Juste une image
Trop nombreuses pour être étalées sur la table, mes photographies de Palestine restent dans ma tête.
Il y aurait
le sourire immense d’un gamin blond aux yeux verts occupé à fabriquer avec son père des moellons dans une petite cimenterie, en arrière-plan, à quelques centaines de mètres, la « clôture de sécurité » coupant Ramallah de Jérusalem,
les sourires plus sarcastiques de trois jeunes portant lunettes de soleil un jour de manifestation à Ramallah,
les visages éberlués au matin du 2 décembre de cinq garçons debout devant leur immeuble qui vient d’être dynamité par l’armée,
des étals de viande sur le marché de Bethléem,
dans le souk d’Hébron, des échoppes closes barbouillées de grandes étoiles de David,
toujours dans le souk d’Hébron, des filets tendus à hauteur du premier étage pour intercepter les immondices que les colons juifs jettent sur leurs voisins,
des barbelés à Jérusalem, Bethléem, Hébron, Qalandia,
d’autres barbelés où s’accrochent des sacs en plastique, des barbelés dans les interstices desquels se glissent des chiens errants, des barbelés sur triple hauteur et double épaisseur lacérant les collines, barbelés à lames de rasoir, barbelés électrifiés, barbelés équipés de caméras électroniques, barbelés high tech,
des murs de béton à Abus Dis, Qalqilya, Tulkarem, et des blocs de béton préfabriqués (8 mètres de haut, 1 mètre de large) en cours d’installation,
grues, tractopelles, chantiers sous haute surveillance,
des graffitis palestiniens en arabe et en anglais, des graffitis israéliens en hébreu et en russe,
étoiles de David, croix gammées, et, peints au pochoir, kalachnikovs, Dôme du Roc et Kaaba,
effigies de martyrs collées sur les palissades et les volets des magasins,
villas de Palestiniens privilégiés à Ramallah et dans les faubourgs de Jérusalem,
volets en ogive de style ottoman enfouis dans les bougainvillées,
un oranger dans un jardin pelé donnant à la fois sur une mosquée et sur une église,
deux soldats israéliens affairés à décharger des blocs de béton, dont un coiffé d’une kippa,
une jeune soldate refusant fermement mais poliment un laissez-passer à un invalide du même âge,
des maisons jamais finies, avec des fers à béton dépassant du dernier étage,
des immeubles dynamités, des maisons bulldozérisées, des amoncellements de gravats.
Il y aurait aussi les images que je n’ai pas osé photographier,
la vieille femme accroupie près de son brasero dans le sous-sol de sa maison en ruines, un soir de janvier, au camp de Djénine,
la crosse du soldat fouillant les valises et les sacs de sport,
le regard noyé de ce père de famille auquel les soldats refusent le passage.
Un ami m’a dit, la seule image juste de Palestine c’est la photo satellitaire où l’on distingue les taches géométriques que dessinent les colonies juives sur les collines de Cisjordanie et dans la vallée du Jourdain. « C’est le seul point de vue d’où l’on aperçoit le mitage stratégique du territoire, le jeu de go pour enfermer l’adversaire dans des culs-de-sac. Israël fera tout pour empêcher la naissance d’un Etat palestinien ou pour le rendre non-viable, ça se lit, à livre ouvert, sur la photo satellite. » Faut-il se placer dans la stratosphère pour capter l’image de cet avortement programmé ?
Jean-Luc Godard, lui, fait un pas de côté. C’est à Sarajevo qu’il filme la Palestine de 2003. Ça s’appelle « Notre musique ». La musique de nos morts. Requiem.
Mahmoud Darwich, assis dans le hall d’un hôtel bosniaque, parle de la poésie des Troyens, poésie des vaincus, étouffés. Ce hall d’hôtel lui va bien. L’errant souffre d’un manque de terre et d’un excédent de mémoire.
Quoi qu’on fasse, chaque nom de ville d’Israël-Palestine est lestée de cet excédent. Jérusalem, Jéricho, Hébron, Bethléem ont beau avoir leurs gares routières, leurs pompes à essence et leurs stations d’épuration, rien n’y fait.
La Palestine, cosa mentale, contrée mille fois trop rêvée. Seuls les Palestiniens existent. Comme les Peaux-Rouges. Godard installe une poignée d’emplumés devant sa caméra parmi les ruines du pont de Mostar. Il compose son image juste de la Palestine. Au premier plan, les derniers rescapés d’un ethnocide, en fond de décor, un pont entièrement dynamité qu’on s’apprête à restaurer pierre à pierre. Triomphe du kitsch. Le néo-vieux pont ne fera illusion qu’aux touristes et aux fonctionnaires internationaux, les enfants croates et bosniaques continueront à vivre de part et d’autre d’un pont détruit.
Les photographies logées dans le disque dur de mon ordinateur parlent de mes efforts désordonnés pour sortir de l’aveuglement. A tâtons.
Anne Brunswic
Publié dans Action Poétique n°178, décembre 2004.