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Retour deux ans plus tard. Les Palestiniens se déchirent.
Postface à la seconde édition
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éd. Babel/Actes Sud 2006

En décembre 2005, je suis retournée en Palestine. Vingt-deux mois s’étaient écoulés depuis la fin de mes chroniques, presque deux ans, chargés d’événements retentissants que l’histoire retiendra peut-être : assassinats par l’armée israélienne du cheik Yacine, chef spirituel du Hamas, puis du docteur Rantissi, mort de Yasser Arafat, élection de Mahmoud Abbas à la présidence, trêve conclue au Caire, évacuation des colonies juives de Gaza, ouverture du poste frontière de Rafah, élection d’Amir Peretz à la tête du parti travailliste, création par Ariel Sharon du parti centriste Kadima, succès du Hamas aux élections municipales. Au moment où j’écris ces lignes d’autres nouvelles accaparent l’attention : la disparition d’Ariel Sharon de la scène, l’implosion et la déroute du Fatah, le triomphe électoral du Hamas, l’ultimatum des puissances occidentales, les prochaines élections israéliennes.

Au cours de ce second séjour de trois semaines, j’ai beaucoup vu, entendu, appris.

Entre Ramallah et les faubourgs arabes de Jérusalem les barbelés hérissés de lames de rasoir et les barrières jaunes ont presque partout disparu pour laisser place au béton. A perte de vue, le mur barre l’horizon, cisaille les collines, coupe les routes, tranche au milieu des habitations. De Kalandia, on ne voit plus le faubourg voisin d’A-Ram mais une interminable paroi grise dont la monotonie n’est brisée que par les hauts cylindres des miradors. Qu’on soit à Tulkarem, Kalkilya ou Bethléem, c’est toujours le même mur ; les mêmes éléments préfabriqués le composent, disposés selon la même conception. Chaque pan de mur mesure un mètre de large et huit de haut. Dans la partie supérieure, un orifice rond permet à la grue de le saisir aisément pour le tirer du camion, le soulever, et le déposer verticalement. La partie inférieure est un socle de deux mètres de base ayant en coupe la forme d’un triangle aplati. Les éléments sont emboîtés les uns dans les autres sans ciment. Ils ne reposent pas sur des fondations mais sont directement posés sur le sol grossièrement ameubli. Grâce à cette conception industrielle et à un budget conséquent de 2 milliards de dollars, en deux ans et demi, deux cents vingt kilomètres de ce mur ont été achevés soit un tiers de la longueur totale prévue. Invention sans doute promise à un bel avenir.Abu Dis, le mur est presque fini. Janvier 2004. {JPEG}

Vu du côté Palestinien, le mur bouche l’horizon au propre et au figuré. Il fixe la future frontière définitive (sinon, à quoi bon dépenser tant d’argent ?) et barre la route à la création d’un Etat palestinien. Non seulement parce que le mur ampute la Cisjordanie de quelques dizaines de kilomètres carrés et la fragmente en trois cantons disjoints mais surtout parce qu’il prive le futur Etat de sa capitale, Jérusalem-Est. Exit le processus de paix ; le mur, c’est la guerre.

Brandissant une fois de plus leurs droits, les Palestiniens ont obtenu gain de cause devant la Cour internationale de La Haye et l’Assemblée générale des Nations Unies où l’on a jugé qu’Israël pouvait construire sa « barrière de sécurité » uniquement à l’intérieur de la ligne verte. Devant la cour suprême d’Israël, les villageois de Beit Sourik, emmurés de tous côtés, n’ont obtenu qu’une petite rectification de tracé consentie pour des motifs humanitaires.

Venant de Ramallah au nord ou de Bethléem au sud, ceux qui veulent franchir le mur doivent emprunter de nouveaux « terminaux » qui ont tout l’air de postes frontière. Ce sont de vastes hangars couverts de tôle où l’on pénètre en franchissant une série de tourniquets métalliques. A l’intérieur, on découvre les équipements sécuritaires d’une prison moderne : ouvertures télécommandées, portiques électroniques, scanners pour examiner les bagages, vitres blindées, caméras de surveillance. Cette nouvelle installation « sûre, rapide et hygiénique » si l’on en croit les médias israéliens, évite aux soldats tout contact physique direct avec la population palestinienne. Au reste, l’affluence a beaucoup baissé, soit que le nombre de ceux qui possèdent des papiers en règle ait diminué, soit que ces nouveaux « terminaux » bardés de technologie inspirent encore plus d’horreur que les anciens check points.
Hebron, Vieille Ville. {JPEG}
Quant à l’efficacité du mur dans la prévention des attentats suicides, elle prête à controverse.

Vingt kilomètres à l’ouest de Ramallah, les habitants du village palestinien de Bil’in manifestent pacifiquement depuis plusieurs mois contre la construction de la « barrière » qui leur a fait perdre la moitié de leurs terres, près de trois mille oliviers. Le 1er janvier 2006, Gush Shalom appelait à un rassemblement de solidarité au milieu des terres confisquées. Pour atteindre le point de rendez-vous en venant de Bil’in, j’ai franchi une route militaire bordée de barbelés (curieusement, le passage était ouvert et non gardé). De l’autre côté, quelques oliviers tenaient encore debout mais tout autour les bulldozers avaient déjà fait place nette. Autour d’un chandelier géant de Hanoukka planté en terre se tenaient une soixantaine de vieux militants israéliens et une vingtaine de villageois palestiniens. Ensemble, ils ont allumé la dernière lumière de la fête juive et Uri Avnery a prononcé contre l’occupation une allocution très œcuménique. A la tombée du jour, les pacifistes israéliens ont repris le chemin de Tel Aviv en regagnant deux autobus stationnés à cinquante mètres en contrebas, sur le parking de la nouvelle colonie de Matityahu East. En quelques mois, un grand ensemble composé d’immeubles de huit et neuf étages vient de sortir de terre et certains logements paraissent déjà occupés. Sur le parking de la colonie, deux garçons en kippa et papillotes zigzaguaient sur leurs VTT en nous observant d’un air éberlué. Tout le quartier a été réservé à des familles juives orthodoxes nombreuses et pauvres qui ont acquis leurs appartements grâce à la générosité de donateurs nord-américains. Selon Bimkom, l’association pour le droit à l’aménagement du territoire, la spoliation est un système organisé. Dans le cas de Matityahu East sont impliqués un escroc palestinien (récemment abattu à Ramallah) qui a vendu des terres en imitant la signature de ses voisins, un trafiquant de biens israélien, une association de colons et pour finir les officiers de l’Administration dite « civile » qui ont blanchi toute l’opération. Résultat : 3 000 appartements bâtis sur des terres volées, sans permis de construire et en infraction au plan d’occupation des sols. Les bulldozers de l’armée font clairement cause commune avec ceux des promoteurs.

Le paysage change à vive allure. Lorsque je compare mes photographies de 2003 avec celles que je viens de prendre aujourd’hui, la différence saute aux yeux. De nouvelles routes apparaissent, de nouveaux lotissements. Vases communicants ? En quatre mois, depuis l’évacuation de Gaza, la Cisjordanie a accueilli près de 6 000 nouveaux colons. Le nombre de juifs israéliens installés au delà de la ligne verte approche le demi million. La plupart vit à l’intérieur du mur, sur des terrains annexés de facto. Restent environ 80 000 colons disséminés à travers toute la Cisjordanie dont le sort n’est pas encore scellé. Israël envisage de démanteler une centaine « d’avant-postes illégaux » en s’effrayant par avance de la résistance que les jeunes colons radicaux ne manqueront pas d’opposer. Mais où passera la future frontière, le long du Jourdain ou seulement le long de la « barrière » ? Aucun grand parti, pas plus les travaillistes que le centre ou la droite, ne propose de retour sur la ligne verte. Longtemps, l’Europe a tenu bon sur les principes de l’ONU. Au cours des deux dernières années, elle s’est rapprochée du point de vue de l’administration américaine selon lequel « un retour aux frontières de 1967 ne serait pas réaliste. » « L’Europe nous a déçus. Dans la pratique, m’a confié le docteur Rita Giacaman d’un air las, nous ne voyons plus de différence avec les Etats-Unis ».

Adepte de la punition collective, l’armée continue à boucler les villes après chaque attentat. Avec l’accalmie, la circulation entre les villes de Cisjordanie s’est un peu améliorée en 2005. J’ai pu visiter Djénine, Hébron et même Naplouse sans trop de soucis. Mais cette fluidité est toute relative : depuis le printemps dernier, les accès à la vallée du Jourdain et à la ville de Jéricho sont pratiquement coupés. Et le trafic peut s’interrompre à tout moment, sans préavis. Le jour de mon arrivée, samedi, Kalandia était fermé. Deux jours plus tôt, le sergent Nir Kahana, 20 ans, qui se tenait au check point de Kalandia, avait été tué à l’arme blanche par Youssef Abou Adi, 29 ans, agissant seul et aussitôt arrêté. On a su très vite que l’agresseur palestinien était un malade mental récemment sorti d’un hôpital psychiatrique. Le « terminal » n’a rouvert que mardi, au compte-goutte. Les piétons devaient attendre au moins deux heures, les automobilistes, cinq. Quant à la Bande de Gaza, bien qu’évacuée, elle n’est pas libérée. Les Israéliens contrôlent directement encore tous les accès sauf celui de Rafah. Chaque fermeture entraîne la perte de centaines de journées de travail et de tonnes de marchandises périssables. Chaque bouclage aggrave un peu le chaos.

Après la catastrophe de 2002, l’économie s’est tout de même redressée. Dans certaines villes comme Ramallah, Hébron ou Djénine, la croissance se voit à l’oeil nu. Les chantiers se multiplient, des centres commerciaux ouvrent, des files de camionnettes obstruent les abords des marchés. A Naplouse, une bourse des valeurs palestiniennes vient de s’ouvrir et, sous les drapeaux verts du Hamas comme ailleurs, on boursicote ferme. Les ruines de 2002 ont presque disparu. Sur les décombres du camp de Djénine, les habitants ont reconstruit de petites maisons modernes grâce à l’aide internationale. La Muquat’a aussi a meilleure allure avec de nouveaux bâtiments administratifs et un portail solide gardé par les soldats en uniforme. Mais ces progrès ne profitent pas à tout le monde : 43% restent en deçà du seuil de la pauvreté dont 15% dans la misère. Ce sont les villages qui souffrent le plus, surtout ceux qui ont perdu beaucoup de terres. « On y voit de plus en plus d’enfants sous-alimentés qui perdent leurs cheveux, et même des morts vivants » m’a assuré Rita Giacaman qui conduit des actions de santé publique dans les villages du nord. « Les jeunes tournent en rond sans aucune perspective. Sans travail, sans argent pour étudier, sans espoir de se marier. Toute cette frustration, c’est une bombe à retardement ! » A Bethléem, ville naguère prospère, les pèlerins étrangers ont quasiment disparu et les hôtels restent vides. Parmi les rares visiteurs venus d’Israël à la messe de minuit, on a surtout remarqué une centaine d’employées de maison philippines. En face du nouveau « terminal » qui verrouille l’accès à la ville emmurée, le parking est désert et l’immense panneau de propagande du ministère du tourisme israélien « Peace be with you » apposé sur le mur de béton à droite du mirador ne fait plus rire personne.

En novembre 2004, la mort d’Abou Amar, comme chacun l’appelait familièrement, a causé un choc – on parlait d’empoisonnement, de crime du Mossad, on redoutait une guerre de succession. Et puis, très vite les passions sont retombées. « Le lendemain des obsèques, m’a dit une amie, tout le monde courait à nouveau à ses affaires comme si de rien n’était. » L’image de l’ancien président s’affiche encore un peu partout, collée sur les lions de la place Al-Manara, placardée aux murs de Naplouse et de Ramallah, scotchée dans les écoles, les dispensaires et les boutiques. Ce ne sont pas des portraits officiels, plutôt des photos découpées dans des magazines, des affiches imprimées à la va-vite et collées au petit bonheur. Une des plus réussies compose un grand portrait pixellisé constitué d’un millier de petites photographies, de près on distingue dans chaque pixel le un homme, une femme ou un enfant palestiniens. L’image d’Arafat appartient à tout le monde. Sur les posters du Fatah, il se tient debout en face de Mahmoud Abbas, l’index levé, le geste professoral. Sur ceux du Hamas, il est assis à côté du cheik Yassine et les visages des deux vieux chefs défunts se touchent comme s’ils trinquaient ensemble.

L’affection pour le père de la nation n’interdit pas le « droit d’inventaire ». Les accords d’Oslo surtout, si mal négociés, comme si Arafat n’avait eu qu’une seule hâte, celle de rentrer en Palestine. Le pouvoir personnel : il prenait toutes les décisions, même sur les affaires les plus insignifiantes, sapant ainsi l’autorité de ses ministres. L’archaïsme : il ne consultait pas le peuple sur les grandes décisions, s’appuyait sur les chefs de clan, manœuvrait entre les grandes familles. Les financements occultes : pour chaque service rendu à la cause, il remerciait avec quelques billets tirés d’une mystérieuse valise dont il ne se séparait jamais. George Khleifi, le réalisateur de télévision, se souvient de la retransmission en direct de la première messe de Noël à Bethléem à laquelle Arafat avait pu assister. Satisfait de la prestation technique, le président avait remis en mains propres à chaque technicien deux cents dollars. Les erreurs d’appréciation : la liste serait longue.

Le thème le plus consensuel est celui de la corruption. Pour une fois, même Israéliens et Palestiniens sont d’accord. Depuis 1997, de gros scandales ont éclaboussé plusieurs proches de l’Autorité. Sans aucune suite : ni enquête judiciaire, ni procès, ni sanction. Pire, les suspects ont bénéficié de complicités pour s’enfuir avec leur butin. Sans doute la corruption n’est-elle pas pire que dans les autres régimes arabes, loin de là, mais les Palestiniens ne la tolèrent plus dans un pays exsangue après cinq ans d’intifada. D’autant moins que c’est à un soulèvement populaire que l’Autorité doit son existence. Le peuple se sent en droit d’exiger des comptes. Au quotidien, ce qui mine la confiance, c’est surtout le clientélisme. L’essentiel du budget de l’Autorité palestinienne sert à rémunérer 135 000 fonctionnaires, dont la moitié sert dans les services de sécurité. Connaissant les habitudes du Fatah, il n’est pas difficile de deviner à qui les postes ont été attribués. Or ces 135 000 traitements font vivre un quart de la population. Ce n’est pas un détail.

La police est un des rares secteurs qui embauche des jeunes. On les voit tournant autour de la place Al-Manara, revêtus d’uniformes bariolés trop grands pour eux, avec des mines de gamins qui viennent d’interrompre leur partie de flipper. Ils sont sensés dénicher les voitures volées (ça ne manque pas) et arrêter ceux qui roulent sans permis (la majorité des jeunes). Mais leur zèle ne va pas jusqu’à arrêter leurs copains qui pétaradent à bord de véhicules trafiqués. Et quand les blindés israéliens viennent en force arrêter un suspect et terroriser la population, ils se volatilisent. Aux abords de Kalandia, quelques apprentis policiers seraient bien utiles pour régler la circulation mais, aux termes des accords d’Oslo, la zone est exclusivement sous contrôle sécuritaire israélien. C’est donc un monsieur âgé et sans uniforme qui règle le trafic et reçoit pour cela les pourboires des chauffeurs.
A Ramallah, vient d’arriver un officier de police français chargé de mettre en place des formations. Il revient du Kosovo où il a rempli une mission de coopération analogue. « Le code de procédure pénale, personne n’en a jamais entendu parler » m’a-t-il confié « et avec leurs salaires de 150 euros, ils ne vont pas faire des miracles ». Sa mission en Palestine est prévue pour trois ans. Les gens d’ici lui disent « Mabrouk ! » (bonne chance) d’un air grave.

Grâce au système de quotas adopté en 2004, les femmes sont entrées nombreuses en politique. Plus de mille siègent dans les conseils municipaux et l’une d’entre elles, Janet Mikaïl vient de conquérir la mairie de Ramallah. Une chrétienne tranquille, élue à la tête de la liste « Ramallah pour tous ». Cette liste de démocrates indépendants ayant fait jeu égal avec celle du Fatah (6 sièges chacune), c’est le Hamas (3 sièges) qui lui a apporté ses voix pour qu’elle devienne la première femme palestinienne à s’asseoir dans un fauteuil de maire. Janet Mikaïl m’a accordé un entretien quelques jours avant son élection. Comme elle n’avait pas d’état-major de campagne ni le moindre bureau officiel, elle est venue me voir dans les locaux du centre culturel français. Ancien professeur, elle a dirigé pendant vingt ans un grand lycée de jeunes filles et c’est à ce poste qu’elle a conquis la confiance de ses concitoyens. Son programme ne promet ni monts ni merveilles ; juste une meilleure gestion, plus rigoureuse, plus proche des citoyens de toute appartenance politique et de toute confession. Officiellement, elle n’est liée par aucun accord avec le Hamas mais envisage de lui confier la direction des affaires sociales. « Nous n’aurons pas de problème pour travailler ensemble. L’intérêt général doit primer. »

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Les femmes, mères et veuves de shahid (« martyrs ») en tête, sont aussi très actives au Hamas et dans les œuvres charitables qu’il contrôle. Et largement majoritaires dans son électorat. Ce fait qui a beaucoup étonné les observateurs étrangers témoigne surtout de l’image d’ordre, d’honnêteté et de discipline dont le Hamas bénéficie en Palestine. Le mouvement national-islamiste au demeurant ne tient pas un discours menaçant vis à vis des droits déjà reconnus aux femmes. « Ma femme conduit la voiture, mes filles vont à l’université » s’est empressé de me dire l’avocat Rabi H. Rabi.

Ce nouvel élu municipal du Hamas à Ramallah ne vit pas terré dans la clandestinité et ne porte ni barbe ni djellaba. Son cabinet est situé sur la rue principale, juste au dessus du meilleur marchand de glaces. Notable quinquagénaire en costume clair, il tient le langage d’un conservateur, attaché aux traditions mais respectueux de la diversité qui caractérise sa ville. « Ramallah n’est pas Hébron ni Gaza. Nous ne voulons pas imposer quoique ce soit. L’islam nous prescrit d’être honnêtes, bons travailleurs, charitables envers les démunis et c’est cela que les gens attendent de nous, ici comme partout en Palestine. »

Je n’ai pas rencontré de femmes laïques terrorisées. L’architecte Souad Amiry qui me déclarait il y a deux ans « Je préfère Sharon au Hamas » est partie d’un éclat de rire. « J’ai dit ça, moi ? Quelle bêtise ! ». « Le Hamas voudra sûrement revoir le code de la famille mais avant de s’engager dans des débats qui divisent la société, il aura d’autres urgences à traiter » m’a dit une autre laïque.

L’anarchie qui sévit à Gaza n’a pas gagné la Cisjordanie. Ici, personne ne s’est encore avisé d’enlever des étrangers ni d’envahir des ministères. Ce qui fait mauvais effet en ce mois de décembre 2005, ce sont les violences à l’intérieur du Fatah. Dans les bureaux de vote où le parti au pouvoir organise ses primaires, les débats se règlent souvent à coups de kalachnikov (tirés en l’air). Deux listes du Fatah menées par le même leader Marwan Bargouti ont été déposées, puis retirées avant d’être fusionnées. « Ce ne sont pas deux lignes qui s’opposent mais des ambitions personnelles » m’a dit Anouar Abou Eishé, professeur de droit et militant du Fatah à Hébron. « Lors des primaires, on coche les noms de gens qu’on connaît. La plupart cochent les noms des chefs des services de sécurité parce que ce sont les plus connus. »

Je n’ai pas obtenu les autorisations nécessaires pour aller à Gaza. « Trop dangereux » a objecté le consul de France. « Pas utile » m’a signifié le fonctionnaire du ministère de l’information israélien. J’ai dû me contenter de recueillir des témoignages et de lire les journaux. Tout de même, les médias ne confondent-ils pas Gaza avec Badgad ?

L’existence de factions armées n’a rien de nouveau dans la vie palestinienne. Mais, jusqu’à une date récente, il était entendu que leur violence était exclusivement tournée contre l’occupant. Que les armes soient aujourd’hui utilisées pour imposer des rapports de force à l’intérieur est une nouveauté que la majorité repousse tout net. On incrimine surtout l’affaiblissement du pouvoir : « Tant qu’Arafat était là, les groupes armés n’osaient pas s’en prendre à l’Autorité ». Cela dit, aux yeux des Palestiniens, les premiers responsables du chaos sont les Israéliens avec leurs bombardements, incursions armées, destructions de maisons et de routes, arrachages d’oliviers, confiscations de terres, bouclages, mesures d’étranglement économique et d’asphyxie. Le plus étonnant est qu’au milieu de ce chaos, tant arrivent encore à travailler, à étudier, à chérir leurs enfants et même à sourire.

« J’ai l’impression que mes étudiants sont plus confiants en l’avenir et moins tentés par les attentats-suicides qu’il y a deux ans » m’a confié George Khleifi pour finir sur une note optimiste notre conversation dans son bureau de l’université. « Ce n’est pas un désaveu de la résistance ni de la lutte armée, c’est surtout que les représailles israéliennes sont devenues trop dures à supporter, que les gens ont atteint leur limite » estime la philosophe May Jayyusi. Dans leurs statistiques, les Israéliens ne distinguent pas entre les opérations palestiniennes visant les civils et celles qui visent des cibles militaires. Pas plus qu’ils ne distinguent les actions offensives (attaques d’un check point ou d’une voiture, pose d’engins explosifs) des tirs défensifs (résistance à une arrestation). Toutes sont étiquetées « attaques terroristes ». Symétriquement, aux yeux des Palestiniens, les actions armées relèvent toutes de la « résistance » et de la nécessaire riposte à l’agression permanente qu’ils subissent. A Naplouse où j’étais invitée par le centre culturel français, un étudiant m’a demandé : « Que pensez-vous des incursions de l’armée qui tuent des femmes et des enfants, et que pensez-vous des opérations-suicides ? » Le matin même, les blindés israéliens avaient pénétré en centre ville tuant un militant et causant trente blessés parmi les jeunes chebab qui les ont copieusement caillassés. Ma réponse tentait de clarifier les concepts de résistance et de vengeance mais je crains de n’avoir pas été convaincante. L’heure n’était pas à la philosophie.

On exige des Palestiniens qu’ils renoncent à la violence. Mais la violence envahit leurs vies, leur histoire, leur quotidien. Lorsqu’elle traverse le nouveau terminal de Kalandia, mon amie May réagit bien autrement que moi car tout lui fait violence dans ce dispositif expérimental : ces stupides écriteaux invitant à préserver la propreté des lieux, ces tourniquets métalliques qui s’ouvrent et se ferment comme devant des rats de laboratoire, ces voix braillardes qui aboient des ordres à travers les haut-parleurs dans un arabe de garde-chiourme, ces vitres blindées derrière lesquelles se pavanent de jeunes soldates arrogantes en gilets pare-balles, cette fente de béton située à quarante centimètres du sol par où elle doit glisser sa carte d’identité en se mettant presque à genoux, ce permis de résidence qu’elle risque à tout moment de se voir supprimer, ce hideux panneau de propagande où l’armée d’occupation proclame cyniquement en trois langues (arabe, hébreu, anglais) « The hope of us all » (« Notre espoir à tous »). Et par-dessus tout ce mur de béton à perte de vue qui lacère le paysage de Jérusalem et barre l’accès à la ville où elle a connu l’amour, élevé ses enfants, cultivé la curiosité, le savoir et l’amitié, cette ville où elle s’est crue chez elle. Cette violence, qui la voit ? Qui la fera cesser ?

Epilogue. J’ai rendu visite à ceux qui, parfois à leur insu, étaient devenus les personnages de mes chroniques de 2003-2004. Quelques bonnes nouvelles. Majid, le fils de Mme Huzri a été rapidement libéré et sa famille respire à nouveau. Sari Hanafi est parti enseigner la sociologie à l’université américaine de Beyrouth. Faroun, le neveu de Malika s’est marié et vient d’ouvrir un bar-restaurant où l’on sert toutes sortes de vins et d’alcools. Plus ferme que jamais sur ses convictions laïques et patriotiques. Chez Liza Tamari, les fillettes ont grandi et l’appartement aussi semble agrandi. « Depuis que le check point de Surda a été démantelé, nous laissons les rideaux ouverts et profitons de la vue ». Liza ne redoute pas l’avenir. « De toute façon, ça ne peut pas être pire. » Jamal, le merveilleux guide du camp de Djénine, vient de se faire embaucher dans la police. Comme les armes lui font horreur (« trop de copains morts »), on l’a chargé de préparer les sandwiches. Et des nouvelles moins gaies. Bachar, le jeune rocker informaticien va repartir aux États-unis. « Comme je n’ai pas réussi à faire régulariser mes papiers, je retourne tous les mois en Jordanie pour renouveler mon visa de touriste. C’est ruineux. Côté travail, aucune entreprise palestinienne n’est de taille à embaucher un spécialiste de mon niveau. En Floride, un poste de cadre m’attend. Après, j’espère monter une boîte avec des copains à San Francisco. Et puis, franchement, la perspective de vivre sous la chape de plomb islamiste me fait peur. »

Chez les Elias, vieux militants du Fatah, le moral était bas. « Toute notre existence, nous l’avons vécue pour cette cause et nous débouchons dans une impasse » m’a confié Sally. « Il faudra que la prochaine génération recommence sur des bases plus pragmatiques, en fondant au besoin un nouveau parti. Après tout, Sharon a su le faire, pourquoi pas nous ? ». Georgette Khoury m’a elle aussi accueillie avec gravité. Son fils Shadi a failli mourir le 31 mai 2004 d’une balle logée à un centimètre du coeur. « Les Israéliens étaient sur la place Al-Manara, ils poursuivaient une voiture et tiraient en tous sens. Par précaution Shadi a voulu fermer la bijouterie où il est employé. La balle a traversé la porte blindée, un blindage de 4 mm ! Il a fallu le transfuser avec seize lots de sang. Heureusement, des jeunes ont afflué de partout pour donner du sang à l’hôpital, ce jour-là il était plein de blessés. La femme de Shadi était au début de sa grossesse, elle a été très choquée. Finalement tout s’est bien terminé. Shadi a repris le travail fin août et Victor (en arabe Nasser) est né en novembre. » Le petit Victor écoute l’histoire sagement assis sur les genoux de sa grand-mère.
A Naplouse, la famille El-Atabeh attend toujours le retour de Saïd qui entame sa vingt-neuvième année de prison.

Anne Brunswic, janvier 2006, pour Babel. Copyright Actes Sud.



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