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> Cinq cartes postales de l’été 2015

> Rencontres avec des Iraniennes remarquables

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Ispahan
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Si l’on ne doit visiter qu’une ville, alors c’est Ispahan. La Mosquée de l’Imam, la place de l’Imam qu’elle prolonge mais en faisant curieusement un angle de 45° pour s’orienter vers la Mecque, l’autre grande mosquée plus antique et plus composite de Jameh à l’autre extrémité du bazar, le pont-digue aux 33 arches qui enjambe le Zayandeh (actuellement réduit à un mince filet d’eau), à quoi il faut ajouter quelques musées, des parcs, des marchands de glace et un ou deux endroits où l’on peut se sustenter avec plaisir.

A part ça, Ispahan offre à la promeneuse solitaire que je suis l’occasion de cinquante rencontres par jour, mais cela n’est pas propre à cette ville. Il n’est pas un endroit depuis quinze jours où je n’aie pas entendu à chaque pas un "Hello", suivi de "What country do you come from ?", suivi de "Do you like Iran ?" Après cette entrée en matière tout est possible. On commence par se prendre en photo, échanger des numéros de téléphone. On reçoit vite une invitation à partager un pique-nique, une pipe à narguilé, des fruits... Chez les petits enfants, on sent parfois dans le Hello un petit gloussement de timidité, de gêne : ils n’ont quasiment jamais vu d’étrangers de leur vie. Et puis, malgré le foulard sur ma tête et la chemise-blouse longue (qu’on appelle ici "manteau") que je porte pour me conformer un minimum à l’étiquette de la mode islamique, on ne risque pas de me prendre pour une Iranienne. Celles qui ont des cheveux blancs les cachent soigneusement sous un empilement de foulards et de voiles noirs et aucune dame d’âge respectable ne se promène en jeans. J’ai aussi, paraît-il, les yeux plus clairs que la moyenne des Iraniennes. A part ça, toujours quantité de boucles qui dépassent du foulard et un ou deux boutons mal fermés qui laissent entrevoir l’encolure plus qu’il n’est décent.

D’Ispahan, je retiendrai deux rencontres l’une avec une chrétienne de la communauté arménienne, Volga, l’autre avec une musulmane très pieuse, Massumeh.

En allant acheter des fruits dans une échoppe proche de l’hôtel, j’ai été abordée par un quinquagénaire portant des lunettes sombres et marchant avec une canne. Avec quelques mots d’anglais, il m’a invité à le suivre jusqu’à l’église arménienne voisine. J’étais étonnée car nous étions loin du quartier arménien de Jolfa, sur la rive sud, où est concentrée cette communauté depuis cinq siècles, un quartier pittoresque avec une quinzaine d’églises, des cafés où l’on sert de vrais expressos, des commerces de luxe, des ruelles pavées bordées de jolies villas fleuries.

Le monsieur aux lunettes noires, apprenant que j’étais française, n’a pas douté un instant que je serais touchée de rencontrer des chrétiens, qui plus est, et c’était une surprise, des catholiques romains. Avec sa femme Volga et son fils, François, ils sont logés dans l’enceinte d’une institution catholique qui comprend une petite église et un foyer d’hébergement pour femmes. Volga, la quarantaine épanouie, blonde, au visage rond presque slave, en tout cas pas iranien, se met aussitôt à me préparer un vrai café, c’est à dire un café turc. Pendant ce temps, le fils, étudiant en première année de médecine, et le père, qui a dû arrêter son petit commerce de pièces détachées automobiles à cause de gros ennuis de santé, me font la conversation. Dans un anglais potable : ils ont un peu voyagé, ont de la famille aux États-Unis et en Allemagne (comme beaucoup d’autres Arméniens d’Ispahan), songent à émigrer à leur tour, peut-être assez prochainement. Arrivent deux vieilles religieuses en tenue bleue. Surprise : elles parlent toutes les deux français. Sœurs de la Charité, elles ont été formées à Paris, rue du Bac. La moins âgée me fait aussitôt visiter l’église, petite, tout fraîchement rénovée dans un goût assez lamentable. Je reconnais au mur la copie approximative d’un portrait célèbre de Saint-François de Salles. C’est un bon point auprès de la bonne sœur qui a froncé les sourcils et s’est nettement renfrognée quand je lui ai dit que, non, je n’étais pas catholique, même pas un petit peu. Elle m’a demandée, surprise, à quelle confession j’appartenais. Aucune en particulier, mais d’origine juive, assurément. Elle a gardé un visage de marbre gris. J’ai pu prendre quelques photos de l’église mais pas de la bonne sœur.

Volga m’attendait impatiemment avec son bon café, des tranches de melon, des gâteaux secs. Elle est coiffeuse et esthéticienne, employée d’un salon tenu par des Arméniens dans le quartier de Jolfa. Depuis que son mari a dû cesser de travailler - un infarctus, si j’ai bien compris - la famille est en difficulté financière, d’où cet hébergement dans un logement de gardien à l’intérieur de cette enceinte religieuse. Les lois de la république islamique autorisent le culte chrétien mais pas le prosélytisme, le portail d’entrée doit donc rester en permanence fermé et les visiteurs reconduits après 21h. L’heure fatidique approche. Volga m’’invite à la messe du lendemain matin, 7h, une messe qui sera célébrée, une fois n’est pas coutume par un prêtre. Je décline la proposition mais j’accepte son invitation à un déjeuner dominical qui s’annonce fameux si j’en juge par l’excellence de son café et la saveur de ses tranches de melon.

Le lendemain, de bonne heure, Volga m’appelle pour décommander l’invitation à déjeuner avec beaucoup de "sorry, very sorry". Je crois comprendre que ma présence gêne dans ce territoire de l’église, sans bien comprendre qui des bonnes sœurs ou des mollahs est le plus gêné. Mais à 18h, Volga vient me chercher à mon hôtel pour m’emmener voir une autre église, à Jolfa.

A nouveau un grand portail de fer entrebâille, une cour nue au sol en ciment et une grande maison au fond. Là, se tient dans une pièce meublée de quelques bancs et juste ornée d’un grand crucifix moderne un service religieux qui tient un peu du karaoké. Un vidéoprojecteur permet de lire les paroles en arménien qui s’affichent au mur, une jeune musicienne en tee-shirt et jeans plaque des accords sur un clavier électronique et chante au micro. Dans la salle, une dizaine de femmes l’accompagnent avec ferveur, certaines mêmes avec de grands gestes d’extase. Le seul homme présent reste assis sur son banc, muet et immobile. Après les chants, vient la lecture de la Bible. Elle est conduite avec beaucoup de vivacité par une femme au visage très expressif dont Volga m’apprendra qu’elle est professeure à l’université. Les autres femmes ont tous les âges entre 20 et 70 ans et, par habitude sans doute, ou parce qu’il y a un homme dans l’assistance, elles portent toutes le foulard, mais sans le nouer serré.

La professeure-officiante se lance dans un commentaire qui a l’air passionnant mais comme je n’y comprends rien et que je ne me sens vraiment étrangère à ce service religieux probablement de rite plus arménien que romain, je m’éclipse.
Lorsque après une demi-heure, je retrouve Volga, elle semble vraiment désolée que je n’aie pas aimé la cérémonie. J’essaie de lui faire comprendre que ce n’est pas exactement ma tasse de thé. Elle finit par me demander si je crois en Dieu et elle reste littéralement ébahie de ma réponse : c’est la première fois de sa vie qu’elle rencontre quelqu’un qui ne se rattache à aucune croyance instituée. Elle n’en revient pas.

Sur ces entrefaites, l’autobus arrive et c’est à mon tour de ressentir quelque chose d’indicible entre la stupéfaction et la révolte. Ce bus, comme tous les bus en Iran, est organisé selon une séparation entre les hommes qui montent par la porte avant et occupent les sièges à l’avant tandis que les femmes, si elles ne sont pas accompagnées d’un père ou d’un mari, montent par la porte du milieu et occupent la plate-forme centrale et l’arrière du bus. Quand nous montons, Volga et moi, tous les sièges à l’avant sont occupés et nous ne voyons les hommes que de dos, des épaules, des nuques, quelques calvities avancées. Côté femmes, les places assises sont en nombre plus limité, la plupart se tiennent debout et serrées sur la plate-forme centrale. Première surprise, l’ambiance est beaucoup plus conviviale à l’arrière où l’on papote, on se remet du rouge à lèvres, on tâche de discipliner un bambin ou d’en consoler un autre. A l’avant, chaque homme posé sur son bout de banquette semble un îlot de solitude et de pensées moroses. La deuxième, c’est que je suis apparemment bien la seule à trouver choquant ou simplement gênant cette ségrégation sexuelle. Ici, la non-mixité est la plutôt la règle que l’exception dans tous les espaces publics, de la salle de classe à la mosquée, sans parler de la piscine... et les femmes semblent prendre plaisir à cet entre-soi.
Au moment des adieux, je sens chez Volga de la déception. Elle attendait sûrement autre chose de notre rencontre.

J’ai annoncé Massumeh. Si je n’avais pas lu récemment Le Royaume d’Emmanuel Carrère, j’aurais sûrement eu plus de mal à communiquer avec cette jeune scientifique profondément croyante, pieuse, attachée aux valeurs les plus traditionnelles et en même temps très ouverte au monde, très éprise de justice.
Nous nous sommes rencontrées dans un jardin public près de la rivière au moment où sa famille remballait le pique-nique du vendredi midi. Nous avons parlé une bonne demi-heure du mariage, de Dieu, du hasard, de la nécessité, de la science et puis, après un petit échange de mails, nous nous sommes revues lundi matin dans le même parc et quasiment sur le même banc et là, c’est plutôt Massumeh qui m’a posé des questions sur la vision qu’on a chez nous de l’islam, sur mes impressions d’Iran, etc.

Massumeh parle assez bien l’anglais pour s’exprimer sur les sujets les plus épineux et lorsqu’un mot lui manque, elle va le chercher dans l’application dictionnaire de son téléphone portable. Sous son tchador noir, elle porte un ensemble jaune doré et un foulard à fleurs assorti. Pour la photo, elle veut bien en laisser apercevoir quelque chose. Pour le reste, et en dépit des 37°C à l’ombre, elle ne s’autorise aucun relâchement. Mais la règle n’interdit pas de parler avec une étrangère, qui plus est incroyante. Je lui dis simplement que je n’ai jamais éprouvé le besoin d’un dieu, que je ne vois aucune circonstance de ma vie où ce besoin pourrait se manifester. Elle me dit : « Si je perds la vision d’un œil, par exemple ». Je souris parce que justement, il se trouve que depuis ma naissance, je n’ai jamais pu me servir de mon œil gauche. Elle cherche un autre exemple : « Si je perdais une main. » Je n’insiste pas sur le fait que cette circonstance-là, je la connais aussi. Elle soutient que sans Dieu, rien n’existerait, que sa naissance à elle et même la date de sa naissance (en septembre), Dieu l’a voulue. Je lui demande comment elle concilie foi et science, puisqu’elle est tout de même engagée dans un troisième cycle en algèbre. Aucun problème. A vrai dire, c’est la première fois que cette question lui est posée. Dans son milieu familial et son entourage habituel, la foi va de soi, la piété aussi, et l’on n’éprouve aucun besoin de l’interroger. Le Coran, pour elle, contient, sinon dans la lettre au moins l’esprit, toutes les réponses, y compris aux maux économiques comme le chômage des jeunes. Aussi reproche-t-elle aux dirigeants actuels de s’éloigner du Coran et de ne penser qu’à leur intérêt personnel. Davantage d’islam, c’est pour elle davantage de justice sociale et une administration plus intègre au service de tous. Massumeh vit dans le même monde que nous tous, elle consulte régulièrement les nouvelles internationales sur internet, en ce moment surtout le Yémen, l’Irak et la Syrie. Elle est horrifiée de voir les massacres et les destructions qui se commettent au nom d’Allah. Je lui dis que cela compte pour beaucoup dans la détestation de l’islam qui se répand en Europe. Elle en est attristée car pour elle, ces agissements atroces sont le fait de criminels qui n’ont rien à voir avec Dieu. Mais là où elle est, elle se sent impuissante. Elle pense que l’Iran, partout où c’est possible, combat Daech (ISIS), d’autant que ces criminels s’attaquent en priorité aux Chiites.

Pour faire bref, Massumeh m’a semblé très loin et très près, et surtout malgré nos différences (ou justement en raison de...) très sympathique. J’ai aimé son honnêteté intellectuelle, « C’est la première fois que cette question m’est posée, je vais y réfléchir, je tâcherai de m’exprimer par écrit à la maison avec un dictionnaire... », j’ai aimé sa sincérité : « j’aimerais trouver les mots pour vous dire ce que représente pour moi l’amour de Dieu » et puis j’ai aimé sa gentillesse, elle qui m’a accompagnée jusqu’à la gare routière et m’a mise dans l’autocar pour Téhéran.



Une doctorante en maths
Une doctorante en maths
Autobus, côté hommes
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Un coin du bazar qui attend sa rénovation
Un coin du bazar qui attend sa rénovation
Bazar 1
Bazar 1
Bus, côté femmes
Bus, côté femmes
bazar 2
bazar 2
Etudiantes en architeecture et beaux-arts dans un café branché
Etudiantes en architeecture et beaux-arts dans un café branché
Panorama de la place de l'Imam
Panorama de la place de l’Imam
Volga, mon hôtesse arménienne
Volga, mon hôtesse arménienne
Pizza et burgers ont la cote
Pizza et burgers ont la cote
Sur le pont aux 33 arches
Sur le pont aux 33 arches


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