Belomorkanal, Actes sud, 2009



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