bandeau
Accueil > Publications > Rares et introuvables >


Russie, fragment 4
Partager cette page

Août 1992. Une journée à Nijni-Novgorod.

Jusqu’à ces dernières années, la ville de Nijni-Novgorod était fermée aux étrangers.

Un groupe de jeunes gens boit le thé du matin dans une pâtisserie exiguë du vieux quartier central. À la table d’à côté, vous êtes trois touristes français occupés à savourer le même petit déjeuner après une nuit dans le train. Entrée en matière : “ Nous aimerions visiter la ville, mais nous n’avons trouvé aucun plan, aucun guide. ” “ J’ai fini ma garde de nuit à l’hôpital, je peux vous accompagner ”, répond un des voisins. L’interne s’appelle Micha. Pas plus de vingt-cinq ans, solide, le regard doux.

“ On commence par quoi ? ” Vous suggérez un arrêt à la banque car vous êtes à court de roubles. Micha ne vous propose pas de changer au noir, signe que vos devises fortes ne l’intéressent pas. “ Nous sommes venus voir la Volga ”, expliques-tu. Le fleuve aux rivages sablonneux s’étale devant toi, large comme une mer, parcouru de navires immenses. L’autre rive se distingue à peine dans la brume d’août. Un paysage russe au goût d’éternité. Les chansons de l’enfance te reviennent, ces sacrés Bateliers de la Volga et Volga, Volga, mère patrie.

“ Voulez-vous voir la cathédrale ? Elle est fermée depuis 1920. ” Micha tire le grelot chez le pope qui prête la clé, paresseusement. Les lieux sont délabrés mais pas défigurés. Quelques tas de plâtre et un échafaudage indiquent l’amorce d’une restauration. Un chat noir disparaît à votre approche. Des hirondelles s’engouffrent sous les voûtes de brique. Murs écaillés, dentelles de clochers en ruine. La splendeur orthodoxe, même privée de ses ors et de ses icônes, resplendit encore.

“ Nous avons un musée des techniques de télécommunication. Ça vous intéresse ? ” Pourquoi pas ? D’autant qu’il y a, parmi vous, un ingénieur. Micha s’arrête devant une façade cossue. Architecture bourgeoise fin du siècle dernier. Un rectangle de marbre noir signale qu’il s’agit d’un musée, sans préciser les heures d’ouverture. Micha appuie cette fois sur une sonnette. C’est un grand-père qui ouvre, en savates. Il vous fait entrer dans quatre salles : un parcours chronologique qui mène du téléphone à galène aux satellites. Les génies que l’on honore dans la première salle, contemporains de Marconi et d’Edison, portent tous des noms russes. Le grand-père les énonce fièrement. Tu les oublies aussi vite. Heureux de discourir devant un public étranger, il s’échauffe, s’attarde sur les témoignages les plus éloquents du génie national. Un guide hors-pair en vérité. Vous le complimentez. Modeste, il explique qu’il vient d’être mis à la retraite. Avant, c’était lui le directeur de la grande usine de télécommunications de Gorki. Cinq mille travailleurs soumis au secret militaire. Ville fermée aux étrangers, on comprend mieux pourquoi.

Après le déjeuner, Micha veut vous présenter des amis businessmen. Il vous mène jusqu’à une usine vétuste. La plaque de marbre noir signale que vous pénétrez dans la fabrique populaire de mécanique n°21 du district de Gorki. Odeur de graisse et de poussière. Grisaille industrielle des années cinquante. Au bout d’un couloir au linoléum rapiécé, une ampoule nue éclaire un bureau sans fenêtre. Trois jeunes gens vous y attendent avec du thé, de la vodka et des gâteaux secs. Ils commercent avec l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. Produits manufacturés contre huile d’arachide. “ Import-export ” explique fièrement le patron, Sérioja. Energie et autorité bon enfant. Son entreprise dispose d’une camionnette et d’un capital de quelques dizaines de milliers de roubles. Les locaux sont prêtés par le directeur de la fabrique de mécanique, qui de toutes façons n’en n’a plus l’usage.
Vous évoquez les nouveaux pauvres, par millions. Et ces trafics qui prolifèrent. Très patronal, Sérioja maudit la fiscalité périmée qui lui ôte 80% de ses bénéfices. Mais c’est un optimiste et un affectueux. Son business : une histoire d’amitié entre quelques copains de lycée. Micha, le jeune médecin, compte lui aussi parmi les associés. La Russie, ils y croient, ils veulent y croire. Il suffit de se retrousser les manches, pensent-ils. Pour sceller la rencontre, Sérioja vous offre un coffret de verres en cristal, originellement destiné à l’export. Fabriqués sur les bords de la Volga, ils imitent avec rusticité l’artisanat de Bohème. Tu regrettes soudain d’être venue les mains vides.

Dîner chez Sérioja. L’appartement du jeune capitaliste, au rez-de chaussée d’un bâtiment standard des années soixante-dix, ne brille ni par son luxe, ni par son confort. Un filet de lumière blafard éclaire une entrée d’immeuble exténuée. Les vélos et les skis encombrent le vestibule. La plomberie vomit des liquides rouillés. Sérioja et sa femme vous accueillent cependant avec faste : sprats, blinis, crème fraîche, saucisson, cornichons. Vodka, toujours. Musique.

Ils aiment la France et vous le prouvent. Des dizaines de volumes de Balzac, Maupassant et Zola remplissent leur bibliothèque. Tu imagines que ce pourrait être le décor d’un couple d’instituteurs de Nevers ou d’Arras.

Vient l’heure des adieux sur le quai de la gare. “ Vous ne voulez vraiment pas rester ? ” “ Revenez une autre fois pour camper avec nous dans l’Oural. ” Vous reprenez le train de nuit pour Moscou.

Mais cette hospitalité, cet enthousiasme, où les retrouveras-tu ? Dans quel bout du monde ? Les verres en cristal sont là. Tu n’as pas rêvé.

Anne Brunswic



(c) 2009 Anne Brunswic | Flux RSS | Contact | Réalisé par moduloo.net