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Le Drôle de mai & Les Emigrés Entretien avec José Vieira ![]() Un travail d’archéologue De son enfance dans un bidonville d’immigrés portugais, Jose Vieira tire la matière d’une œuvre intimiste et universelle. De films en films – les derniers étant Le Drôle de mai (2008) etLes Emigrés (2009), il explore l’expérience douloureuse de l’immigration, entre mirage de la prospérité et violence de l’arrachement. Quand avez-vous commencé à filmer les immigrés portugais ? José Vieira : Au début des années 1980, en vidéo. Mon premier, c’était Week-End en Tosmanie (1985). La Tosmanie est un pays qui n’existe pas, le pays qu’on a quitté, qu’on ne voit plus qu’idéalisé. Dès le début, je voulais rendre à ces travailleurs leur histoire mais aussi montrer ce qu’il y a de commun à toute immigration. De film en film, vous examinez la question de l’immigration sous toutes ses facettes, le passage clandestin, l’intégration, l’impossible retour… J. V. : Dans Le pays où l’on ne revient jamais (2006), le personnage central est mon père. Il fait partie de ces gens qui ont passé leur vie à préparer leur retour au pays natal. Au moment de la retraite, il découvre que chez lui ce n’est plus là-bas, c’est ici. C’est une prise de conscience terrible qu’on retrouve aussi dans Les Emigrés. On voit combien l’émigration détruit les gens. C’est un aspect, mais je crois qu’elle a aussi une dimension d’émancipation, d’ouverture. Car pour ces paysans qui vivaient au village comme des serfs, tenus dans l’ignorance la plus totale, l’émigration a permis de s’ouvrir, de découvrir le monde. Mais, en partant, ils ne sont pas du tout conscients qu’ils vont perdre leur chez soi. Lorsqu’ils le comprennent, c’est un coup de massue. Il est trop tard. On ne revient pas en arrière. Vous dites au début deLa Photo déchirée : “C’est en cherchant son histoire dans celle des autres qu’on retrouve une mémoire collective.” Est-ce que cela définit votre démarche d’une façon plus générale ? J. V. : Oui, c’est en quelque sorte mon programme. Mon point de départ à travers cette photo déchirée, c’était de retrouver des histoires de passages clandestins que j’avais entendues dans mon enfance. Mon père a tendance à se reprocher d’avoir entraîné ses enfants dans cette vie très dure. Mais son histoire, c’est l’histoire de milliers d’autres. Il est important de replacer toute cette expérience douloureuse dans un contexte politique. A leur insu, les gens sont pris dans la tourmente de l’histoire. Ce qu’ils vivent chacun comme une aventure individuelle, il faut en donner un éclairage plus large. Ils sont partis parce que c’était la misère, mais ils sont aussi venus dans un pays qui les appelait. L’appel de la France en direction des pays du sud était très fort. Le patronat avait un immense besoin de main d’œuvre. On entend encore des Portugais dire “heureusement que la France était là pour nous accueillir”, en s’imaginant que la France avait fait envers eux une démarche humanitaire ! A qui destinez-vous vos films ? Parce qu’il n’y avait pas de conflit ? J. V. : Apparemment, l’immigration portugaise ne pose pas de problème parce qu’elle est bien intégrée. La réalité est beaucoup plus violente. Ceux qui quittent le Portugal au début des années 1960 viennent plutôt du nord du pays, ce sont des métayers qui ne gagnent pas de quoi vivre, des jeunes qui fuient l’enrôlement dans les guerres coloniales. Certains émigrent aussi pour fuir la répression. Après 35 ans de salazarisme, les jeunes étouffent. Ça n’a l’air de rien de partir, de faire sa vie dans un autre pays, mais quand on commence à interroger les gens, on s’aperçoit que c’est d’une violence extrême. Non seulement les premières années sont difficiles avec les séparations, mais ça se perpétue jusqu’à la fin de la vie. La première génération est complètement sacrifiée. Pour le couple principal des Emigrés, on voit que ça s’est très mal passé. Dans Les Emigrés, à la différence des films précédents, vous ne vous appuyez ni sur des archives, ni sur une voix off. A quoi correspond ce changement dans votre écriture cinématographique ? J. V. : Quand j’ai commencé à travailler sur le sujet de l’émigration portugaise, j’ai presque fait un travail d’archéologue car il y avait peu de documents. Je suis allé chercher des archives, des coupures de presse et des témoignages révélateurs de l’histoire collective. J’ai filmé des lieux actuels comme la gare d’Austerlitz qui ont fort peu changé. J’ai aussi recherché dans ma propre histoire ce qui pouvait relever de l’histoire collective. Pour trouver une cohérence entre tous ces matériaux disparates, il a fallu pour chaque film un long temps de montage. Dans Les Emigrés, la démarche est tout à fait différente, je ne viens pas au devant des gens avec des questions précises, je veux qu’ils racontent leur propre histoire. Sans repérage préalable, je me suis installé début août dans un village du Tras-os-Montes et pendant quinze jours, j’ai tourné tout le temps en prenant moi-même l’image et le son. Comme je suis seul, le rapport avec les gens est plus spontané. Je me laisse porter par les rencontres. Dans ces conditions, les archives sont complètement inutiles. Ces gens que vous filmez deviennent des personnages à part entière dont on sent, même dans les silences et les gestes, la douleur. Comment les avez-vous approchés ? Voyez-vous ces retours comme un échec ou comme un choix ? J. V. : Ceux qui sont restés au pays voient plutôt l’émigration comme un piège où ils ne sont pas tombés. Car ceux qui se sont engagés dans l’idée de gagner de l’argent pour revenir au pays et y faire construire une maison n’en ont jamais fini. Au Portugal, quand ils sont partis, il n’y avait pas d’argent. On vivait pauvrement du produit de sa terre et l’on n’achetait quasiment rien. Lorsqu’ils découvrent le salariat, l’argent devient très important, notamment pour les femmes qui y voient une énorme émancipation. On s’enferme là-dedans, on achète des maisons, des appartements, et on ne vit plus. Lorsqu’on s’en aperçoit, il est trop tard. L’immigration a deux faces : l’émancipation parce qu’on découvre le monde et l’aliénation parce qu’on va tout sacrifier. Votre cinéma semble porté par un fort engagement. Dans tous vos films, vous faites entendre de très beaux chants populaires. D’où les avez-vous tirés ? J. V. : J’ai beaucoup utilisé le travail d’un ethnomusicologue français, Michel Giacometti 5. Il a recueilli et enregistré des chants populaires, en majorité des chants de labeur. Cela a permis un grand renouvellement de la chanson engagée dans les années 1960, comme Jose Alfonso. Dans les villages, moi aussi, plus modestement, j’ai enregistré des chants. Les gens ont une grande nostalgie de l’époque où l’on moissonnait et l’on chantait ensemble. Dans Les Emigrés, la nostalgie s’exprime aussi à travers les paysages. On voit encore quelques moutons qui passent, mais les champs ne sont plus cultivés. Autour du village, tout a brûlé. Au Portugal, tout brûle parce que la terre n’est plus entretenue mais aussi parce que, pour des raisons de rentabilité à court terme, on a planté partout des eucalyptus ; la gestion de la forêt est catastrophique. En filmant les très beaux paysages de Tras-os-Monte, j’essaie de consoler un peu les émigrés. Je ne voulais pas rester seulement sur leur souffrance. Avez-vous d’autres films en projet sur les Portugais ? J. V. : Je voudrais réaliser une suite deLa Photo déchirée et du Drôle de mai, un troisième volet qui raconterait les années qui ont suivi 1968, celles de l’installation progressive dans la société française, pendant la Révolution des Œillets au Portugal. Les Portugais aujourd’hui, même lorsqu’ils paraissent “bien intégrés” se sentent en fait assez méprisés, comme s’ils étaient des gens sans histoire. Ces sentiments ressortent fortement au moment des matchs de football. une attitude qui témoigne de leur humiliation collective. Mais ils s’expriment peu, de manière sourde, ce qui rend peut-être plus difficile de faire des films avec eux. Il y a dans chacun de vos films un vieil immigré portugais qui parle de la situation actuelle, de cette histoire tragique qui continue. Est-ce fréquent ce sentiment de solidarité ? Propos recueillis à Paris, avril 2010. 1 Ed. Le Seuil, 1988. |
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