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Hommage
Cher oncle Imre
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Cher Oncle Imre,

Permettez-moi, d’abord, de vous adopter comme oncle. Vous êtes né cinq ans après ma mère, deux ans après mon oncle : par la génération à laquelle vous appartenez, je vous range d’emblée parmi les oncles et prenez-le, je vous prie, comme une marque de respect, à la manière des Vietnamiens qui nomment « oncle » les vieux qu’ils vénèrent. Au reste, j’ai eu un oncle hongrois et dois bien avoir quelques cousines du côté de Budapest. Oncle Imre, je vous adopte par sympathie. Mais rassurez-vous, cette adoption unilatérale ne vous engage à rien. Je sais bien que vous êtes un ours plutôt mal léché, que vous n’aimez pas la compagnie des gentilles admiratrices, des belles « écouteuses », des écrivains en herbe, que vous ne recherchez aucun disciple : l’idée même de professer semble vous faire horreur. Pas le moindre Pygmalion ne sommeille en vous. La vue d’un micro ne vous inspire ni ne vous aspire. Il a fallu le prix Nobel de littérature, rien de moins, pour que vous consentiez à jeter deux ou trois choses au vent des médias. Quand on est écrivain comme vous l’êtes, on n’a rien à jeter en pâture à la médiocrité médiante. On écrit et tout est là, dans ces centaines ou ces milliers de pages qu’on laisse après soi, forcément, jour après jour. Rien de ce qu’on dira ne pourra égaler ni même approcher une seule de ces pages. Un écrivain n’a rien à déclarer, vous avez payé pour le savoir.

A la fin d’Être sans destin, le jeune rescapé de 15 ans que vous êtes rencontre dans les rues de Budapest un journaliste qui veut recueillir le récit de son « expérience ». Vous prenez la poudre d’escampette devant ce marchand de scoop. Un autre personnage vous demande si vous avez vu, de vos yeux vu, la chambre à gaz. « Si je l’avais vue, je ne serais pas là pour en parler » lui répondez-vous. L’homme tient enfin sa « preuve ». De retour dans la maison de votre enfance, vous retrouvez un vieil ami de la famille, affable et ventripotent. « Alors, mon garçon, tu reviens de l’Enfer ? » demande-t-il. Et vous simplement : « L’enfer, je ne sais pas comment c’est. Moi, je reviens d’Auschwitz et de Buchenwald ».
Ces trois personnages-là, ce sont trois figures des médias. Le premier, la bienveillance même, est prêt à subvenir à vos besoins tant que vous lui raconterez cette longue et douloureuse histoire qui lui permettra d’alimenter le feuilleton pathétique de son journal. Il se croit sans doute au service de la justice et de la vérité. Le second est un violeur : il ne se nourrit de vous que pour vous rejeter plus vite dans votre néant. Le troisième ne vaut pas mieux que les deux premiers. Il parle à votre place et jette un mot creux et sonore, une métaphore retentissante en lieu et place de vérité. Que sait-il de l’enfer ce vieillard impatient ? Le voit-il comme Dante, comme Breughel l’ancien ? Pense-t-il à « Charon, le nocher de l’Achéron » dont il a appris le nom au lycée, à ces riantes prairies traversées par l’avenue des Champs Elysées ? Imagerie surannée, démonétisée.

Qui veut en 1945 d’un récit véridique, en costumes contemporains, en dialogues d’aujourd’hui, avec un décor de voies de chemin de fer, d’usines, de douches, de fils de fer barbelés électrifiés ? Qui veut entendre une tragédie résolument contemporaine où tout le monde est aveugle, borné, égocentrique, où les protagonistes meurent dans le désordre sans que la justice ait eu le temps de faire le tri entre les méchants, les moins méchants et les presque innocents.

Votre histoire, oncle Imre, n’était pas bonne à dire. Pas davantage à écrire. Dans la seconde partie du Refus, vous racontez comment un jeune journaliste du nom de Köves, licencié de son journal, devient un très médiocre ouvrier ajusteur. Un ami qui lui veut du bien le fait enrôler comme plumitif dans la propagande du ministère de l’industrie. La tâche est si rebutante qu’il refuse cette promotion, demande à redevenir un ouvrier. Ce même ami l’oblige à écrire une comédie qui ne lui inspire que dégoût. Devenu soldat, il est chargé de garder des prisonniers : autre nausée. Sur ces entrefaites, le régime s’écroule, « l’ami qui lui veut du bien » monte à bord d’un camion vers l’étranger et lui (mais c’est bien vous, oncle Imre), refuse de quitter Budapest car ce qu’il a à écrire ne peut l’être qu’en hongrois. Il ne s’agit, on s’en doute, ni d’une comédie galante, ni de dithyrambes à la gloire des aciéries.
Onze ans se sont passés depuis que vous avez quitté Buchenwald et les circonstances n’ont toujours pas permis que vous écriviez ce récit qui pourtant vous habite.

La première partie du Refus se situe vraisemblablement un quart de siècle après la première. C’est un écrivain quinquagénaire, déjà presque vieux, qui parle de lui à la première personne. Cet écrivain lui aussi vous ressemble. Il vit avec sa femme dans le centre de Budapest ; son appartement étroit, étouffant, donne sur une artère bruyante. Il tente de s’isoler pour affronter quelques pages blanches. Mais tout s’embrouille, problèmes de logement, de bruit, de voisins, d’argent : le monde réel est bien trop réel et les boules isolantes dans ses oreilles ne le protègent de rien. Son grand roman des camps, il l’a écrit en y consacrant de longues années mais l’éditeur n’en a pas voulu. C’est grâce au salaire de sa femme, gérante d’un café dans la lointaine banlieue, qu’il survit. L’éditeur n’a pas trouvé assez sympathique le jeune héros de ce récit : il faut dire que ce vaurien ne ressent aucune tendresse pour la piétaille juive d’Auschwitz, n’éprouve aucun sentiment noble, grand, généreux. Il se contente de survivre sans grandeur, de lutter contre la vermine et les poux, d’apaiser les hurlements de son estomac. Médiocre héros, il s’accroche comme un animal au peu de vie qui gémit en lui. L’éditeur, comme le journaliste, comme tous les professionnels de la communication, veut une bonne histoire, « a story » comme on dit à Hollywood. Son histoire n’est pas vendable, ce n’est même pas une histoire. Et l’écrivain quinquagénaire rumine ce refus dans le huis clos de l’appartement encombré où sa femme partie travailler l’a laissé seul.

Vous élevez la rumination au rang de grand art, cher oncle Imre, dans votre Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas. Votre femme (il s’agit d’une autre épouse plus jeune et plus ambitieuse) vous a quitté parce que vous l’avez déçue : elle aussi voulait voir en vous un héros. Puisque vous aviez survécu à la tragédie, que vous étiez revenu du fond du gouffre, qu’elle vous avait choisi, vous étiez nécessairement un héros. Elle se voit l’épouse d’un grand écrivain à succès, elle veut réussir sa vie, réussir son mariage, donc « réussir son mari ». Vous êtes malheureusement l’auteur d’un livre unique et invendable, même pas encore écrit, vous êtes un homme blessé qui ravive sans trêve ses blessures. Si l’on résume votre Kaddish, ce serait « comment Auschwitz a ruiné mon mariage ». Un chef d’oeuvre de mauvaise foi où tout est véridique.

L’écrivain refuse avec obstination toutes les carrières qu’on lui propose : il ne sera pas un journaliste à gages, pas un amuseur à succès, pas un donneur de leçons, pas un marchand de grands sentiments, pas un boutiquier de la tragédie. Il ne sera même pas un héros, à peine une présence, une voix. Cette vérité dont il témoigne, personne ne veut la connaître, pourtant la voilà toute crue : le mal domine l’humanité de toute sa puissance. Le mal est la norme, le bien l’exception.
Vous racontez une seule « histoire de camp » dans votre Kaddish, celle de cet homme qu’on appelait « l’instituteur ». Au moment de la répartition des rations dans le wagon, vous étiez allongé sur un semblant de civière loin de l’entrée. C’est « l’instituteur », vous a-t-on dit, qui a récupéré votre ration. Ensuite, on vous a changé de wagon, adieu la ration. D’avance vous pardonnez à celui qui vous l’a prise ; à sa place, tout le monde en ferait autant. Pourtant quelques heures plus tard, malgré le grand péril, « l’instituteur » a réussi à changer de wagon et à vous rapporter votre ration. A vous croire, c’est la seule chose incroyable qui vous soit arrivée pendant ces treize mois que dura votre déportation. Oncle Imre, vous êtes un prophète de malheur mais j’ai le sentiment que vous dites vrai.
Contre la publicité omniprésente qui barbouille le monde de technicolor, contre l’universelle fiction qui change le moindre récit en roman, vous osez affirmer que les héros sont rares. L’humanité moyenne, que ce soit celle des victimes ou celle des bourreaux, n’est pas composée de héros mais de salauds, de lâches, d’hypocrites, d’opportunistes, d’imbéciles, de gogos. Vous n’aimez pas beaucoup le genre humain. Pour être juste, vous ne vous aimez pas beaucoup vous-même. La seule chose qui vous donne quelque fierté et qui pourrait faire de vous, finalement, un héros, c’est cette belle obstination que vous avez eu toute votre vie à écrire cette intolérable vérité.

Aujourd’hui qu’on vous nobélise, vous soupçonnez encore le malentendu. Est-ce la victime des camps nazis et de la censure communiste qu’on honore ? Ou le prophète de malheur, l’ange annonciateur de la mauvaise nouvelle ? Vos premiers mots prononcés à Stockholm laissent entendre que vous n’êtes pas dupe. Vous vous promenez depuis quelque temps, disiez-vous devant l’académie suédoise, accompagné d’un double qui se marre bien de vous voir devenir un notable. Lui, pas de danger qu’on le nobélise, il sera toujours votre conscience amère et rigolarde.
Cher oncle Imre, si vous ne cessez de vous dédoubler, comment saurai-je retrouver mon oncle adoptif ?

ANNE BRUNSWIC

Février 2003, pour DIASPORIQUES



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