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Printemps 2008
Chronique d’un retour en Palestine
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Hiver 2004, hiver 2006 et maintenant printemps 2008 : c’est mon troisième séjour chez les Palestiniens, chaque fois avec un intervalle de deux ans. Rien de délibéré dans ce calendrier mais du coup s’esquisse une méthode : je vais tâcher de retrouver ceux que le hasard de mes précédents voyages m’a fait rencontrer, de mesurer avec eux le temps parcouru.

Ramallah. Chez Georgette, thé servi avec une assiette de fruits frais, comme d’habitude. Une grosse orange à la peau toute bosselée d’une saveur qu’on ne trouve qu’ici, celle des fruits cueillis dans le jardin à l’heure fixée par la nature, une petite banane de Jéricho, une pomme. Pendant que Georgette s’active à la cuisine, je tente de converser avec son mari (qui est aussi son cousin), mais il ne sait pas assez d’anglais et moi beaucoup trop peu d’arabe pour que nous échangions plus que des sourires aimables. Depuis son opération à cœur ouvert, il ne quitte plus le fauteuil. La semaine dernière, Georgette a pu aller à Jérusalem voir quelques parents. Elle me traduit le document rédigé en arabe et en hébreu. « Autorisation accordée à titre strictement personnel, uniquement pour des motifs religieux, travail prohibé… » Les chrétiens de Cisjordanie ont reçu cette année une permission exceptionnelle de cinq semaines, soit toute la durée allant de la pâque catholique à la pâque orthodoxe. Du temps de la Palestine ottomane, la famille Khoury à Ramleh était orthodoxe et comptait même quelques popes. Georgette me montre la photo d’un arrière grand-père barbu en soutane et toque noires qu’un de ses neveux vient de retrouver dans les archives israéliennes. Elle-même fréquente, je ne sais pourquoi, l’église latine. C’est le curé qui transmet la demande de laissez-passer assortie de la photocopie de la carte d’identité. Ensuite, l’autorité militaire israélienne accorde ou refuse, sans motif. Cette année, Georgette l’a reçu, Henriette, sa cousine, ne l’a pas eu. « Peut-être parce que j’ai été mariée avec un musulman ? » m’a dit Henriette, veuve maintenant depuis trois ans.

Je demande à Georgette ses impressions sur Jérusalem qu’elle n’avait pas revu depuis cinq ans. « Rien de changé sinon ce mur affreux et qui nous rend la vie impossible. Nous avons un cousin qui travaille dans un atelier de charpenterie en face de chez lui ; maintenant, le mur passe au milieu de la rue. Pour aller de Birnabela à A’Ram, il doit passer par Ramallah ! Au lieu de trois minutes, il met une heure et demie. Et quand le check point est fermé, il ne travaille pas ou bien il ne peut plus rentrer chez lui. Beaucoup de gens comme lui ont déjà perdu leur travail. »

Encore une tasse de thé ? A propos du mur, elle me raconte une histoire arrivée la semaine dernière à une voisine chrétienne – appelons-la Sofia. Début mars, le frère cadet de Sofia a été conduit en urgence à l’hôpital Saint John’s de Jérusalem. Jirias est un homme de 51 ans, père de trois enfants. Apprenant que son état était désespéré, il a demandé à voir sa sœur, une sœur qu’il chérit tout particulièrement parce qu’elle l’a élevé. Sofia attendait son laissez-passer d’un jour à l’autre, mais le temps pressait, son frère était au plus mal. Le 17 mars, elle emprunte à travers les collines un petit sentier bien connu des clandestins, elle se glisse dans une grosse canalisation de béton qui passe sous une route mais, au moment où elle sort de l’autre côté, un soldat israélien l’interpelle. Sofia tremble de peur ; le règlement militaire autorise à tirer sur toute personne s’approchant du mur. Mère de famille, 52 ans, assidue à la paroisse latine de Ramallah, Sofia n’a rien d’une baroudeuse, encore moins d’une kamikaze. Elle implore le jeune soldat de la laisser aller jusqu’à l’hôpital. « Mon frère est mourant, il m’a réclamée, c’est mon seul frère, par pitié ! » A genoux, elle l’implore. Le soldat lui a mis les menottes et l’a laissée là pendant des heures. Elle mourait de soif. Pour finir, il lui a dit : « Vu votre âge et vu que c’est la première fois, je ne vous envoie pas à Ketziot (prison israélienne réservée aux Palestiniens). Estimez-vous contente que je vous laisse rentrer à Ramallah. » A son retour, Sofia a dit à Georgette que son cœur était brûlé, « carbonisé » exactement. Le 19 mars, Jirias est mort à l’hôpital Saint John’s. Le 20, Sofia a reçu un laissez-passer inutile ; son nom figure désormais sur les listes noires de Tsahal.

Georgette me confie ces histoires de la vie quotidienne sous l’Occupation d’une voix posée, avec des détails, des dates, des circonstances, pour que je les rapporte fidèlement. Une journaliste française, juive de surcroît, saura peut-être faire comprendre aux Occidentaux la vie qu’on mène ici. Mais lorsque je l’invite à parler politique, elle décline poliment. Le Fatah, le Hamas, non, vraiment, elle n’a rien à m’en dire. Le Fatah a déçu à cause de la corruption, le Hamas avait la cote en 2006, et puis il a aussi déçu, surtout à cause de la violence du coup de force à Gaza. De la nouvelle municipalité indépendante élue en décembre 2005, Georgette se dit plutôt satisfaite, et tout spécialement de Janet Mikael, l’ancienne directrice du lycée. Première femme élue à un poste de maire en Palestine, cette Janet Mikael est une chrétienne de gauche, issue du FPLP de Georges Habache. Dans la famille Khoury, par tradition, on a toujours soutenu Georges Habache. Sans doute était-on attaché davantage à sa personne – le pédiatre, le réfugié, le chrétien et le nationaliste arabe – qu’à son programme intransigeant et marxiste. Les portraits du vieux « docteur », décédé à Amman il y a deux mois, couvrent encore les murs de Ramallah.

A l’Ouest, sa mort est passée inaperçue. Le fondateur du FPLP, longtemps rival de gauche d’Arafat, organisateur de maints attentats et détournements d’avions, était un terroriste quelque peu oublié… Ici, on parle de lui avec respect. « Un leader historique de la cause palestinienne » a déclaré Mahmmoud Abbas en décrétant trois jours de deuil national. Tous les partis, Hamas compris, s’y sont associés.
Alors que nous finissons de prendre le thé, Hani, le fils aîné, arrive accompagné de son épouse. Il s’est marié l’an passé et sa femme doit accoucher bientôt. En février, lorsqu’il a perdu son emploi, Hani a connu un mois de chômage. Il a dû accepter le premier poste qui se présentait, expéditionnaire dans des messageries privées pour 400 euros par mois. Ce n’est pas brillant mais sa mère est soulagée. « Il y avait 70 candidats pour ce poste. Il a été pris parce qu’il a dix ans d’expérience dans le métier. » Hani va bientôt être papa, c’est l’essentiel à ses yeux, et la bru vient d’une bonne famille de Bethléem, chrétienne bien sûr. L’autre fils, Shadi, travaille toujours à la bijouterie. En 2005, il avait été blessé à l’abdomen par une balle qui avait transpercé le rideau métallique de la boutique. Shadi m’avait montré l’impact dans le métal et raconté la panique lorsque les soldats israéliens s’étaient mis à tirer depuis la place Al Manara. Son fils est né alors que Shadi était encore à l’hôpital. Le petit Victor, maintenant âgé de trois ans, s’exerce à faire des moulinets dans le salon avec la canne de son grand-père, et Georgette tente avec douceur de lui faire entendre raison. Elle me montre les photos de ses filles sur la cheminée, brillantes carrières toutes les deux, l’aînée responsable des relations publiques à l’université de Jérusalem-Est est mère de deux enfants, la cadette chercheuse en biologie à Paris est encore célibataire.

Georgette aura bientôt quatre petits-enfants, ce qui, vu d’ici, est une toute petite famille. Elle fait de son mieux pour la garder réunie autour d’elle. Aux Etats-Unis où vivent ses frères et sœurs et ceux de son mari, les liens ne sont pas si intenses, on ne se voit qu’une fois ou deux l’an, dans les grandes occasions. C’est pour la vie de famille que Georgette est restée en Palestine alors que tant et tant de chrétiens émigraient. Et puis par obstination, par fierté, pour ne plus rien lâcher à l’ennemi sioniste qui l’a chassée de son village natal. L’heure venue, Georgette et son mari seront enterrés au cimetière chrétien de Ramallah, un cimetière si encombré qu’on y enterre les morts dans les allées et les uns par-dessus les autres.

Alors qu’elle me raccompagne à la grille, je tire de ma poche un fruit étrangement beau ramassé la veille à Jérusalem-Ouest. C’est une petite bogue brune de la grosseur d’une noix au creux de laquelle logent dix grains jaunes rangés comme des perles. Il y en avait des centaines sous les arbres de l’hôtel King David, auxquels les chauffeurs en livrée et les grooms ne prêtaient la moindre attention. Georgette est experte en jardinage, elle saura peut-être m’en dire le nom. « Non, je ne vois pas ce que c’est, mais je vais planter les graines. Nous verrons bien l’an prochain. »

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Au camp de Djenine, j’ai retrouvé sans peine ceux que je cherchais : Djamal, le jeune homme qui m’avait servi de guide en janvier 2004 et sa voisine, Nadjet, l’enseignante francophone rencontrée le soir du 31 décembre 2005.

Lorsque j’ai frappé à la porte de la maison de Djamal, c’est une belle-sœur qui a ouvert. Elle a réveillé Djamal qui dormait sur un petit matelas posé à même le carrelage du salon. Il m’a fait signe d’entrer, d’approcher. J’ai eu de la peine à le reconnaître à cause de sa barbe frisottante, de sa maigreur, d’une gravité que je ne lui avais jamais vue. Tout en prononçant quelques paroles de bienvenue, il a enfilé une djellaba blanche à manches longues et s’est couvert la tête d’une calotte bleue très enveloppante. Ensuite, il a saisi un grand carré d’étoffe blanche, a posé le gros orteil sur un coin, a tiré sur le coin opposé en tournant l’étoffe sur elle-même pour obtenir un bandeau. Du bandeau, il a fait un turban qu’il a noué par-dessus la calotte. Dernier élément de son costume : un gilet de coton kaki qu’il a enfilé par-dessus la djellaba. Il est resté pieds nus sur le carrelage.

Pourquoi a-t-il changé sa manière de s’habiller ? « C’est celle du Prophète, le blanc est symbole de pureté » a-t-il répondu. Sur la photo prise il y a deux ans, vêtu d’un jean et d’un sweat-shirt orange, il jouait au ballon avec les gamins du camp sur le terre-plein au-dessus du cimetière. A cette époque, il était employé de la police palestinienne et, comme il refusait fermement de porter les armes, on l’avait mis à la préparation des sandwiches. Cette activité lui rapportait un salaire décent et lui laissait des loisirs. En bénévole, il continuait à guider à travers les ruelles du camp les étrangers venus du monde entier. Il tâchait aussi de se perfectionner en anglais et en informatique. Je lui fais observer que Mahomet n’avait sans doute pas de fermetures éclair à son gilet. Djamal ne relève pas la malice et poursuit en me parlant d’Allah qu’il chérit tant, qu’il sent si près de lui quand il prie. Sa vie a changé : maintenant, sa journée commence à la mosquée avant l’aube, à 4h30. Il retrouve là une cinquantaine de fidèles. « Sur 10 000 personnes au camp, ce n’est pas beaucoup » regrette-t-il. Ensuite, il se rend à la police et pendant deux heures gagne sa vie en nettoyant les douches et les bains. « La propreté, c’est aussi pour Allah ». Puis il retourne à la mosquée. Le reste de la journée, il reste chez lui à étudier le Coran et à prier. Il rêve d’aller au Pakistan parfaire sa formation religieuse. Je m’étonne de sa maigreur, soulignée encore par la barbiche et l’ample djellaba flottante. Est-ce la pauvreté ? L’ascèse mystique ? « Je mange bien, plusieurs fois par jour » proteste-t-il. Dans son grand sourire, je retrouve un instant le Djamal de naguère.

Je lui demande des nouvelles du camp. Il y a quatre ans, les cicatrices de l’Intifada étaient encore partout béantes, maisons en ruines, façades criblées de balles, gravats. En 2006, le camp avait relevé ses ruines mais la misère n’en était que plus visible. Djamal n’a pas envie de parler du camp. Fatah, Hamas, il se moque de tout ça. L’armée israélienne vient chaque nuit opérer des arrestations, et alors ? « Ce qui nous entoure n’est qu’une illusion, un mensonge. Il est impossible qu’Allah ait créé un monde aussi laid et injuste. Ce qui compte c’est de rester pur et d’observer ses commandements pour qu’Il vous accepte dans son paradis. » Le paradis, j’ai de la peine à me le figurer. Djamal m’explique : « Tout ce qu’il y a de bon sur terre, tu le trouves là-bas multiplié à l’infini. Et rien de ce qu’il y a de mauvais. Mais le paradis, seuls ceux qui ont observé tous les commandements d’Allah y seront admis. Les autres, pfuit ! L’enfer (il fait un geste comme un coup de balai). Ou alors ils resteront devant la porte, à attendre pour toujours (il fait le geste d’un bateau en équilibre instable sur les flots). »

Cette foi nouvelle le pousse-t-elle à vouloir se battre pour l’islam ? Djamal n’aime pas qu’on dise du mal de Mahomet mais ce n’est pas une raison pour se battre. Il a un frère en prison depuis 2002, un autre qui a été criblé de balles et marche encore avec des béquilles, ça lui suffit. L’islam n’a pas besoin des armes pour s’imposer à toute l’humanité, pense-t-il. « Le Coran est tellement beau, tellement vrai ». Ses yeux brillent de bonheur chaque fois qu’il prononce le nom d’Allah ou de Mahomet. Il a appris par les nouvelles que la France est devenu le premier pays musulman d’Europe. Il serait curieux de venir voir les progrès de sa foi. « Tu risques d’être déçu, la France n’est pas un pays religieux. » Djamal ne peut me croire. Il ne fréquente plus les étrangers, encore moins les femmes. S’il a consenti une exception pour moi, c’est parce que je suis venue frapper à sa porte. Et puis, ne suis-je pas en âge d’être sa mère ? En dehors de sa famille, Djamal ne fréquente plus aucune femme, n’en regarde plus aucune dans les yeux. Dans un an, lorsque son frère sera sorti de prison, il compte prendre l’épouse que sa mère lui choisira. Elle sera très pieuse et très décente, entièrement vêtue de noir. « Je veux que sa beauté soit tout entière tournée vers l’intérieur. »

Pendant notre conversation, quelques enfants nous ont rejoints. Une fillette de six ans se glisse entre les genoux de Djamal. Elle insiste pour que je la prenne en photo à côté d’un bouquet de fleurs en plastique posé sur le guéridon. De longs cheveux bouclés, un tee-shirt rose pailleté d’argent, un sourire éclatant. La petite me montre sur l’écran de son téléphone portable la photo de son papa en tenue de combattant des Brigades des martyrs Al-Aqsa. « Elle n’a jamais vu son père, il a été arrêté avant sa naissance » explique Djamal. D’autres enfants arrivent, puis les frères aînés de Djamal, ses soeurs et belles-sœurs. « Il ne faut pas photographier les femmes, seulement les hommes et les enfants » avertit Djamal. Les autres adultes ne semblent pas si rigoureux sur les interdits ; le frère invalide se défait de ses béquilles et prend la pose sur le canapé en tenant son épouse par les épaules. « Nous sommes tous musulmans, dit une des sœurs, mais nous ne passons pas notre vie à prier et à étudier comme Djamal. » « S’il veut prier, c’est tout de même son droit » , ajoute le frère aîné.

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Pour me conduire chez Nadjet, un petit voisin de 10 ans s’institue mon guide. Au camp, les rues ont rarement une plaque et les maisons ne sont connues que par le nom de leur propriétaire. C’est le rôle des gamins de conduire les visiteurs. Le petit voisin m’abandonne devant un portail et disparaît. Heureusement, je reconnais la maison.

Nadjet ne m’attendait pas mais elle m’accueille avec gentillesse, avec la même grâce qu’il y a deux ans, lorsque j’étais arrivée à l’improviste le soir du 31 décembre. Commençons par la bonne nouvelle : Nadjet va avoir une carte d’identité. D’un jour à l’autre, elle l’attend. S’il n’y avait pas cette grève des fonctionnaires palestiniens, elle l’aurait sans doute eue hier. Depuis onze ans, elle vivait à Djenine sans papiers, avec la terreur d’être arrêtée, expulsée en Jordanie, séparée de son mari et de ses enfants.

Reprenons au début. Nadjet est née en Algérie en 1970 d’une mère kabyle et d’un père réfugié palestinien. Son père venait d’une famille de Bédouins, cultivateurs dans un village à 29 kilomètres de Haïfa. Professeur d’arabe, il est parti travailler en Algérie au moment de l’arabisation de l’enseignement. Il s’est marié en Kabylie avec une enseignante francophone dont il a eu deux filles et un fils. Nadjet a vécu en Algérie jusqu’à l’âge de 24 ans. Elle y a fait toute sa scolarité en français et en arabe ; à l’université, elle a étudié la biologie. En 1994, comme beaucoup de Palestiniens de la diaspora, son père a voulu rentrer au pays et marier ses filles selon la coutume avec ses neveux. Après les accords d’Oslo, tout semblait possible. Les deux sœurs se sont fiancées avec leurs cousins qui vivaient au camp de Djenine. Il restait à bâtir une maison. Nadjet a attendu quatre ans que les cousins finissent le chantier. En attendant, elle a vécu en Jordanie où elle a travaillé comme guide touristique. Puis avec sa soeur, elle a franchi clandestinement la frontière du Jourdain. Les deux noces ont été célébrées le même jour, c’était plus économique. On a invité à Djénine un millier de convives, la tribu et le village natal au grand complet. Ensuite les deux couples ont encore cohabité quelque temps dans un appartement (celui où nous nous trouvons), le temps que celui du dessus soit terminé.

En 1999, Nadjet a déposé sa demande de carte d’identité mais en 2000, pour cause d’Intifada, Israël a interrompu toutes les régularisations. Or, pour recevoir la carte palestinienne, il faut d’abord être enregistré par les autorités israéliennes. La situation a commencé à se débloquer en 2007, sans doute sous la pression des Etats-Unis qui insistent périodiquement pour qu’Israël rende la vie quotidienne en Cisjordanie un peu plus facile. « Mon frère aussi a reçu un numéro d’enregistrement, mais il doit venir en personne chercher sa carte et comme il est à Amman, Israël ne le laisse pas entrer sans papiers. » Nadjet ne s’étonne plus de ces absurdités bureaucratiques : elles sont ici le lot quotidien.
D’autres bonnes nouvelles ? « Les trois enfants vont bien et ils travaillent bien à l’école. Mais j’ai dû mettre le plus petit dans une école maternelle privée payante. A l’école publique, il y a trop de violence entre les élèves. Un gosse de 13 ans en a poignardé un autre dans une dispute ! Avec la vie qu’on mène au camp, ce n’est pas étonnant. Et puis, à la sortie des classes, les garçons courent jeter des pierres aux soldats. Les petits ne se rendent pas compte du danger. Plusieurs déjà ont été tués par balles. J’ai mis Nassim dans une école privée pour le protéger, tu comprends ? »

Nadjet me tutoie et me traite en amie. Il y a deux ans, comme elle était encore clandestine, je ne lui avais pas demandé d’interview. Nous avions bavardé à bâtons rompus pendant une heure. Aujourd’hui, nous prenons notre temps. Ou plutôt, Nadjet m’accorde généreusement le sien, malgré la maisonnée qui s’agite autour de nous, les trois enfants qui chahutent au salon, le mari, Bassam, qui vient juste de rentrer d’un voyage en Jordanie, et la belle-mère (tante de surcroît) qui rentre, elle, d’Israël. Dans sa cage, un canari s’égosille. « Les deux autres sont morts à cause des gaz lacrymogènes, ça a fait de la peine aux enfants. » En bas, dans la rue, le marchand de glaces fait entendre une musiquette stridente. Nadjet m’entraîne dans la pièce à côté où les bruits sont un peu assourdis.

La plus mauvaise nouvelle qui a frappé la famille, c’est la maladie de Bassam. Il lui faudrait une greffe de rein. Ses frères se proposent comme donneurs mais il reste encore beaucoup d’étapes : d’abord les tests biologiques pour vérifier la compatibilité, ensuite l’opération. La chirurgie ne peut se faire qu’à l’étranger, en Jordanie, en Egypte ou ailleurs. Et à quel prix ? Bassam est chômeur. Avant, il était ouvrier dans le bâtiment. « Comme il n’avait pas de permis pour Israël, il partait à quatre heures du matin, faisait le grand tour par les montagnes et à six heures et demie il arrivait sur les chantiers du côté de Haïfa. Il travaillait très dur toute la journée et rentrait le soir à neuf heures. C’est comme ça qu’il s’est ruiné la santé. »

Depuis 2006, Bassam ne peut plus entrer en Israël, même en clandestin. Il a essayé de faire le taxi. Avec sa vieille Renault, il emmenait les gens du camp au centre-ville, à 3 kilomètres. Au bout de quelques mois, l’Autorité palestinienne le lui a interdit : son véhicule n’était pas enregistré comme taxi et inadapté au transport de passagers. Bassam se morfondait à la maison, et c’est à ce moment qu’on a découvert son insuffisance rénale. Comme son père est mort de la même maladie, il s’est mis à broyer du noir. « Il disait tout le temps qu’il allait mourir et moi j’essayais de lui remonter le moral, de l’encourager à faire quelque chose, à sortir de la maison, à se soigner par les plantes. Mais dans mon coin, quand j’étais toute seule, je n’arrêtais pas de pleurer. A ce moment-là, j’étais enceinte. Au bout de trois mois, le médecin m’a dit que l’enfant n’était pas viable. Avant de savoir que Bassam était malade, moi, j’avais envie d’un autre enfant. Maintenant je me dis que ça vaut peut-être mieux que je l’aie perdu, ce bébé. Le bon Dieu me pardonne ! Il a fallu aller à l’hôpital pour mon intervention, ça a été dur. Et puis, j’ai envoyé Bassam en Jordanie pour se soigner par les plantes. Il vient de passer trois semaines en cure. Israël interdit d’entrer avec ces plantes alors il a dû rester là-bas pour suivre le traitement jusqu’au bout. »
Comme nous sommes assises sur un canapé à l’écart de la famille, Nadjet se sent plus libre de parler d’elle-même. Bassam, au début, c’était un mariage arrangé par la famille, il lui plaisait bien, « c’était la bonne entente ». Et puis, pendant ces quatre années où elle l’a attendu, l’amour est venu. Onze ans de mariage, ça passe vite.

Bassam, malheureusement n’a pas fait d’études. « Il a quitté le lycée l’année avant le bac. C’était la première Intifada, il s’est jeté dedans à fond. Dans la famille, tout le monde était Fatah, et tu sais, on est tous restés Fatah, même s’il y a des défauts à corriger. Après, Bassam est parti gagner de l’argent en Israël. Ça rapportait assez bien. Du coup, il n’a jamais repris les études. »

Nadjet s’est mariée à 28 ans, c’est tard en Palestine. Ses trois enfants, elle les a eus sans jamais cesser de travailler, ce qui est aussi plutôt rare. Depuis dix ans, elle enseigne la biologie dans le collège d’un village voisin. Dans toute la Palestine, les professeurs se sont mis grève pour leurs salaires et Nadjet participe au mouvement. « Avec 1800 shekels (360 euros), ça ne suffit plus. Le gouvernement vient de décider de nous retirer chaque mois 200 shekels pour la retraite. Ce n’est vraiment pas le moment ! Tous les prix ont augmenté, surtout l’alimentation, et dans les distributions de l’UNRWA, en sucre, en huile, en farine et en riz, on reçoit maintenant moitié moins qu’avant. »

Du coup, les tensions entre l’administration des Nations Unies et la population s’aggravent. Autrefois, l’UNRWA donnait un peu de travail aux chômeurs du camp, trois mois à chacun, en moyenne, à tour de rôle. Mais à la suite d’un incident grave – un directeur a été molesté – toutes les embauches ont été supprimées. Les frères de Bassam aussi sont au chômage. En ce moment, dans la famille, il n’y a que Nadjet et sa belle-mère qui rapportent un salaire. « Une femme de soixante ans, qui a mis au monde treize enfants, qui a peiné toute sa vie ! Soria travaille comme ouvrière agricole, dans une grosse ferme près de Haïfa. Là-bas, elle habite dans une petite maison qu’elle loue avec cinq autres femmes. Elle ne rentre ici que tous les trois mois. Pour la maladie de Bassam, on n’a pas voulu lui dire au téléphone. Elle vient seulement de l’apprendre. » Le sort veut que les champs que Soria cultive se trouvent tout près de son village natal, dans la plaine de Haïfa. La nuit, des hauteurs de Djénine, on peut voir les lumières.

Au camp, selon Nadjet, on n’a jamais connu pareille misère. Depuis que les hommes ne vont plus travailler en Israël, qu’il n’y a plus d’embauches dans les champs, « les gens vivent comme des mendiants. Ça les rend mauvais. » Je lui demande si Hamas et Fatah se sont affrontés ici dans le camp, s’il y a eu des morts. « Non, ça, c’est seulement à Gaza. » Et y en a-t-il beaucoup qui prennent comme Djamal le chemin du fondamentalisme ? « Non, nous sommes tous musulmans. Moi, je crois aussi je crois au paradis et qu’il y a une autre vie après, mais il faut travailler. Passer sa vie enfermé à prier, ce n’est pas ça le vrai islam. L’islam, c’est faire le bien pour sa famille et autour de soi, c’est travailler pour que la vie soit meilleure. »

La nuit était tombée, les derniers taxis collectifs pour Ramallah étaient sûrement déjà partis. Nadjet et Bassam ont insisté pour que je reste dormir chez eux. Tout de même, Bassam a bien voulu prendre sa vieille Renault et me conduire à la gare routière. Pour sortir, Nadjet s’est noué un foulard sur la tête et a vite enfilé un grand manteau. Soudain j’ai aperçu une Nadjet que je ne connaissais pas, celle qui se rend invisible lorsqu’elle sort dans la rue. A la gare routière, Bassam a trouvé par chance un chauffeur qui faisait route vers Ramallah, à vide. De nuit, j’ai traversé en silence tout le nord de la Cisjordanie, 60 kilomètres, trois check points gardés par des militaires frigorifiés. J’aurais pu converser avec le chauffeur, un Palestinien affable, instruit, diplômé en génie civil, et qui parlait bien l’anglais, mais je restais dans mon coin, à penser aux amis de Djénine, à ce qui les attend.

Anne Brunswic
avril 2008

Publié dans le n°26 de LA PENSEE DE MIDI ...

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