Eloge de l’enquête
Intervention d’Anne Brunswic au débat sur l’enquête littéraire ou "narrative non-fiction"
Si nous faisions des films, nous serions invités dans des festivals de cinéma documentaire. Il en existe d’excellents en Europe et au Canada. Ces festivals sont récents, vingt ans pour les plus anciens (contre 60 ans au festival de Cannes). Etats généraux du cinéma documentaire, Cinéma du réel, Visions du réel »¦ Il a fallu un certain temps au documentaire »“ longtemps confondu par les profanes avec le reportage télé - pour obtenir une reconnaissance artistique. Il a aujourd’hui ses auteurs consacrés, son panthéon, ses lauriers, ses revues spécialisées et ses enseignements universitaires.
Le territoire de la littérature documentaire reste à baliser. On y rencontre pêle-mêle des essayistes, des romanciers trans-genres, des écrivains voyageurs, des grands-reporters. On attend encore les festivals de « littérature du réel ».
Un grand symposium consacré au roman nous accueille, il ouvre avec nous le débat. Profitons-en pour faire notre coming out.
« Non fiction » dit-on en anglais. Cela revient à nous définir négativement par ce que nous ne sommes pas. Comme un écart par rapport à une norme. La fiction tient le haut du pavé de la littérature depuis au moins deux siècles, depuis que le roman s’est imposé comme le grand genre. On n’est plus au temps de Montaigne, de Pascal ou de Voltaire. Celui qui n’écrit pas de roman doit rendre des comptes. Pour se faire pardonner de publier des écrits réputés « inclassables », l’éditeur écrit en 4e de couverture que c’est un « roman vrai », que « ça se lit comme un roman », tant le roman demeure la mesure de toute chose. La fiction »“ comme le note Philippe Vasset »“ a tout envahi, y compris le journal télévisé, y compris la politique qui repose désormais sur l’art de la « pipolisation » et du « story telling ». Le monde est un film catastrophe où après l’éclatement de la bulle financière vient la grippe porcine. Le citoyen n’est plus qu’un spectateur cloué dans son fauteuil dans l’attente d’un dénouement, forcément apocalyptique.
Nous ramons à contre-courant. Le cinéma documentaire génère peu de profits et ne compte guère de stars (Claude Lanzmann, Michael Moore peut-être ?) La littérature documentaire peine à être reconnue. Refuser la fiction, c’est déjà entrer dans une forme de résistance à l’air du temps.
C’est dire au lecteur qu’ il nous appartient non seulement d’habiter le monde de nos fantasmes mais de le changer.
Ce qui nous réunit, Sergio Gonzales, Fabrizio Gatti, Philippe Vasset et moi, par-delà la différence des genres, des styles, des centres d’intérêt, des tempéraments, c’est un goût de l’enquête. Nous travaillons à mettre au jour des pans du paysage qui pour une raison ou une autre restent dans l’ombre, à tirer au clair des faits, à élucider des situations, nous passons beaucoup de temps hors de notre bureau à vagabonder, à recueillir des bribes de conversations entendues dans le métro, à converser avec d’illustres inconnus.
L’enquête. Ce n’est pas original. Beaucoup d’autres font des enquêtes, les policiers, les juges, les sociologues, les ethnologues »¦ Enquête littéraire ? Depuis le XIXe siècle, les romanciers se sont mis à l’enquête de terrain. Flaubert vérifie ou fait vérifier chaque détail jusqu’aux horaires de chemin de fer. Il envoie ses amis repérer des lieux où ses personnages vont se mouvoir. De même Zola. Une partie de ses carnets d’enquêtes a été publiée dans la collection Terre Humaine avec le sous-titre « Une ethnographie inédite de la France ». Ces textes sont une mine d’informations collectées par quelqu’un qui maîtrise les techniques du journalisme et qui sait regarder, pour l’avoir appris notamment dans l’atelier de Manet. La comparaison avec les romans que Zola en a tirés ne tourne pas toujours en faveur des romans. Ces carnets de notes, de croquis, écrits en phrases courtes et sèches, paraissent aujourd’hui d’un style plus moderne que les romans, encombrés par l’épopée, les grandes orgues de la rhétorique, le poids d’une démonstration.
Dans la tradition du roman réaliste, l’enquête est le matériau préparatoire au livre, l’écrin de réalité qui va conférer de la vraisemblance aux héros fictifs, un échafaudage qui a vocation à disparaître dans la fiction. Cette tradition, qu’elle se dise réaliste, naturaliste ou hyper-réaliste, est très largement représentée dans le roman contemporain, nourri d’enquêtes sur des faits divers, des milieux sociaux, des événements historiques récents.
La tendance à brouiller les cartes existe elle aussi depuis longtemps. Romans vrais, fictions mettant en scène des personnes ayant réellement existé, autofictions, enquêtes romancées. La zone d’indétermination est vaste. Le Neveu de Rameau de Diderot, est-ce une fiction ? Un des contemporains auxquels on songe tout de suite est W.G. Sebald qui parsème ses fictions vertigineuses de photos en noir et blanc, comme s’il voulait asseoir la vérité documentaire du roman.
Pour ce qui me concerne, je n’ai jamais écrit de fictions à proprement parler. Mes deux premiers livres étaient des investigations dans la matière de ma propre vie, des explorations de la mine aux souvenirs. Evidemment très subjectives mais pas fictives. Je ne demandais pas au lecteur de me croire, je lui proposais de m’accompagner dans une enquête autobiographique.
Depuis 2003, je me suis faite « écrivaine voyageuse », en Palestine et en Russie. Trois livres ont paru. Les deux premiers se présentent comme une succession de chroniques, genre hybride entre le reportage et le carnet de voyage. Un lieu, une date, un regard qui balaie un coin de paysage.
Ceux que je salue bien bas parmi les devanciers : en vrac, Montaigne, Victor Hugo pour Choses vues, Nicolas Bouvier, François Maspéro, Stig Dagermann pour Automne Allemand.
Chez les Palestiniens, j’ai mené une enquête dont le sujet, au départ très vague, s’est précisé chemin faisant. Comment vit-on le conflit israélo-palestinien de ce côté ? Quelles sont les attentes, les espoirs ? Il fallait nouer pour cela des rapports avec beaucoup de gens, les regarder vivre, les écouter. Mon livre est nourri de ces rencontres, de ces conversations (ce ne sont pas à proprement parler des interviews, des entretiens, des récits de vie plutôt). Il m’est aussi souvent arrivé de répondre à des questions. L’enquêtrice fait partie de l’enquête, d’autant qu’elle est née dans une famille juive et sioniste, qu’elle ne s’est jamais engagée ni d’un côté, ni de l’autre. Quel effet ça fait d’aller de l’autre côté ? Comment y est-on accueilli ? Et comment vous regardent les « vôtres », ceux qui comptaient sur votre alignement automatique, identitaire, à « votre » camp ?
En Sibérie, je voulais profiter de l’ouverture (relative tout de même) du pays pour voir des paysages et des gens longtemps interdits d’accès aux étrangers. La question que je me posais peut se résumer en ces termes : Ils vivent dans une des régions les plus inhospitalières de la planète, comment font-ils pour la rendre habitable ? Les femmes, lors de mon enquête précédente, m’avaient fourni beaucoup plus de lumières que les hommes sur la vie quotidienne. Forte de cette expérience, je me suis proposé d’emblée de partir à la rencontre des femmes de Sibérie et d’en faire mes héroïnes. D’une certaine manière, j’avais défini un « angle » comme disent les journalistes. Mais je ne m’y suis pas tenue.
Il existe une histoire des voyageurs occidentaux en Russie et en URSS et des livres qu’ils en ont rapportés. Jacques Derrida fait observer, dans « Moscou aller-retour », qu’à l’époque soviétique, le voyageur de gauche venait mesurer l’écart entre la réalité observée (entrevue plutôt) et un idéal achevé, l’idéal du socialisme tel qu’il était conçu par la théorie et chéri par le voyageur. L’URSS s’en approchait-elle ? Etait-elle en bonne voie ? Faisait-elle des progrès ? Le voyageur d’aujourd’hui procède de la même manière mais c’est notre société qui sert de mètre-étalon. La Russie progresse-t-elle vers la démocratie ? Le voyageur vient toujours mesurer un écart entre ce qu’il voit et un idéal préconçu. Derrida en conclut que c’est la meilleure manière de ne rien voir, de ne rien comprendre.
A mon départ en Palestine, en 2003, j’avais encore vaguement ce genre de questions en tête. Vus d’ici, les accords d’Oslo semblaient une solution qui conciliait le droit et la justice. Pourquoi la paix n’avançait-elle pas ? Qu’est-ce qui faisait obstacle à un accord ? Les Israéliens à l’époque incriminaient Arafat, son pouvoir autoritaire, sa corruption, sa duplicité. Je me doutais bien que les torts étaient plus partagés. Mais au bout de quelques jours sur place, mes questions ont changé. L’occupation militaire et la colonisation, de toute façon, ne laissaient aucune place à la démocratie. Je me suis demandé d’où les Palestiniens tiraient la force de tenir, de résister, de continuer à espérer. Peu ou prou, ce sont les mêmes questions qui ont soutenu mon enquête en Sibérie.
Mon dernier livre propose le récit d’une enquête dans le temps et dans l’espace, enquête historique sur la construction d’un canal au temps de Staline, enquête dans la Carélie d’aujourd’hui où ce canal existe toujours. Il comporte comme les précédents livres des éléments de reportage, des carnets de voyage, beaucoup de récits recueillis dans des cuisines mais il rompt plus nettement avec le journalisme.
Je n’ai pas pour habitude de faire l’exégèse de mes livres, d’en produire la théorie. Je peux lancer quelques hypothèses.
Je me suis donné un sujet d’enquête hors de toute actualité, froid dans tous les sens du terme. Le Belomorkanal est totalement oublié même en Russie. Il n’est même pas le lieu d’un désastre écologique qui aurait pu attirer l’attention. Le Goulag lui-même est un sujet qui ne passionne plus guère. Le temps des révélations des années Gorbatchev et Eltsine est révolu. Aucun scoop à l’horizon.
Ce qui m’a conduit à revenir en Russie pour un deuxième livre, c’est la volonté regarder le goulag en face, d’affronter cette réalité glaçante, mais aussi perturbante pour quelqu’un qui dès l’âge de 15 ans a voulu ardemment faire la révolution, qui a été communiste, qui aurait pu être du côté des bourreaux aussi bien que des victimes. C’est une page de ma propre histoire que je suis allée lire. Evidemment, cette histoire je la partage avec des millions d’autres mais c’est pour mon compte personnel que j’ai fait le voyage. Ecrire est le seul moyen que j’aie trouvé pour tirer au clair certaines énigmes qui me touchent de près, c’est aussi la seule réparation morale que je puisse offrir à ceux qui ont été sacrifiés au nom d’Octobre.
L’écriture n’a pas été contemporaine du voyage comme dans les lives précédents ; j’ai écrit à mon retour à partir de notes, tout en poursuivant mes recherches en bibliothèque, travail qui s’est étendu sur un peu plus d’un an.
Enquête littéraire ? Je préfèrerais parler d’une enquête menée avec les moyens d’un écrivain, le temps, le droit au tâtonnement et même à l’erreur, une subjectivité assumée, un langage dégagé des servitudes de la communication.
L’enquête est une épreuve pour celui qui s’y engage. Certains à cette table ont mis en jeu leur vie, moi simplement mes préjugés, mais nul ne sort de l’enquête comme il y est entré. Et le lecteur non plus, espère-t-on.
Anne Brunswic, mai 2009
Les assises internationales du roman
Les actes des Assises internationales du roman organisées par Le Monde et la Villa Gillet sont édités dans la collection Titres, aux éditions C. Bourgois.
Dans le recueil des Assises internationales du roman 2009, on peut retrouver l’intégralité du débat sur l’Enquête littéraire ou "Narrative non fiction" auquel ont participé Fabrizio Gatti (italie), Sergio Gonzales (Mexique), Philippe Vasset et Anne Brunswic (France).
Table ronde animée par Jérôme Gautheret (Le Monde) et Eric Banks (USA).
« Volonté de comprendre, de questionner, de mettre en suspens la réalité ou de la circonscrire, la littérature sonde, examine, ouvre les yeux, écoute, parle et s’aventure. Elle prend le risque de la vigilance, de l’inattendu, de la singularité. Les textes réunis dans ce recueil traduisent ce pouvoir de la fiction d’interroger la vie et le monde qui nous entourent. L’enjeu des Assises Internationales du Roman est de donner voix à la pensée littéraire. »
Guy Walter, Directeur de la Villa Gillet et des Subsistances