Le rendez-vous de Salonique
En principe, on ne vient pas au festival de documentaire de Salonique pour voir des films sur Salonique. La treizième édition de ces « Images de XXIe siècle » (11-20 mars 2011) offrait plus de cent films dans la sélection internationale et presque autant de films grecs.
Il y en avait pour presque tous les goûts, des films sur le Moyen Orient, sur l’environnement, sur les droits de l’homme, sur les autistes, des rétrospectives consacrées au Russe Sergueï Loznitsa, à la Tchèque Helena Trestikova, à la Grecque Kiriaki Malama. Des portraits, des élégies, des pamphlets, des chagrins intimes et de grandes douleurs partagées.
Mais commençons par My Sweet Canary, projeté en ouverture, un film qui a littéralement électrisé le public. C’est l’histoire de Roza Eskenazi, une chanteuse populaire des années vingt et trente, star du rebetiko. L’histoire est merveilleuse mais pas très édifiante. Née dans une famille juive très pauvre d’Istanbul vers 1895, la fillette arrive vers l’âge de sept ans à Salonique qui est alors possession ottomane. Toutes les dates de sa biographie sont approximatives parce que Roza entretenait un certain flou, d’autant plus excusable qu’elle était illettrée. Ce grand port ouvert à tous les vents de la Méditerrannée est alors peuplé majoritairement de juifs séfarades parlant (et chantant) le judéo-espagnol (ou ladino) ; les musulmans turcs ou turcophones y forment la deuxième communauté et les Grecs orthodoxes la troisième. Le reste se partage entre Bulgares, Tziganes, Slaves et Méditerranéens de toutes obédiences. Le père de Roza, fripier de son état, tire le diable par la queue et néglige d’envoyer sa fille à l’école. Un jour qu’elle balaie la cour en chantant, elle est remarquée par le propriétaire d’un bar »¦ A douze ans, elle débute dans les bouges de Salonique. Sa carrière durera soixante ans, avec quelques hauts « enregistrements de disques et tournées aux Etats-Unis » et beaucoup de bas, surtout pendant les années 1950-1970 quand le pouvoir grec réprime le rebetiko jugé anti-patriotique et immoral. La vie de Roza ressemble à ses chansons, et réciproquement. Mère à seize ans, elle néglige son fils pour se consacrer au music-hall. Pendant la Seconde guerre mondiale, alors que toute la population juive de Salonique est parquée au ghetto en attendant la déportation, elle entretient une liaison notoire avec le chef de la Gestapo locale. Le « brave » Hans offre un temps asile à la famille de Roza. Après la guerre, elle prendra pour compagnon un jeune et beau Grec, de trente ans son cadet, exerçant l’utile profession de chauffeur routier. Ultime espièglerie : Roza est enterrée sous une croix orthodoxe, dans le caveau de famille de son bel (et quelque peu infidèle) amant. Les détails de ce dernier épisode nous sont contés par sa rivale d’alors, une vieille dame qui n’a pas perdu le sens de l’humour.
Autant dire que Roza était une femme diablement libre, souveraine dans la vie et sur la scène jusque dans sa vieillesse avancée. Le film fait revivre dans un seul souffle son histoire et sa musique. Roy Sher, le jeune réalisateur israélien qui s’est lancé dans cette aventure, fut d’abord attiré par le nom indubitablement juif de cette vedette un peu oubliée. Mais chemin faisant, il a rencontré le rebetiko. Lieu de ralliement des métèques, des outlaws et des cocaïnomanes, des malfrats et des gueuses, le rebetiko réunit la culture musicale juive, turque et grecque en se moquant allègrement des frontières et des démagogues qui en tirent leur fond de commerce. Roy Sher a eu l’idée lumineuse d’inviter un musicien israélien, une chanteuse londonienne d’origine grecque chypriote et une prodigieuse chanteuse turque à l’accompagner dans son road movie d’Istanbul à Athènes pour leur donner l’occasion de réinterpréter les grands succès de Roza. Un concert d’anthologie - dont le film reprend les meilleurs moments - s’est tenu à Salonique. Le public du festival, ce soir-là une majorité de Saloniciens au moins quinquagénaires, fredonnait dans la salle les tubes de Roza Ashkenazi. La projection faisait mieux que lui restituer une part de sa culture musicale, il faisait revivre le cosmopolitisme d’une ville doublement mutilée. Entre 1912 et 1923, la population turque de la ville a été renvoyée en Asie mineure. En 1943, la population juive (49 000 âmes) a été expédiée à Auschwitz et Bergen-Belsen. Ce double nettoyage ethnique a laissé les Grecs orthodoxes seuls en piste, orphelins de cinq siècles d’une culture métissée. Que ce soit un Israélien qui ait réalisé My Sweet Canary témoigne sans doute d’une aspiration générale, en Israël comme ailleurs à s’affranchir d’un nationalisme mortifère. La musique ignore les murs et les barbelés : quel privilège !
Il y eut un « after ». La soirée s’est prolongée fort tard avec le réalisateur et les deux chanteuses du film dans un petit cabaret salonicien voué au rebetiko. Du vin, du fromage, des textes pleins de gouaille (que je me suis fait un peu traduire) ; Salonique riait et chantait dans toutes les langues.
Après cette longue introduction musicale dans le thème de cette ville que les Grecs nomment Thessalonique et tous les autres, Turcs, Juifs ou Français, Salonique, venons-en au festival. En tout cas à quelques moments forts.
La Libanaise Zeina Daccache, actrice, scénariste et metteuse en scène est connue pour son engagement dans l’action artistique en prison. Elle présentait à Salonique Douze Libanais en colère, la relation filmée d’un travail théâtral exemplaire conduit à la prison Roumieh avec une cinquantaine de criminels condamnés à de fort longues et lourdes peines. Cette frêle brunette a tant d’autorité que les détenus l’ont surnommée Abu Ali. Ce qu’elle obtient d’eux, ils n’en reviennent pas eux-mêmes ; destitués, déchus à leurs propres yeux, ils s’en croyaient incapables. « Théâtrothérapeute » : Zeina Daccache assume le terme. Elle vient soigner mais elle n’en reste pas là . Car le texte, librement inspiré de Douze hommes en colère, va fort loin dans la mise en question de la justice criminelle et de la répression pénitentiaire. Zeina Daccache a accompli un autre exploit, celui de faire venir au spectacle - joué entre les murs de la prison et sous la plus haute sécurité - le gratin politique, militaire et policier du pays. Il faut voir comment ces chamarrés serrent la main des taulards à la fin de la représentation ! Une seule réserve sur ce beau film : ces interviews où les vieux machos reconnaissants et éblouis, tressent unanimement les lauriers de la reine Zeina n’étaient pas indispensables.
Un hasard de la programmation a réuni à Salonique deux films traitant quasiment du même sujet, la production de héros par la propagande militaire, deux films pourtant fort différents. Le premier, The New Saint, du Néeerlandais Allard Detiger, montre comment le jeune Evgueny, mort en Tchétchénie à l’âge de 19 ans devient en Russie l’objet d’un culte orchestré par des prêtres, des militaires et des groupes nationalistes paramilitaires à la mine patibulaire. Sa mère, la pauvre Lioubov, qui a déjà perdu son mari et un autre fils, endosse le rôle de « mère de martyre » qu’on lui fait jouer sur la scène publique et les médias. Evgueny, qui a refusé d’ôter sa croix avant son exécution, est devenu une icône au service de la propagande belliciste, et sa mère une vedette des talks shows nationalistes. Pour ses camarades de combat, Evgueny était un gars comme les autres, sûrement pas un saint. Le même jour à ses côtés trois autres ont été exécutés. Les quatre soldats avaient refusé d’ôter leur croix, les quatre ont été décapités à la hache. Pourquoi sanctifier Evgueny et pas les autres ? Ces anciens combattants ne rêvent pas, quelle que soit la propagande du jour, de finir en héros. Ils aiment trop la vie. On aurait aimé que leur film leur laisse plus de place.
Le second film, The Tillman Story de l’Américain Amir Bar-Lev, se passe aux Etats-Unis. La mort de Pat Tillman, ex-footballeur vedette, tué en opération en Afghanistan en 2003 fut abondamment exploitée par G. W. Bush et toute la propagande faucon. Mais la famille ne tarda pas à découvrir que le « héros » était en fait tombé sous les balles « amies » de ses camarades dans un moment d’extrême confusion. Elle se retourne contre l’appareil politico-militaire, exige la vérité, tente même d’obtenir des sanctions contre les gradés qui falsifient délibérément les rapports d’opérations. Grâce à la liberté d’accès à l’information militaire dont on dispose aux Etats-Unis « pourvu qu’on y mette assez d’acharnement » une liberté impensable en Russie et même en Europe de l’Ouest, les parents de Pat Tillman parviennent à rétablir toute la vérité sur la mort de leur fils. Ce qui n’empêche hélas pas la propagande de continuer à tourner à plein régime.
Au sortir de ces deux films, projetés à quelques jours d’intervalle, on avait envie d’ouvrir le débat. La propagande militaire américaine diffère-t-elle de la propagande russe ? Peut-être par une utilisation plus massive et plus sophistiquée des médias mais là comme ailleurs la vérité est toujours la première victime de la guerre. Pourquoi la mère de Pat refuse-t-elle d’endosser ce rôle de martyre que joue si bien la mère d’Evgueny ? Sans doute parce qu’elle est plus solide et surtout mieux entourée ? Mais le réalisateur néerlandais aurait sans doute pu trouver en Russie des mères de soldats rebelles à la propagande. Svetlana Alexievitch et Anna Politkovskaïa ont bien su le faire. Je suis peut-être injuste avec Allard Detiger mais si le film d’Amir Bar-Lev me semble courageux dans le défi qu’il lance au credo de son pays (en dépit de son patronyme d’origine israélienne), credo partagé bien au-delà du monde des Tea parties, quel risque y a-t-il pour un Hollandais de monter au public occidental les ravages du sabre et du goupillon sur la malheureuse Russie ? N’est-il pas simplement en train de le conforter dans ses certitudes ?
Le documentaire remue en permanence des questions d’éthique. Prenons The Oath (La Foi) de l’Américaine Laura Poitras. A Sanaa (Yémen), elle rencontre Abu Jandal, un jihadiste convaincu, ancien garde du corps de Ben Laden, dont le beau-frère, Salim Hamdan, a purgé 8 ans à Guantanamo. Abu Jandal est assurément un ennemi de l’Occident, de ses intérêts et de ses valeurs. Le film le montre dans sa vie quotidienne de père de famille et de chauffeur de taxi, une vie précaire animée par une foi profonde. Le plus grand regret d’Abu Jandal est d’avoir fait embaucher son beau-frère Salim comme chauffeur personnel de Ben Laden. Arrêté en 2001 en Afghanistan, Salim Hamdan a laissé derrière lui des enfants qui n’ont jamais connu leur père. A la différence d’Abu Jandal, Salim n’était pas un jihadiste et aucune charge n’a pu être retenue contre lui. En 2006, il a gagné un procès contre les Etats-Unis pour détention arbitraire. Afin de le maintenir à Guantanamo, le Congrès américain a institué un nouveau crime, celui de soutien matériel à une entreprise terroriste, dont il a été rétroactivement jugé coupable. Libéré depuis 2009, Salim Hamdan qui a retrouvé sa famille à Sanaa n’a pas voulu témoigner dans le film. Ethique du documentaire ? Abu Jandal est sans conteste un ennemi des Etats-Unis mais il n’est pas un criminel, encore moins un monstre. The Oath prend le risque de donner à Al-Quaeda un nom, une voix, un visage, des enfants et des sentiments. Sans faire en quoi que ce soit l’apologie du jihad, Laura Poitras brosse un beau portrait qui ne peut que saper le moral des armées et la bonne conscience de son pays.
Une autre réalisatrice qui ne craint pas de heurter les bonnes âmes, c’est la Mexicaine Alejandra Sanchez, avec Agnus Dei, Cordero de Dio. Elle accompagne pendant plusieurs mois un jeune homme qui cherche à retrouver le curé pervers qui a abusé de lui du temps où il était enfant de chœur. Pas pour se venger mais juste pour pouvoir tourner la page, fermer la blessure. Chemin faisant, elle visite un séminaire où de jeunes apprentis curés, élevés comme leurs devanciers dans l’ignorance et la terreur du sexe, s’apprêtent recommencer l’histoire.
De la demi-douzaine de films français sélectionnés, deux se sont frayés une place au palmarès : Une Peine infinie de David André (également prix Albert Londres 2011) produit par France 2 et Une Idée simple et révolutionnaire de Laetitia Moreau produit par Canal +. Le premier, réquisitoire contre la peine de mort à partir de l’histoire exemplaire d’une exécution au Texas, a reçu le prix des droits de l’homme. Le second, qui propose une alternative surprenante à l’exploitation du pétrole en Amazonie, a reçu le prix de l’environnement. Point commun : les deux sont l’œuvre de journalistes indépendants qui, malgré la frilosité des chaînes de télévisions en France, réussissent à y faire passer des idées, des espérances, des combats de portée universelle.
Un bémol à cette chronique enthousiaste : la sélection de films grecs, quoique abondante, ne parvient pas à être encore vraiment convaincante. Non que les cinéastes et les cinéphiles manquent en Grèce, mais ce qui fait défaut à ce petit pays dont les finances publiques sont désormais officiellement en faillite (pas celles de tous les particuliers, loin de là !) est une télévision de service public ambitieuse et des lieux de formation et de confrontation. L’ambition du directeur du festival de Salonique est précisément de faire de ce rendez-vous de mars un grand moment d’émulation pour la production nationale. La jeunesse estudiantine qui se presse dans les 6 salles 6 fois par jour toute la semaine montre que ce pari du moins est amplement réussi.
Anne BRUNSWIC, avril 2011
Article publié dans larevue Cassandre/Horschamp automne 2011