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"L’Argent du charbon", de Wang Bing Smoking or not smoking ![]() L’histoire commence dans le désert de Mongolie intérieure, à proximité d’une mine de charbon à ciel ouvert, sur un plateau balayé par un vent de sable et de poussiers où il est bien difficile d’allumer une cigarette. Le propriétaire de la mine (à gauche avec le casque orange) vend son charbon à des artisans camionneurs qui viennent parfois de fort loin pour l’acheter. Ses affaires prospèrent : la mine qu’il a achetée il y a quelques années a déjà presque doublé de valeur. Le charbon – même de qualité médiocre – trouve facilement preneur. La position des camionneurs (au centre et à droite de l’image) est moins assurée. Leur marge bénéficiaire, amputée par les taxes, les péages, les contraventions, le prix du carburant, les repas et les nuitées sur la route, fluctue fortement en fonction des cours du charbon. Une autre variable a son importance : la qualité de la marchandise car il arrive que dans les veines superficielles, des pierres se mêlent au charbon dans une proportion importante. Les deux chauffeurs qui se tiennent en face du propriétaire en sont à l’étape n°1 du processus : le chargement. Ou plutôt à l’étape zéro puisque leurs camions encore vides stationnent dans une longue file d’attente avant de passer sous la pelleteuse qui remplira leurs remorques des 36 tonnes réglementaires. Ils meublent ce temps mort en parlant business avec le propriétaire, combien ça coûte une mine ? combien ça rapporte ? qu’en est-il des mines dites « privées » avec et sans autorisation de l’Etat ? Cela donne une image comme on ne peut en voir que dans les films documentaires : non seulement le camionneur regarde vers la caméra mais son geste s’adresse directement à celui qui, dans le cinéma de fiction, est sensé ne pas exister. Hors champ, le cinéaste Wang Bing devient partie prenante de la scène. Ne serait-ce qu’à titre de témoin et de narrateur, il fait partie de l’histoire. Situé dans les toutes premières minutes du film, ce plan indique une position de cinéaste et prend position dans le champ du documentaire. Au deuxième visionnement, un détail m’a frappée : alors que les deux personnes situées dans le champ de la caméra acceptent sans parole la cigarette offerte, le cinéaste la refuse. Sans doute a-t-il ses raisons : soit qu’il ait les deux mains occupées à maîtriser sa mini-DV, soit qu’il ne soit pas fumeur, soit que cette marque de cigarettes ne lui plaise pas. Mais dans la suite du film, lorsque les hommes négocient - parfois fort longuement - le prix d’un chargement, les conditions de la vente ou le salaire des manœuvres qui vont vider les remorques, d’autres cigarettes interviennent en silence dans l’histoire et la manière dont elles circulent semble répondre à des codes très précis. Lorsqu’une cigarette est offerte et acceptée, cela vaut consentement : l’affaire est sur le point d’être conclue. Lorsqu’elle est refusée avec une moue de dédain, c’est signe que la négociation est dans l’impasse. Si l’autre puise alors ostensiblement dans son propre paquet, il signifie qu’un point de rupture est atteint. A la fin du film, un degré supplémentaire est franchi lorsqu’un camionneur tire une cigarette de son paquet et se la colle aux lèvres sans en offrir une à son interlocuteur. Celui qu’il fait ainsi mine d’ignorer est un ouvrier qui réclame son dû. Pire qu’une marque de désaccord, le geste du fumeur égoïste apparaît comme une insulte. Revenons à cette première cigarette offerte au cinéaste. Il semble que son refus dise quelque chose sur le rapport que Wang Bing entretient avec ces camionneurs, sur la distance qu’il entend maintenir. Après « le Vieux Meng » dont les affaires se sont en somme vite réglées, Wang Bing accompagne un autre camionneur qui doit écouler un chargement de qualité plus médiocre. Des négociations longues et heurtées le mettent aux prises avec le client – un revendeur qu’on ne trompe pas sur la marchandise – puis avec les ouvriers qu’il doit payer pour vider le camion.
Anne Brunswic article paru dans Images de la culture/CNC n°25
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