Vertige de l’inépuisable
Vertige de l’inépuisable
De l’expérience de poésie générée par ordinateur orchestrée par Jean-Pierre Balpe, Hervé Nisic tire un film en forme de méditation rêveuse et amusée sur le devenir de l’art. Qui donne à penser et à rire aux voyeurs insatiables que nous sommes.
Pour celles et ceux qui ne l’ont pas vu, la politesse consisterait d’abord à dire un peu de quoi il retourne dans ce film de 90 minutes classé " documentaire de création ". Personne a un auteur point anonyme, Hervé Nisic, un artiste qui fit ses premières armes au mitan des années soixante-dix dans l’art vidéo, expérimentant tout ce qu’on pouvait expérimenter, curieux de tous les détournements, avide de nouvelles techniques à dépoussiérer les regards. Un réalisateur dont on a vu souvent le nom ces dernières années sur des programmes de La Cinquième (Journal de la création) et d’Arte (La hauteur du silence, Le film 100 têtes...). Personne a aussi un sujet : la poésie générée par ordinateur, à l’infini. Et au cœur de celui-ci, un sujet en chair et en os, qui cuisine et parle avec l’accent du midi, c’est Jean-Pierre Balpe, écrivain, poète, universitaire, théoricien. Non dénué d’humour. " Le Balpe " comme il se nomme est flanqué de deux acolytes qui l’aident à dire sa messe, ce sont deux poètes forts en gueule : Henri Deluy et Joseph Guglielmi. Et d’un maître de chapelle, c’est le jeune compositeur Jacopo Baboni-Schilingi qui officie à l’IRCAM quand il est de ce côté des Alpes.
Le propos de Balpe a de quoi défriser ceux qui croient que derrière chaque vers il y a un poète doué d’une àçme unique, intelligente et sensible. Derrière les poèmes que son ordinateur génère à l’infini, il y a un logiciel très astucieusement élaboré (faut-il dire génial ?). A partir des quelques dizaines de pages que lui ont confiées ses amis, Balpe a su tirer les règles d’une combinatoire qui peut mouliner à l’infini des poèmes à leur manière. Si bien faits d’ailleurs que Deluy et Guglielmi acceptent sans barguigner de les endosser et de les signer. Et même de les dire en public à mesure qu’ils les découvrent sur l’écran, sans échappatoire, sans voie de repentir. Le programme est à la mesure des capacités d’analyse stylistiques de Balpe qui a su dégager la syntaxe, le lexique, le tempo propre à chacun. Il s’est d’abord essayé sur un poète qui venait de disparaître, Jean Tardieu, en manière d’hommage. Produisant du Tardieu ad libitum, manière de révolutionner le genre des Tombeaux si puissamment illustré chez nous par Mallarmé. La mort, d’ailleurs, Balpe en parle volontiers ; l’art n’est-il pas (en Occident et ailleurs) quête de la transcendance, effort plus ou moins naïf pour se survivre ? Sauf qu’ici l’éternité rejoint l’éphémère. Le poème apparaît sur l’écran et disparaît. Il n’a pas plus vocation à être conservé que l’image des jeux vidéos dont les adolescents se nourrissent des heures durant dans les arcades vouées à ces plaisirs solitaires. Aussi éphémère que le Pont-Neuf emballé par Christo qui ne survit que dans les mémoires de ceux qui l’ont vu. Aussi éphémère que l’un des Mille Milliards de Poèmes inventés par Raymond Queneau au début des années soixante. Aussi vite aboli que le Livre de Sable décrit par Borgès. Ou son ancêtre imaginé par Swift. Inépuisable et éphémère. A considérer cela, on est bien obligé de réévaluer la conception dominante de l’art, celle qui attache une valeur (entre autres marchande) à un objet fini (théoriquement immuable) signé par un artiste connu. Conception datée (de la Renaissance ?) et vraisemblablement bourgeoise. Archétype : La Joconde.
Le nombre infini fascine et rend tout arrêt arbitraire. Si l’œuvre est infinie, c’est notre désir ou notre résistance qui lui imposera sa limite. Arrivera forcément un moment oà¹, rassasiés, nous arrêterons de dévorer les pages, les images, les signes. L’infini nous parle de notre mort, évidemment. Entre autres parce que nul ne peut espérer vivre assez longtemps pour en faire le tour.
Pour Nisic le cinéaste, témoigner ce qui se passait là , dans la cuisine poétique de Jean-Pierre Balpe, à la fin du XXe siècle, ne pouvait se limiter à des propos honnêment enregistrés (des interviouves) et des images d’ordinateurs débitant des chapelets de poèmes (plans de coupe). Du reportage. Ou du rapportage. Personne n’explique pas, ou le moins possible. Comme tout film de cinéma qui se respecte, il donne à voir, à entendre, à rêver. Il transmet l’étonnement, l’ébahissement, la question. Un film pour inquiéter les voyeurs insatiables que nous sommes. Il est tissé d’images qui rendent sensible ce vertige de l’infinie variation des choses éphémères : les gouttes de pluie jamais tout à fait identiques, le pare-brise balayé par l’essuie-glace, les vagues roulant contre les rochers, les nuages s’étirant dans le ciel du soir, les bandeaux de paysage aperçus par la vitre du train, les hautes herbes couchées par le vent, le flux des phares la nuit sur l’autoroute. Paysages naturels ou paysages humains, paysages que pouvaient voir nos plus lointains ancêtres (mais comment les regardaient-ils ?) ou paysages d’aujourd’hui, urbains, mécanisés. Le film nous invite à considérer la beauté fugitive, beauté qui nous entoure, qu’il nous appartient de regarder ou d’ignorer, de reconnaître comme belle ou pas. Libre à nous. Affaire de hasard qui offre au regardeur à l’affà »t (qui est parfois photographe) un coucher de soleil, un baiser, un passant, une scène de rue. La beauté est affaire de regard, de désir, de patience. Personne s’offre de nous rendre la liberté de la cueillir partout o๠elle peut surgir.
Cette beauté instantanée, naïve, indigène, a-t-elle à voir avec l’art ? A coup sà »r avec l’art contemporain qui depuis Marcel Duchamp proclame que l’art est dans celui qui regarde l’urinoir. Ou la série d’écrans de vidéo-surveillance. Ou les zébrures du carrefour. L’art-vidéo interroge ce côté-là et les questions de Nisic croisent celles de Balpe, sans jamais les recouvrir. Si Balpe est bien visible à l’écran, l’auteur de Personne a sa manière bien singulière d’inscrire sa présence dans son film : reflet dans une vitre, voix off qui dit " vous " en place de " je ". A la manière de Fernando Pessoa qui lui a inspiré le titre, Nisic affectionne les jeux de masques, les apparitions détournées. Histoire de nous renvoyer la question, qu’est-ce qu’une oeuvre ? Qu’est-ce qu’un auteur ?
En finissant ce petit essai critique, il s’avère qu’on n’a rien dit de la musique composée par Jacopo Baboni-Schilingi à l’IRCAM de manière aussi aléatoire que les poèmes qu’elle accompagnait. Ni du Yi-Qing, espèce de tarot tiré entre chaque séquence pour nous rappeler que l’écriture du film doit aussi à l’aléatoire. Ni de Philip K. Dick dont les anticipations ont nourri l’imagination de Nisic. Rien non plus de l’humour. Celui de Balpe qui a programmé la destruction de son programme après la 300 000 millième page (seulement ?). Celui du cinéaste qui filme un carrefour o๠les passants de tous àçges traversent quand la voix de l’automate leur enjoint de patienter, et disparaissent quand la voix les invite à traverser. Comme si, d’instinct, les hommes désobéissaient aux machines. Rassurant en somme. Humour, décalage, liberté qui naissent de la discordance voulue entre les sons et les images. Mais pourquoi vouloir épuiser les plaisirs que procure un film consacré à l’inépuisable ?
Un documentaire ne saurait se passer d’un sujet. Mais, s’il veut être un film, il a intérêt à ne pas s’y enfermer. Personne réussit ce pari : rendre compte somme toute simplement d’une élaboration artistique très sophistiquée et nous emmener au delà , dans une méditation amusée sur l’art, le désir, la mort, l’éphémère et l’éternité.
Paris, 1999