Anne BRUNSWIC

MENU

L’exil pour patrie

Aux marges du documentaire et de la fiction, « Odessa... Odessa ! » (2005) donne à voir une ville disparue qui ne survit que dans le cœur et l’imagination de ceux qui l’aimaient. Film musical, film poétique, il exalte avec humour et tendresse la mélancolie d’un monde juif englouti.

Il était une fois au bord de la mer Noire une ville qui était du Sud et du Nord à la fois. Tout y était musique, théâtre et danse. Tout commençait et finissait par des chansons. Le yiddish et le russe y coulaient ensemble, dans les rires comme dans les larmes. Il était une fois une communauté qui avait chaud au cœur, il était une fois une ville où il faisait bon être juif »¦ La réalisatrice israélienne Michale Boganim est partie en quête de ce paradis perdu que pleurent tous les vieux juifs d’Odessa. Elle les a filmés en trois lieux, les trois temps de leur valse : Odessa, où ils sont en voie d’extinction, Brighton Beach (New York) où ils sont en voie (lente) d’américanisation, Ashdod (Israël) où ils résistent autant qu’ils peuvent à l’injonction de devenir Israéliens. Entre ces trois rivages, beaucoup d’âmes errantes vagabondent sur les flots.

D’un premier voyage à Odessa, Michale Boganim avait tiré un court métrage qui a fourni la matrice de ce grand film, plus long, plus vaste, remuant des eaux plus profondes, exploitant des moyens cinématographiques plus complets (notamment le 16 mm). De la ville juive de naguère, il ne reste que des pavés luisants, des rues désertées, des alignements bancals de maisons lézardées. Autour du samovar, une poignée de survivants réchauffent leurs pauvres âmes d’artistes. Certains ont connu leur heure de gloire, les autres ont enseigné la musique, ou trait les vaches du kolkhoze voisin. Ils ne se produisent plus qu’à domicile, les uns pour les autres, dans des appartements délabrés envahis de leurs souvenirs. La réalisatrice les met en scène dans leurs propres rôles, filme cette intimité qu’ils aiment tant mettre en spectacle.. Les vieilles coquettes font mine d’improviser une dernière danse devant la caméra, chantent des tubes yiddish, partagent potins et commérages. L’ancien chanteur d’opéra pousse la romance dans le combiné du téléphone. La caméra s’attarde sur les pieds, les arrière-plans, l’indicible.

Dehors, le temps s’est arrêté. Les pavés semblent encore résonner sous le trot des chevaux, le grand escalier du port est encore dans l’état où Eisenstein l’a filmé. A l’horizon, la mer n’a pas bougé.

Bien sûr, on pourrait aisément tourner à Odessa d’autres plans envahis d’automobiles modernes et d’enseignes publicitaires pour Coca-Cola. Mais c’eût été un autre film. Celui de Michale Boganim fouille les cendres. (« Dust » était le titre de son premier essai sur Odessa.)

Quand donc le temps s’est-il arrêté ? A la fin des années quatre-vingt, lorsque les Juifs soviétiques ont émigré en masse ? Ou le 22 juin 1941 lorsque les Nazis sont entrés en URSS (comme le suggère avec insistance un haut-parleur urbain) ? Ce jour-là , les jeunes partirent au front et le paradoxe voulut qu’ils sauvèrent ainsi leur peau alors que les civils étaient promis à l’extermination. Mais peut-être le temps s’était-il arrêté plus tôt ? Une des vieilles dames se souvient de l’arrivée de bandits pendant la guerre civile, en 1919. Ils voulaient de l’argent, le père de famille n’en avait pas. Ils lui ont enfoncé un pistolet dans la bouche et lui ont fait sauter la cervelle devant ses enfants. Etaient-ils Rouges, étaient-ils Blancs ? Elle n’est plus trop sûre.

Odessa s’est transportée à New York. Le dimanche, elle parade à Brighton Beach, dans une ambiance de kermesse à l’américaine. Les anciens d’Odessa tentent de se retrouver tels qu’en eux-mêmes, avec leurs manières de rire et de pleurer ensemble, de partager la vodka, de manger les cornichons, de jouer la comédie. Les hommes se laissent filmer dans les rituels collectifs du bain russe, éclusent de solides rasades, tapent le carton, poussent les pions sur le damier, égrènent de très vielles anecdotes. Les femmes bavardent chez le coiffeur. A l’évocation du nom d’Isaac Babel, tous les visages s’éclairent. Mais dans ce pays de riches, ils se sont soudain découverts pauvres. Ils vivent de l’aide sociale. Les Etats-Unis leur accordent charitablement un délai de dix ans pour devenir riches à leur tour. De cette petite foule de loosers généreux émergent des personnages de roman, une chanteuse de cabaret éperdue de solitude, un ancien boxeur... Chacun apporte dans le film son épaisseur de rêves brisés, de silence, de poésie. Sous le regard des « vrais » Américains, Juifs venus de vagues d’immigrations précédentes, ou jeunes Russes en baskets et tee-shirts, ces pauvres élégants sont autant de Charlots fraîchement débarqués de leur pont de troisième classe. Un de leurs contempteurs lâche « Si on ne leur donnait pas un dollar, ils ne mettraient jamais les pieds à la synagogue ! ». Mais ces mécréants ne sont-ils pas plus authentiquement juifs ?

Lorsque le film aborde les rivages écrasés de lumière d’Ashdod, la question se précise crûment. Regroupés dans cette nouvelle cité-dortoir du littoral, les Odessites se sentent plus loin que jamais de la terre promise. Les palmiers poussiéreux plantés dans le béton ne leur dispensent pas l’ombre dont ils auraient tant besoin. Tout leur est étranger, à commencer par ces juifs qu’ils croisent sans les voir au pied de leurs tours, Marocains, Yéménites, Ethiopiens ou orthodoxes en redingote et papillotes. L’Etat d’Israël prend tout en charge dès l’arrivée à l’aéroport, les loge, leur enseigne l’hébreu, leur inculque les valeurs nationales. Mais les anciens d’Odessa s’arc-boutent à leur passé mythifié. Dans son petit appartement trop neuf, une grand-mère s’absorbe toute la journée devant les programmes de la télévision russe. Son cœur est resté là -bas. Si elle pouvait, elle y retournerait pour mourir. Sa petite-fille, soldate de Tsahal, lui reproche de se désintéresser d’Israël et de ses combats. Mais pour tous les anciens d’Odessa, seule compte l’Armée rouge qui a vaincu le nazisme. Dans les rues d’Ashdod éblouissantes de blancheur, leur maigre cortège défile pour commémorer la prise de Berlin. Derrière la fanfare aux cuivres éclatants, les vieux couverts de médailles suivent en claudiquant. Des Israéliens indifférents jettent à peine un regard sur cette scène digne de Fellini.

L’épilogue fait retour au point d’origine pour une scène qui concentre toutes les nostalgies. Dans le bâtiment d’une synagogue d’Odessa à l’abandon, une demi-douzaine de veuves célèbrent la Pâque en partageant une soupe refroidie. Un dernier rituel, une dernière communion. Avec elles disparaîtront bientôt les traces d’un monde irrémédiablement perdu. A sa manière sentimentale et décalée, « Odessa »¦ Odessa » revendique une position fort éloignée du sionisme officiel : la seule patrie des juifs, c’est l’exil. La notice biographique de la réalisatrice Michale Boganim confirme cette diaspora assumée. On y apprend qu’elle vit en France et en Israël, et qu’elle a étudié le cinéma à Londres.

Anne Brunswic, pour Images documentaires n°54, 2e trim. 2005

Sorti en salles en 2005, Odessa... Odessa ! (documentaire, 35mm, 1h42, France-Israël) a obtenu de nombreuses distinctions : Festival Sundance - Compétition Officielle, Festival de Berlin - Prix CICAE - Art et Essai, Festival de Jérusalem - Prix du meilleur réalisateur, Cinéma du Réel - Prix Louis Marcorelle.