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Le Brahmane du Komintern, de Vladimir Léon.
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LA PAUSE CIGARETTE

Nous sommes à Petrograd, devant le palais de Tauride le 17 juillet 1920, pendant ce qui a l’air d’une petite pause cigarette, le jour de l’ouverture du deuxième congrès de l’Internationale communiste, cette organisation semi-clandestine que les Russes appellent le Komintern et les Français Troisième Internationale. Nous sommes, ou plutôt ils sont, sortis vite fait sur le perron pour prendre la pose et la pause. Au premier plan on reconnaît Lénine, en complet veston avec gilet, jambes écartées comme un matelot et les mains dans les poches selon son habitude. Derrière lui la haute stature de Maxime Gorki, regard soucieux, mine grave sous ses moustaches. A droite de Gorki, le petit brun frisé un peu rondouillard à la tête un peu penchée, c’est Zinoviev, celui qui va diriger l’Internationale pendant ses plus belles années. Boukharine, dans le coin à gauche, apparemment en train de s’allumer une cigarette, savoure l’accalmie. Il y a une dame importante et imposante et deux autres dames qu’on devine juste derrière elle. Un seul homme en uniforme quoique la guerre civile ne soit pas encore tout à fait gagnée. Il fait beau, les femmes ont des corsages blancs, un jeune Russe au premier plan est en bras de chemise, col ouvert, avec une large ceinture de paysan et des chaussures blanches, peut-être des tennis dont la mode est venue des étudiants chics d’Oxford. Décidément, c’est l’été. Juillet 1920 : de Berlin et à Budapest des révolutions ont eu lieu, elles n’ont pas triomphé mais l’espoir de propager la flamme d’Octobre est encore vif. En Europe centrale, chez les vaincus de la Grande Guerre, la voie semble ouverte. Dans les empires coloniaux qu’on appelle pas encore le tiers monde, les revendications nationales prennent aussi un tour insurrectionnel. En cet été 1920, l’avenir sourit à la jeune révolution. La plupart des délégués au congrès n’ont guère plus de 35 ans.

Comment ne pas regarder la photo avec nostalgie, nous qui connaissons la suite ? Encore quelques années et l’internationalisme va descendre aux enfers. Les professionnels de la révolution mondiale seront sacrifiés par Staline les uns après les autres, ceux du Komintern, ceux des Brigades internationales, les meilleurs militants de toute l’Europe. Pire que sacrifiés, trahis. Procès, pelotons d’exécution, balles dans la nuque, camps du Goulag pour les plus chanceux, camps nazis pour les communistes allemands livrés à la Gestapo. Au nom des intérêts de l’Etat soviétique qui ne compte plus que sur sa puissance militaire pour étendre ses conquêtes. Et cette fine fleur sera rageusement effacée de la mémoire officielle.

La vulgate soviétique ayant expurgé la photo officielle de tous les futurs parias, il n’en subsistait dans les manuels qu’une étroite bandelette verticale avec Lénine et Gorki. C’est un historien indien qui l’a confiée au cinéaste Vladimir Léon dans sa version originale, avec un grand beau jeune homme, visiblement exotique au centre. « J’avais été surpris, dit-il en voix off, de découvrir la haute silhouette d’un Indien, un jeune homme, dont personne apparemment ne semblait se souvenir. » Cette figure oubliée de la révolution, – « ce fantôme » – va inspirer à Vladimir Léon une longue quête d’Ouest en Est et du Nord au Sud, un peu flâneuse et mélancolique, à la croisée des rêves révolutionnaires d’hier et d’aujourd’hui.

En interrogeant à Mexico de vieux dirigeants communistes qui n’ont pas tout à fait oublié le russe appris à Moscou, Vladimir Léon apprend bientôt que le premier jour du congrès, Roy a changé de casquette. Envoyé à Pétrograd comme délégué du parti communiste mexicain qu’il vient de contribuer à fonder, il devient le jour même délégué des Indes britanniques. Sans doute parce que Lénine a des visées plus immédiates sur l’Asie que sur l’Amérique latine. Tant et si bien qu’au moment où cette photo a été prise – était-ce le matin ou le soir ? – nous ne savons pas si M. N. Roy représente le Mexique ou son Inde natale. Derrière M. N. Roy on aperçoit son ami américain, Charles Philips, un pacifiste qui a fui les Etats-Unis en guerre et beaucoup bamboché dans les cafés de Mexico. Ensemble, ils ont créé des feuilles socialistes aussi éphémères que confidentielles. Et à sa gauche se tient sa femme, Evelyn, une étudiante radicale recontrée sur un campus de Californie.

Trois ans plus tôt, il avait quitté l’Inde muni d’un faux passeport et de devises fournis par les services secrets allemands, dans le but d’acheter des armes pour l’insurrection nationale indienne. En peu de mois, l’agent allemand est devenu agent soviétique et le nationaliste indien bourgeois a viré à l’internationalisme prolétarien. Celui qui a converti le trio au marxisme et les a invités au congrès est un « vieux » bolchévique qui se fait appeler Borodine, en mission outre-Atlantique pour négocier la vente de diamants impériaux. « Un aristocrate indien et deux étudiants américains invités à Petrograd par un juif russe pour représenter la classe ouvrière mexicaine. Ainsi allait l’internationalisme en ce temps-là » commente avec nostalgie Vladimir Léon. La photo vaut ici bien mieux qu’une preuve du rôle historique – sans doute pas de premier plan – que joua le jeune brahmane auprès de Lénine. C’est une invitation à rêver d’une révolution qui aurait su, qui aurait dû, garder cette fraîcheur là : jeunesse, goût de l’aventure, liberté sexuelle, mépris des distinctions de nations et de races.

Article publié dans Images de la culture (CNC) n°23, 2008



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