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Extrait
Prologue
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Je reviens d’un long séjour en Carélie. J’ai engrangé des notes, des carnets, des photos, des enregistrements sonores, des livres et même quelques films sous forme de galettes argentées. S’il faut risquer l’image d’une grange, la mienne se remplit l’hiver, dans la neige. De nouvelles amitiés se sont nouées. De tout cela sortira peut-être un livre. Mais pas à proprement parler un livre de voyage car l’histoire l’emportera sur la géographie. Il sera question de l’histoire des gens que j’ai rencontrés aux prises avec une Histoire qui reste largement à écrire. « Sera question » car les questions m’importent plus que les réponses. De mon histoire aussi, forcément.

Le commencement ? A Moscou, veille de Pâques 2005, je rentre de l’archipel des Solovki et m’apprête à repartir vers d’autres confins nordiques. Mon amie Natacha Smolianskaïa m’accueille dans son atelier, un rez-de-chaussée sur cour dans un vieil immeuble du centre. La scène se passe dans la cuisine, comme toujours dans les histoires russes, mais cette cuisine est celle d’une artiste, des pinceaux trempent dans l’évier où goutte un robinet rebelle, des bouts de bois hérissés de clous s’entassent dans un baquet, l’égouttoir à vaisselle est encombré de livres, les murs lézardés soutiennent des tableaux, des collages et des assemblages mobiles. A mesure que la nuit avance, les rats s’enhardissent hors de la salle de bains contiguë, sortent de dessous la baignoire et se glissent entre les châssis.

Les îles Solovki – mer Blanche, 66° parallèle – sont devenues ces dernières années une destination en vogue pour les pèlerins et les touristes ; elles ne l’étaient pas en 1923 lorsque le SLON, premier camp à régime spécial, y a été établi. En juin 1929, l’archipel reçut la visite de Maxime Gorki qui en revint convaincu que ce nouveau camp soviétique était bien préférable au bagne tsariste et aux geôles capitalistes : lieu de rééducation par le travail, le camp préparait le délinquant à devenir un citoyen utile de la société socialiste. Pendant sa visite, des détenus lui avaient glissé dans la poche quelques lettres qui devaient tout de même tempérer son enthousiasme.

A l’énoncé du nom de Gorki, Natacha s’est rappelée un livre qu’on cachait dans sa famille depuis deux générations. Sa grand-mère maternelle, une des premières femmes ingénieures en travaux publics, connut – et semble-t-il aima – un autre ingénieur, spécialiste en hydraulique. C’est de lui qu’elle tenait ce livre rare, Belomor-Balstiskoie Kanal Imeni Stalina, istoria stroitelstva, « Le canal Staline mer Blanche-Baltique, histoire de la construction », livre collectif préfacé et coordonné par Maxime Gorki. Par commodité, je l’appellerai par la suite l’Album Gorki.

Quelques jours plus tard, Natacha m’a apporté l’objet soigneusement emballé. C’est un album de grand format dont la couverture porte l’effigie de Staline moulée en relief dans le cartonnage. Volume relié de 400 pages sur papier glacé, couverture entoilée gris taupe, nombreuses photographies reproduites sur de pleines pages, retouchées et coloriées, maquette élégante avec une typographie d’inspiration constructiviste, cartes qui s’ouvrent et se déplient, calques permettant par superposition de comparer l’état primitif d’une Carélie arriérée avec son avenir lorsque barrages et usines auront poussé du lac Onega à la mer Blanche. L’objet est d’un luxe inimaginable lorsqu’on le rapporte au lieu et à la date d’impression, Moscou, janvier 1934.

On pourrait commencer l’histoire par un autre bout, celui des papirossy Belomorkanal. En 1972, je mets pour la première fois les pieds dans un pays qui s’appelle encore l’URSS. C’est un voyage de trois semaines organisé par une agence de tourisme liée au parti communiste français. Au programme Moscou, Leningrad, Tallin, Vilnius et Minsk. En tant qu’étudiante communiste à qui le parti a déjà confié quelques responsabilités, on m’a désignée comme accompagnatrice, charge que je partage avec un autre camarade à peine plus expérimenté que moi. Nous devrons veiller à ce que les discussions politiques gardent le bon cap. La tâche ne sera pas aisée car le groupe ne compte pas que des sympathisants et, même parmi ceux-ci, beaucoup ont pris leurs distances avec l’URSS depuis l’écrasement du Printemps de Prague en août 1968. Certains se sentent proches d’Althusser, d’autres du parti communiste italien et tous, y compris les deux accompagnateurs « de confiance », sont pétris de doutes sur la « patrie du socialisme ». Nos héros se nomment Ho Chi Minh, Angela Davis, Che Guevara ou Fidel Castro ; Brejnev n’en fait pas partie.

D’autres circonstances plus personnelles vont faire de ce voyage une épreuve. Léa, ma grand-mère maternelle, m’a chargée de prendre contact à Leningrad avec nos lointains cousins Segall dont elle est sans nouvelles depuis cinquante ans. Comme je suis la seule personne de la famille à avoir appris le russe – une allergie précoce à l’allemand – c’est à moi qu’incombe la mission. Etablie à Jérusalem depuis 1950, Léa, dont la mère était née Ségal, tient à jour notre arbre généalogique. Autour de 1880, cette famille Ségal ou Segall ou Chagal (selon qu’on écrit en caractères latins, cyrilliques ou hébraïques) commerçait le lin à Vilnius. Au moment où les uns fuyaient vers Paris, Bruxelles, Londres ou New York – la Palestine n’étant pas encore à la mode – les autres s’installaient à Saint-Pétersbourg. « Mon petit, va voir au 16 rue Herzen s’ils y sont encore et rapporte-moi des nouvelles. Léon doit avoir dans les 50 ans, sa sœur Kamilla deux ans de moins ».

Bien qu’en politique je sois fort éloignée de ma grand-mère qui ne jure que par Ben Gourion et Moshe Dayan, l’idée de refuser ne m’effleure pas. S’ajoute à l’autorité naturelle de Léa à qui personne ne dit jamais non, le poids d’une éducation juive – liens traditionnels avec une mishporah aux contours extensibles – et l’attrait romantique pour la quête de cousins perdus de l’autre côté du rideau de fer. Ah ! Si les cadres du Parti avaient regardé ma « bio »…

Une autre inquiétude encore moins avouable me taraude : se pourrait-il que je fusse enceinte ? Pour l’heure, pressée par d’autres urgences, je chasse cette pensée importune à coups d’imparfaits du subjonctif. Il faut éviter les éclats entre nos guides interprètes russes qui roulent pour le KGB et nos compagnons de voyage français dont l’humeur devient chaque jour plus frondeuse. « Et pourquoi on ne voit pas Trotski sur la photo ? Et pourquoi on ne peut pas visiter le kolkhoze annoncé dans le programme ? Et pourquoi on nous assomme de rencontres avec les héros de la Grande Guerre patriotique et les survivants du siège de Leningrad mais on ne voit jamais de survivants des camps staliniens, même ceux qui ont été réhabilités depuis 1956 ?.... »

Kamilla Segall que j’ai retrouvée grâce à l’annuaire du téléphone m’a donné rendez-vous avec beaucoup d’hésitation au café de l’hôtel Métropole de Moscou. Décor chic des années trente. Je lui remets discrètement la lettre de ma grand-mère. Sous Staline, on prenait dix ans pour bien moins. La cousine a toutes les raisons de se méfier de cette petite étudiante communiste en vacances qu’on lui envoie comme émissaire. Prudente, elle ne lâche que des banalités polies. Je n’en reviens pas du contraste entre sa tenue de paysanne endimanchée – rouge à lèvres badigeonné juste en dessous d’un duvet fourni, cheveux teints au minium, robe à fleurs – et l’étendue de sa culture littéraire. Grâce à Balzac, Flaubert, Hugo, Maupassant, Zola et Romain Rolland, elle s’oriente à merveille dans Paris et n’a aucun mal à situer notre domicile familial entre la gare Saint-Lazare et l’Etoile. D’autres détails me troublent au point que je suis incapable de répondre à la question insistante de notre guide kagébiste « Aimez-vous l’Union soviétique ? »

N’empêche, c’est à l’occasion de ce premier voyage que les papirossy de la marque Belomorkanal entrent dans ma vie. Celles-là, je les ai aimées tout de suite. Petite précision philologique : au lycée, nos professeurs – des Russes Blancs qui se font un point d’honneur à ignorer les changements affectant leur langue maternelle depuis 1917 – nous ont appris à traduire cigarettes par papirossy or ils ont grossièrement abusé de notre naïveté. Les Russes ont des cigarettes qui ressemblent en tout point aux nôtres et qu’ils nomment sigarety ou sigaretki. Les papirossy désignent une réalité plus exotique, partant plus attirante ; ce sont des cylindres d’un calibre aussi large que les Boyard de Jean-Paul Sartre, assemblant deux sections, l’une en papier, l’autre en carton. L’extrémité est remplie d’un tabac âcre que j’imagine venu du Turkestan ; l’embout de carton se pince en deux endroits pour servir à la fois de filtre et de fume-cigarette. La teneur en nicotine (1,8 mg) et en goudron (35 mg) assure une intoxication record.

Un des avantages des papirossy aux yeux des amateurs est que la combustion s’arrête dès qu’on cesse d’aspirer. Un autre, décisif celui-là, est leur prix. On les trouve encore aujourd’hui sur tout le territoire de la Fédération de Russie pour cinq à six roubles [0,15 à 0,20 €] le paquet de vingt-cinq soit quatre fois moins cher que les sigarety. Depuis 1991, les républiques ex-soviétiques ont lancé leurs propres fabriques pour répondre à la demande de malheureux retraités à qui la disparition des Belomor, s’ajoutant à tant d’autres bouleversements, aurait causé un choc fatal.

Moi qui n’ai jamais été une vraie fumeuse, définitivement incapable d’avaler, j’ai tout de suite aimé le design du paquet, carré découpé dans un papier mat, épais et rugueux, de couleur mastic ; les lettres Belomorkanal s’y inscrivent en haut à gauche dans une sorte d’arc-en-ciel illuminant une carte de l’Union soviétique où figurent en rouge le nom des canaux. Les couleurs d’impression sont en principe bleu et rouge mais les aléas de la fabrication et du stockage produisent des variations infinies. Parfois, l’encre rouge des canaux manque et il ne reste que le bleu des fleuves, parfois le bleu vire au violet. Sur la carte, une étoile en principe rouge indique Moscou reliée par un réseau de fleuves et de canaux aux cinq mers de l’empire, la Baltique, la mer Blanche, la mer d’Azov, la mer Noire et la Caspienne.

Ce paquet a traversé sept décennies sans même l’adjonction d’une couche de vernis ou d’un bout de cellophane. Il est aux Russes ce que la Gauloise est aux Français. La principale fabrique russe est passée sous contrôle étranger, le tabac provient désormais d’Inde et de Chine mais les apparences restent sauves. La seule innovation est un message du ministère de la santé remonté au cours de la dernière décennie du dos du paquet au côté face et dont les caractères ne cessent de grossir. Humour ? Il paraît que « fumer provoque des maladies mortelles ».

Le Belomorkanal ? La petite étudiante communiste supposait que c’était une des réalisations phares du régime comme le métro de Moscou ou les spoutniks mais n’établissait aucun lien avec les camps ni les prisonniers. Le mot Goulag lui-même n’avait pas encore cours. Sur la réalité des camps, je ne savais rien de précis sinon que c’était l’argument favori de nos adversaires ou concurrents politiques (à l’exception des maoïstes qui vénéraient Staline et honnissaient Khrouchtchev). Au reste, dans toute la fac de Nanterre, qui aurait pu situer sur une carte la Carélie, Magadan ou Vorkouta ?

Peut-être les barbus qui fréquentaient le département d’histoire savaient-ils quelque chose du canal de Bretagne commencé sous Napoléon avec des prisonniers de guerre espagnols et achevé sous la monarchie de juillet avec des bagnards décimés par le scorbut et le typhus ?

Commençons par le début, le canal. Dire que je l’ai vu serait exagéré bien que je sois déjà allée deux fois en Carélie mais je l’ai aperçu en plusieurs endroits et sous ses deux principales manifestations : l’été, fluide et navigable au cours d’un bref voyage de repérage en août 2006, l’hiver, pris dans la glace, entre février et avril 2007.



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