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Article dans la revue Gare de l’est n°2
Femmes au goulag : l’album inédit de la police politique
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En juin 2013, le musée national de la république de Carélie exposait pour la première fois cinquante photographies issues de l’immense fonds du Bel-Balt-Lag, le camp du canal de la mer Blanche-Baltique. Aucun fonds comparable n’existe sur le goulag, 5610 photographies soigneusement collées dans des albums, légendées et rangées chronologiquement, toute l’histoire jour par jour de la construction du Belomorkanal entre septembre 1931 et août 1933. L’histoire officielle tout au moins, car le commanditaire en est l’OGPU qui assume la responsabilité pénitentiaire, politique et technique du chantier et du camp. Le photographe est un « zek », un prisonnier lui-même soumis au secret. A la fin de l’URSS, les archives du musée de Petrozavodsk ont hérité de cette collection jusque là conservée par le KGB mais le public n’y avait pas accès, ni les chercheurs, ni les familles des détenus.

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28 mai 1932, Pose de câbles électriques

L’ouverture de l’exposition le 16 juin s’est accompagnée d’une excursion sur le canal et d’une conférence à Petrozavodsk. Pour la première fois en Carélie et même en Russie, l’occasion était donnée à une cinquantaine de participants – historiens, militants de la mémoire des victimes, journalistes, archivistes, collaborateurs scientifiques des musées – de débattre dans un cadre officiel. Si le nom du Belomorkanal est bien connu des ex-Soviétiques à cause d’une marque de papirossy dont le paquet représente les canaux construits sous Staline pour faire de Moscou « le port de cinq mers », fort peu en connaissent l’histoire.

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15-21 juin 1932. Brigade féminine transversale dirigée par Olga Konstanyinovna Ignachenko

Le débat de Petrozavodsk a surtout porté sur l’utilité de ce chantier colossal qui coûta la vie à près de vingt-cinq mille détenus (si l’on retient l’estimation haute de la spécialiste américaine Anne Appelbaum). Car depuis des décennies, le trafic sur ce canal gelé sept mois par an est si faible que cela donne des arguments à ceux qui l’ont dénoncé dès l’origine comme une cruelle extravagance de Staline. Irina Flige de l’association Memorial de Saint-Pétersbourg et Iouri Dmitriev, un chercheur militant local, ont rappelé le sort tragique des zeks, victimes de l’arbitraire des arrestations et des conditions inhumaines dans cette région subarctique où tout l’équipement manquait. Nicolas Werth a rappelé le contexte politique des répressions de masse qui vont de la collectivisation des terres (1929-1930) à la grande terreur (1937-1938). Le canal a tout de même été d’une grande utilité stratégique pour l’Union soviétique, a plaidé l’historien Viktor N. Kopanev, puisque dès son ouverture en juillet-août 1933, il a permis de transférer directement vers le nord une partie de la flotte militaire et de faire naître ainsi dans le port de Mourmansk la flotte de la mer Blanche. D’autres ont défendu le canal au nom du développement régional : n’est-il pas à l’origine de l’électrification, de l’implantation de grandes usines de pâte à papier et d’aluminium, de la création de chantiers de construction navale et de ports marchands ? Le seul point faisant consensus et qu’a souligné le vice-ministre de la culture de la République de Carélie est la qualité du travail du musée dirigé par Mikhaïl L. Godenberg qui a numérisé le fonds d’archives et l’a rendu largement accessible grâce à un moteur de recherches conçu en partenariat avec l’université de Petrozavodsk.

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19 ocotbre 1932. Formation de projectionnistes au camp n°2, 6e section

Les premières photos datent de septembre 1931 lorsqu’on envoie en forêt un contingent de zeks couper du bois afin de construire les premières baraques du chantier. Faute de logistique et de préparation, les travaux ne débutent réellement qu’en janvier 1932. Des milliers de clichés montrent alors le dynamitage des rochers, le déboisage, le convoyage du bois, de gigantesques travaux de terrassement, la déviation de la voie ferrée Saint-Petersbourg-Mourmansk, l’édification uniquement avec du bois et des pierres de barrages et de chambres d’écluse. Le photographe-prisonnier réalise aussi de nombreux portraits de groupe ou individuels destinés au journal du camp, « Perekovka » (« La Refonte »). A partir de mars 1933, le canal étant désormais hors de danger, la police politique décide de communiquer largement sur ce grand succès du plan quinquennal. Les tchékistes accueillent alors des cohortes de visiteurs, entre autres Maxime Gorki qui aussitôt conçoit de concert avec Guenrich Iagoda, le chef adjoint de l’OGPU, le projet d’un grand livre qui doit s’inscrire dans la collection de « l’Histoire des fabriques et des usines ». Alexandre Rodchenko reçu en invité de marque à trois reprises réalise près de 4 000 prises de vue.
En janvier 1934, à peine six mois après la mise en eau du canal, paraît sous la direction de Gorki « Le canal Staline Mer Blanche-Baltique, histoire de la construction 1931-1934 ». Ce livre richement illustré est l’œuvre collective de 36 écrivains soviétiques et d’une dizaine de photographes, graphistes et maquettistes. Tout l’ouvrage fait l’éloge de la grande œuvre de civilisation menée par l’OGPU qui a réussi en moins de deux ans à apprivoiser la nature sauvage de la Carélie – 19 écluses réparties sur 220 kms, 128 ouvrages annexes – et à remettre dans le droit chemin des dizaines de milliers de délinquants. Envoyé au pilon en 1937 à la suite la disgrâce de Iagoda, le grand ordonnateur de cet exploit, il est devenu depuis une rareté bibliographique.

A l’ouverture du chapitre 7 intitulé « Vaincre l’ennemi de classe » figure en pleine page l’image saisissante d’une jeune femme équipée d’un marteau-piqueur. La citation empruntée (approximativement) à K. Marx « En transformant la nature, l’individu se transforme lui-même » qui sert de légende apporte une justification inattendue au travail forcé. L’originalité de l’angle de prise de vue peut faire penser à Rodchenko mais cette photo, qui a subi un recadrage et une colorisation, provient, comme beaucoup d’autres dans ce chapitre largement consacré à la rééducation des femmes, du fonds de l’OGPU. Sur le cliché original, la femme au marteau-piqueur est observée à distance par deux hommes peut-être intrigués par ce spectacle inhabituel. Il existe une centaine d’autres clichés montrant des femmes au travail, au repos dans leur dortoir ou réunies à l’occasion d’une séance d’éducation politique mais la femme au marteau-piqueur est un cas unique. Lorsque les femmes travaillent sur le chantier, elles manient généralement la pelle et la brouette. Pour le reste, on les voit à l’infirmerie, à la cuisine, au lavoir, à la laiterie, au potager ou dans les ateliers de couture.

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16 octobre 1932, atelier de couture de la 6e section du camp n°2

Qui sont ces femmes prisonnières ? Si l’on en croit la version officielle popularisée par la presse, la littérature, le théâtre et le cinéma d’alors, ce sont d’anciennes enfants des rues devenues prostituées ou voleuses, des femmes liées à la pègre et au marché noir. Les recherches récentes ont montré que la plupart de ces femmes sont des paysannes condamnées à trois ans de bagne comme koulaks parce qu’elles ont refusé de céder leur terre, leur bétail ou leur grain au kolkhoze. Il y a aussi parmi elles bon nombre de dévotes qui se sont laissé persuader par leur pope que le kolkhoze était l’œuvre du diable, qui ont parfois tenté de s’opposer à la destruction d’une église ou au pillage d’un monastère. Jusqu’à la fin des années 1930, les femmes sont une petite minorité, environ 5% des effectifs des bagnes.

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3 mars 1932. Dortoir des femmes.

Qu’en est-il pour elles de la « perekovka », cette refonte sociale et morale qui, au moins jusqu’en 1936, est la grande justification idéologique du goulag ? Conscient que cet objectif est pour le moins négligé, le directeur du camp Sémion Firine diffuse le 8 février 1933 le décret n°54 intitulé « Sur l’insuffisance du travail culturo-éducatif parmi les femmes et les mesures indispensables pour l’élévation de ce travail ». Après avoir déploré le manque de chauffage et d’hygiène, des repas souvent froids, une attention insuffisante des cadres à l’élévation de la qualification des femmes, le directeur relève qu’un nombre significatif de femmes analphabètes ne fréquentent aucun cours. Les deux derniers points méritent d’être cités intégralement :
« 7. De la part de l’administration du camp et des détenus, il n’y a ni délicatesse ni respect à l’endroit des femmes qui sont traitées avec grossièreté, cynisme et parfois sans égard à leur pudeur.
8. De l’insuffisance notoire du travail culturel et social et du manque d’attention aux besoins des prisonnières dans leur vie quotidienne, il résulte même des comportements inacceptables tels que vols, soûlographie, jeux de cartes et prostitution. »

De l’aveu même du directeur du camp, les rapports hommes-femmes qui prévalent au bagne sont ceux en vigueur chez les droits communs. En conséquence, il ordonne une batterie de mesures authentiquement bolchéviques dont on peut se demander quelle traduction elles ont reçu sur le terrain :

« 5. Envoyer 100% des femmes illettrées aux cours d’alphabétisation de sorte qu’au 1er mai l’analphabétisme soit totalement liquidé parmi les femmes.
6. Dans tous les détachements et collectifs de femmes, organiser le travail politique et élever au maximum le niveau général de développement et de conscience politique des femmes, sans s’accorder le moindre répit dans ce travail.
7. Envoyer 100% des prisonnières sans qualification aux cours d’enseignement professionnel, afin qu’elle atteigne le niveau de fin d’études 1.V.
8. Mener systématiquement un travail d’explication parmi les prisonniers sur la nécessité absolue de traiter les femmes comme des êtres humains égaux en droit et dans la production. Souligner particulièrement que cette relation malsaine et dédaigneuse à l’égard des femmes est un reste honteux du passé bourgeois-propriétaire, où la femme était considérée comme l’esclave et la propriété de l’homme.
9. Par un travail bien organisé du système d’éducation et de culture, élever le développement général et la conscience politique des femmes, renforcer la discipline de travail et de vie du camp, éliminer les habitudes grossières et délictueuses du passé afin de préparer la détenue à revenir en qualité de citoyenne honnête et consciente dans la famille des travailleurs de l’Union soviétique. »

Quatre ans plus tard, Sémion Firine se trouvait à la tête d’un nouveau chantier, celui du canal Moskova-Volga, quand il fut arrêté et, comme son patron Guenrich Iagoda, peu après fusillé. On sait fort peu de choses des femmes qu’ont voit sur les photos de l’OGPU. Combien sont mortes de froid, de faim et d’épuisement sur le Belomorkanal ? Combien ont été victimes de la grande terreur de 1937-1938 où furent en priorité condamnées à mort les personnes ayant déjà fait l’objet de condamnations, même « légères » ?

Quant au prisonnier qui fut chargé par l’OGPU de cet immense travail photographique, Lydia Bobikova, responsable des archives de Petrozavodsk, pense qu’il s’agit de Viktor Boulla, fils de Karl Boulla, le photographe officiel de la cour impériale. Héritier avec son frère Alexandre du studio Boulla sur la perspective Nevski, Viktor Boulla est entre autres l’auteur de portraits officiels de Lénine et de reportages sur les événements révolutionnaires de 1917. Mais il est possible que le bagnard du Belomorkanal soit Alexandre Boulla qui fut arrêté en 1927 et dont les circonstances de la mort restent à éclaircir.

Publié dans Gare de l’Est n°2
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